Daniel Salvatore Schiffer
Historiques inondations: la solidarité est un humanisme (carte blanche)
Le philosophe Daniel Salvatore Schiffer s’est rendu en province de Liège sur les lieux des inondations qui ont frappé la Wallonie. Il nous confie son ressenti.
Cette contribution externe a été réalisée par Daniel Salvatore Schiffer philosophe, professeur de philosophie de l’art à l’Ecole Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, auteur d’une trentaine d’ouvrages. Ce reportage fera l’objet d’un livre dont les gains seront reversés aux sinistrés.
Voyage au bout de l’enfer ! C’est ainsi que, bouleversé par ce dont j’avais été le témoin en sillonnant en voiture les 29 et 30 juillet dernier, deux semaines après les historiques, calamiteuses et meurtrières inondations (dans la nuit du 14 au 15 juillet) en province de Liège, la route bordant la Vesdre, affluent de la Meuse, j’ai intitulé le premier reportage, publié ce 3 août 2021 sur le site du Vif, que j’avais alors réalisé, entendant ainsi y mener en toute objectivité ma propre enquête sur le terrain, à propos de ce douloureux sujet sur le plan strictement humain.
Ce périple, je l’avais effectué plus précisément encore, longeant donc la vallée de la Vesdre, entre Chênée, commune située aux portes de Liège, et Goffontaine, bourg particulièrement sinistré de Pepinster, en passant, suivant en cela l’itinéraire routier, par les localités, terriblement endommagées elles aussi, de Vaux-sous-Chèvremont, Chaudfontaine, Forêt, Fraipont, Trooz, Prayon et Nessonvaux.
Notre dossier: Inondations, un mois après: l’heure des comptes
Ces tragédies humaines à ne jamais oublier
Je crois toutefois avoir suffisamment décrit, dans ce premier reportage, les énormes dégâts matériels, incalculables, tout autant que l’immense détresse humaine, incommensurable, pour que j’y revienne, au risque de me répéter, encore ici. Aussi est-ce donc sur un deuxième voyage, que j’ai effectué cette fois, ce dimanche 8 août, trois semaines après ces catastrophiques inondations, dues pour la plupart aux diverses rivières en crue, entre Angleur, localité située elle aussi aux portes de Liège, mais sur l’autre rive de la Meuse, en bordure d’Ourthe, et la commune d’Esneux, en passant par celles de Tilff et de Méry, que je souhaiterais centrer à présent, en un deuxième temps, ce nouveau témoignage, dénué de tout calcul politique comme de toute vaine polémique, et donc, empli lui aussi d’une identique compassion, à seule fin, dans son sillage, de ne point voir ces abominables tragédies, autant de drames humains, trop vite oubliées, lorsque l’attention médiatique se sera relâchée et que la mémoire se sera émoussée avec le temps, dans les silencieuses mais cruelles trappes de l’Histoire.
Scènes de guerre: ce qui était hier ne sera plus jamais demain!
Scènes de guerre, ici aussi ! Et, pour longer cette vallée de l’Ourthe, un véritable parcours, à nouveau, du combattant, même si, il faut le préciser, les destructions, quoique certes importantes là également, y sont toutefois moins impressionnantes, hormis dans le grand camping de Méry, que celles ayant ravagé les communes, bourgs et villages bordant la Vesdre.
Comment, toutefois, ne pourrais-je pas m’attarder quelque peu, ici aussi, sur ce vaste camping, justement, de Méry, situé à mi-chemin, à peu près, d’Esneux et de Tilff. Car là, à cet endroit autrefois si paisible et charmant, truffé de discrets mais joyeux pêcheurs à la ligne, où des centaines de caravanes fleuries tenaient parfois lieu de résidence permanente et où de jolies, bien que fragiles, maisons de bois semblaient quelquefois de rêve nonobstant leur apparente modestie, que ce paradis terrestre se transforma effectivement, lors de cette satanée nuit du 14 au 15 juillet dernier, en un autre pan d’enfer sur Terre. Pertes irrémédiables : ce qui était hier ne sera plus jamais demain !
Un champ de bataille: comme un mauvais rêve!
Oui : l’apocalypse, manifestement, était alors passé, aussi, par là ! Un véritable et sordide champ de bataille, désormais, ce camping de Méry, rayé à présent du paysage, lui-même, à certains endroits, méconnaissable tant, ployant sous les décombres, il était dévasté ! Tout, absolument tout, y était saccagé, démoli, chamboulé, renversé dans un invraisemblable tohu-bohu, sens dessus dessous, comme emporté, irrésistiblement, par la furie d’une armée sauvage ! Plus une seule caravane debout ! Plus une seule maison sur pied ! Et les jardins, n’en parlons pas : ils n’étaient plus, atrocement défigurés, qu’un épais tas de boue, gluante et puante, infectée de moustiques et autres bestioles peu ravigotantes, parsemée de charognes pourrissant, les entrailles à l’air, viscères déchiquetées, boyaux sanguinolents et chair purulente, sous les rayons poussiéreux d’un timide soleil.
Un indicible malheur au coeur de l’Europe civilisée
J’ai rarement vu dans ma vie, moi qui ai pourtant jadis vécu certaines des plus horribles tranches de la guerre en ex-Yougoslavie, en Bosnie comme au Kosovo, pareil carnage, pareil malheur, pareille atmosphère de mort, pareille ambiance de fin du monde, au coeur de l’Europe la plus civilisée pourtant ! La désolation y était totale, absolue ! Ce n’était plus, jonchant piteusement le sol encore détrempé et embourbé dans de dangereux glissements de terrain, qu’un amas de carcasses écrabouillées, un amoncellement de maisons éventrées, effondrées comme de vulgaires châteaux de cartes, de murs écroulés, de charpentes branlantes, de toitures pantelantes, de ferrailles pliées et de châssis grinçant au vent, une montagne de planches cassées, de tôles froissées et de briques pulvérisées, des monticules de déchets disparates, de détritus où planaient et croassaient déjà, fendant ainsi ce silence d’autant plus lugubre, des dizaines de corbeaux, funeste présage, affamés. Immonde ! Un spectacle hallucinant, inimaginable, à peine concevable, où la gorge se noue, la poitrine se serre, le ventre de tord, le coeur saigne et la raison chancelle, animée par la seule envie de fuir désormais, tenaillée même par une sorte d’indéfinissable peur face à semblable chaos, ce véritable cauchemar !
Honte aux pilleurs!
Mais le plus terrifiant, peut-être, en cet apocalypse, fut de découvrir ce jour-là, en plein après-midi d’un dimanche d’été, une bande de ferrailleurs qui s’étaient introduits par effraction, en braillant, dans ces maisons désertes, abandonnées à la hâte, afin d’y piller, voler en toute impunité, tout ce qu’ils pouvaient pour, fuyant ensuite avec un bulldozer déglingué sur lequel ils avaient amassé leur piètre butin, aller alors le revendre – suprême honte – à quelques receleurs improvisés pour cette triste, quoique visiblement rentable pour eux, circonstance. J’avoue que là, accompagné par ma seule, fidèle mais intrépide femme, je ne me sentis guère rassuré, même si ces malfrats, pris en flagrant délit et surpris par ma soudaine apparition, présence aussi gênante qu’indésirable, s’évanouirent aussitôt dans la nature, comme un seul homme, leur chef en tête, lorsqu’ils m’aperçurent. Je ne les revis plus !
Les blessures de la vie
Et puis encore, inscrites ça et là sur les façades des rares habitations encore debout, mais dont, désormais insalubres, aucune d’entre elles n’était cependant intacte, ces nécessaires, précieuses et dérisoires à la fois, injonctions de la police à destination des différentes entreprises de démolition et diverses compagnies d’assurance : « ne pas démolir ; expertise à faire ». Autant de très douloureuses blessures, comme une lancinante piqûre de rappel, au creux de ces vies brisées, pareilles à des plaies encore ouvertes, par un aussi cruel, impitoyable et aveugle sort !
Admirable compassion: les nouveaux misérables en leur indéfectible dignité
D’où, confronté à pareille souffrance, semblable détresse humaine, cette question qui encore aujourd’hui, pressé par l’urgence de la situation, taraude mon esprit, y instillant même, face à mon impuissance devant pareille catastrophe, un vague mais prégnant sentiment de culpabilité : comment venir en aide, concrètement, à ces malheureux ? comment apporter encore, lorsque l’on a tout perdu en l’espace d’une poignée de minutes à peine, quelque soutien, secours matériel ou réconfort moral, à ces sinistrés, nouveaux misérables par-delà leur indéfectible dignité, des temps modernes ?
Cette solidarité, je l’ai vue magnifiquement à l’oeuvre notamment, ce 8 août dernier toujours, à Angleur, où, située donc en bordure d’Ourthe, j’ai rencontré, se dépensant sans compter parmi les stigmates encore visibles de ces terribles inondations, des bénévoles, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, venus expressément, entre autres, de Flandre et, plus exactement encore, des communes, dans le Limbourg, de Tessenderlo, Bree et Beringen, ainsi que du village, en Flandre Orientale, d’Asper. Werner – c’est ainsi qu’il se prénomme – en est l’infatigable, dévouée mais discrète, cheville ouvrière, avec, accompagné de près de 80 camarades, anonymes eux aussi, son humble mais efficace association humanitaire, sans but lucratif ni organisation officielle : des bénévoles qui, ayant réussi à récolter pas moins de 60.000 euros pour l’occasion et munis d’un food-truck rempli de nourriture et de boissons, de frites et de saucisses, de sandwichs et de crêpes (en plus de produits de nettoyage, de matériaux d’entretien et de jouets pour enfants), distribuaient ainsi gratuitement à manger, avec parfois plus de 300 repas par jour et en des files quelquefois interminables, aux sinistrés de cette zone fortement endommagée, hélas endeuillée également, par ces pluies torrentielles de la mi-juillet. Admirable !
L’union fait la force: Wallons et Flamands réunis pour le meilleur
Oui : admirable cette solidarité, sans autre intérêt qu’aider son prochain, où Flamands et Wallons se voient ainsi réunis, en une même et seule chaîne humaine, guidés là, sans la moindre dissension politique ni frontière linguistique, et où seul le coeur parle, par un rare sens civique, glorieux apanage des meilleurs citoyens d’une nation ! Davantage : c’est la noble et belle devise de la Belgique elle-même – « l’union fait la force » – qui, en ces temps d’indicible adversité, se voit ainsi, au faîte de cette très louable oeuvre de simple mais héroïque bienfaisance, magnifiée ! Chapeau bas : c’est là, en cette haute humanité, que le peuple belge, en son ensemble, est le plus grand ! Car, oui, une main tendue, un sourire esquissé, un regard amical, une voix chaleureuse : cela n’a pas de prix pour un désespéré ! Honneur, donc, à ces anonymes bénévoles, et grâce leur soit rendue ! Ils méritent, à n’en pas douter, tout notre respect, profond et authentique, bien plus encore qu’une médaille, fût-elle, comme on leur souhaite très sincèrement, royale !
Honneur à tous ces anonymes bénévoles!
Et puis, animé par un même esprit, comment ne pas citer encore, dans ce formidable élan de solidarité et ses multiples oeuvres caritatives, le brave et courageux Luc, Wallon de Dison (localité attenante à la ville de Verviers), qui, secondé en cela par sa tout aussi généreuse fille, Lucie, se démenait comme un beau diable, lui aussi, pour, conduisant sans relâche son petit mais vaillant food-truck également, amener aux quatre coins de ces régions sinistrées des centaines de plats chauds et préparés, tous offerts eux aussi, afin que ces déshérités puissent manger à leur faim. Et, encore, cette autre société hollandaise qui, quant à elle, avait installé en plein centre d’Angleur, place Andrea Jadoulle, une structure mobile de sanitaires, douches et wc, afin que ces mêmes déshérités puissent se laver correctement ou aller aux toilettes décemment !
Un mois après ces historiques inondations: reste un grave problème de santé publique
Reste que, nonobstant ces ultimes et diverses initiatives, où la bravoure des populations civiles pallient le plus souvent, fort heureusement, à l’absence des responsables politiques, un grave problème de santé publique, d’hygiène et de sécurité, continue, un mois après ces historiques inondations, à se poser dans ces nombreuses et vastes régions sinistrées, à l’instar, précisément, d’Angleur.
Car là, à quelques centaines de mètres seulement de son centre, jouxtant la bretelle de l’autoroute vers les Ardennes mais caché par les infrastructures d’un pont de chemin de fer, et donc à peine visible pour qui ne prend pas la peine de parcourir diligemment les alentours, se trouve, sur une longueur de trente mètres au moins, une hauteur de cinq mètres et une largeur de dix mètres environ, une immense décharge d’ordures, de gravats en tous genres, de détritus souillés et de déchets épars, dont, outre une myriade de sacs de poubelle en plastique, des milliers d’appareils électroménagers broyés (frigos, lave-vaisselles, fours électriques ou à micro-ondes, lave-linges, séchoirs, poêles et marmites, grille-pain, cafetières, bouilloires, chaudières, boilers, bombonnes, citernes à mazout, réservoirs d’essence, etc.) et des centaines de meubles fracassés (armoires, buffets, tables, chaises, bureaux, fauteuils, divans, canapés, bibliothèques, télévisions, lits, matelas, portes, cadres, ordinateurs, téléphones, convecteurs à gaz, radiateurs électriques, baignoires, jouets, etc.) : autant d’innombrables, affligeantes, désastreuses et pestilentielles traces, où pullulent rats et souris, de ce cataclysme sans nom !
Un énorme et très onéreux défi logistique pour la reconstruction des régions sinistrées
J’imagine dès lors – c’est là l’une des pires conséquences possibles face à cette indescriptible saleté – le danger d’épidémie, d’apparitions de maladies, contagieuses ou non, qui pourraient malheureusement toucher ainsi, à court ou moyen terme, les habitants, déjà suffisamment éprouvés (y compris pour certains d’entre eux, ajoutant là malheur au malheur, par la Covid-19), d’Angleur… Autant dire que ce sera certes aussi un énorme et très onéreux défi logistique que de reconstruire, durant de longues et pénibles années probablement encore, tout cela !
Leçon de vie, sinon de mort: la solidarité est un humanisme
Mais, souhaitant, pour ma modeste part, terminer ce deuxième reportage, concernant ces gigantesques et meurtrières inondations en province de Liège, sur une note plus positive, afin de redonner peut-être aussi par là quelque maigre mais précieux espoir, à défaut de réelle consolation, à cette foule de sinistrés, qu’il me soit permis de dire, enfin, que cette immense solidarité, emblématique de tout un peuple, que j’ai vu ainsi à l’oeuvre, en cette portion d’enfer sur Terre, est aussi, pour paraphraser ici le titre (« L’existentialisme est un humanisme« ) de l’un des livres les plus célèbres et représentatifs d’un philosophe tel que Jean-Paul Sartre, un humanisme. C’est là, assurément, la plus belle et grande leçon, aussi magistrale qu’inestimable à bien des points de vue, mais avant tout sur le plan moral – éthique, dans l’acception kantienne du terme, mâtiné du sens du devoir collectif tout autant que de la responsabilité individuelle -, de cette colossale, infinie, tragédie humaine !
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