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Histoire économique de la Belgique: « Ils n’auraient jamais dû nous laisser entrer dans l’euro »

Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Depuis que notre pays est entré dans la zone euro en 1999, nous sommes condamnés à suivre la politique économique de nos voisins de l’est. Toute autre voie conduit inévitablement à une impasse. C’est ce que déclare l’économiste Eric Buyst : « Économiquement, la Belgique est une province de l’Allemagne. Il est temps que nos politiques l’admettent. »

Les historiens Erik Buyst et Kristof Smeyers ont écrit le livre « Het gestolde land, een bijzonder lezenswaardige economische geschiedenis van België » (Le pays figé, une histoire économique particulièrement digne d’être lue de la Belgique). Leur conclusion ? Depuis la Première Guerre mondiale, notre politique économique consiste à « se contenter de demi-mesures ».

ERIK BUYST: Avant la Première Guerre mondiale, c’était l’inverse qui était vrai. La Belgique était une grande puissance industrielle. Le monde était à nos pieds.

KRISTOF SMEYERS: Nous sommes sortis traumatisés de la guerre. Toute notre économie était pour ainsi dire détruite. Par manque de confiance, nous n’avons plus misé que sur les institutions internationales.

BUYST: Le protectionnisme des années vingt et trente a été funeste. Comme nous étions repliés sur nous-mêmes, nous avons manqué la deuxième révolution industrielle et nous nous sommes uniquement braqués sur la Belgique et le Congo. Notre infrastructure n’a été renouvelée que dans les années soixante, quand les investisseurs étrangers qui ont redécouvert la Belgique. Ils nous ont donné une industrie automobile, un secteur chimique et une production de biens de consommation. Nous n’en étions pas capables – une constatation douloureuse. Nous n’avons pas Shell, comme les Néerlandais, ou Nestlé comme les Suisses.

On en voit toujours les cicatrices. À présent que les entreprises venues ici dans les années soixante, telles que Caterpillar et Ford, disparaissent peu à peu, nous avons à nouveau un tissu industriel vétuste. Nous avons besoin de nouvelles industries. Malheureusement, la Belgique n’est plus aussi attrayante pour les investisseurs. Cette fois, nous allons devoir nous en charger nous-mêmes. Notre conservatisme technologique pourrait bien nous jouer des tours. Nous avons cru trop longtemps à la technologie à la vapeur, au charbon et à l’acier. Aujourd’hui, nous risquons à nouveau de nous cramponner à des technologies auxquelles d’autres pays ont déjà renoncé.

Et si une entreprise belge souhaite innover, à l’instar de Lernout & Hauspie, ça tourne à la farce.

BUYST: Il va de soi qu’une nouvelle technologie doit être au point avant de la développer et de la commercialiser. Plusieurs entreprises de biotechnologie et de software s’en sortent bien. Surtout autour de Louvain, où s’installent de nombreux spins off de l’université. Espérons qu’il n’y ait pas de second Lernout & Hauspie. (sourire)

SMEYERS: Reste à voir si les entreprises qui se développent ici demeureront en Belgique. Les start-ups belges sont souvent reprises par des investisseurs étrangers. Beaucoup de grandes entreprises belges ont déjà été absorbées par des magnats étrangers. Suez domine le marché de l’énergie belge. Côte d’Or fait désormais partie du groupe américain Mondelēz International et Godiva a été repris par le groupe turc Ülker.

BUYST: Peu d’entreprises belges jouent un rôle international significatif. Peu d’investisseurs osent investir dans de grandes entreprises. Les Belges n’aiment pas trop sauter dans l’inconnu. Ils restent coincés dans l’argile.

Il y a longtemps maintenant qu’on parle de l’économie du partage, de l’uberisation et de la montée de free-lance. Vivons-nous aujourd’hui une transformation économique spectaculaire ?

SMEYERS: Je ne pense pas. Ces cent dernières années, ces accélérations ont rarement eu un impact permanent. Généralement, elles sont endiguées par le système existant.

BUYST: Dans les années soixante, l’économie a changé beaucoup plus radicalement. La différence, c’est qu’aujourd’hui les groupes touchés par les nouvelles évolutions, tels que les chauffeurs de taxi le sont par Uber ou le secteur de l’horeca par Airbnb, font beaucoup de bruit et reçoivent beaucoup d’attention- parfois à juste titre. Ces quinze dernières années, seule une chose m’a vraiment surpris : la vitesse à laquelle les usines comme Caterpillar ont disparu. Cela ressemble au déclin des mines de charbon, à la différence qu’à l’époque l’Etat est intervenu à coup de subsides.

SMEYERS: Cette évolution est en cours depuis longtemps. Dans les années septante, les entreprises métallurgiques fermaient déjà dans la vallée de la Meuse. En 1980, il ne restait de Cockerill que l’usine liégeoise. Renault Vilvorde a fermé en 1997, Open et Ford ont suivi et en 2003, Philips a quitté Hasselt. Depuis la crise pétrolière de 1973, l’activité industrielle en Belgique a baissé de près de 20%. Seul le Royaume-Uni, cet autre chef de file de la première révolution industrielle, a fait pire. Les conséquences sont également visibles sur notre marché du travail : les chiffres du chômage sont plus ou moins stables, mais relativement élevés. Surtout dans les anciens noyaux industriels.

Après chaque départ, on repose la même question : l’industrie en Belgique a-t-elle encore un avenir ?

J’espère que oui. N’oublions pas que notre secteur de services dépend en grande partie de l’industrie. Nous avons encore d’importantes industries, telles que l’industrie alimentaire et le groupe d’usines chimiques à Anvers. Et l’export de nos biens est toujours beaucoup plus important que l’exportation de nos services. Le secteur de services financier a été indépendant un moment, mais aujourd’hui, il n’est plus qu’une ombre de ce qu’il était il y a dix ans.

Le pays figé est une histoire économique, mais qui se lit aussi comme une histoire politique de la Belgique. Etait-ce inévitable ?

SMEYERS: Depuis l’indépendance belge, les mondes financier et politique ont toujours été étroitement imbriqués. Avant la Seconde Guerre mondiale, on parlait parfois de gouvernements de banquiers. Mais avant la crise de 2008, il y avait toujours beaucoup de politiciens dans l’administration des banques.

BUYST: L’entrée de la Belgique dans l’Union monétaire européenne jouait un rôle important. Nous avons tous sous-estimé ce que signifierait cette décision politique pour notre économie. Depuis, économiquement, la Belgique est une province de l’Allemagne. Il est temps que nos politiques l’admettent. Ils aimeraient bien les avantages d’une union monétaire, tels que la stabilité et des taux bas pour notre dette publique. Ils ne veulent pas abandonner leur autonomie, mais ils l’ont perdue de fait. Notre politique salariale ne peut différer de l’allemande. Idem pour notre sécurité sociale.

N’est-ce pas un peu fataliste ?

BUYST: Il n’y a pas d’alternative. Même si l’Union européenne fonctionnait mieux et qu’on prenait les décisions pour la zone euro à Bruxelles, et non à Berlin, ce serait le pouvoir économique allemand qui l’emporterait. Nous pouvons peut-être modifier certains éléments, mais essentiellement, c’est la volonté allemande qui prévaut.

Alors que beaucoup d’économistes prétendent que c’est la politique d’économies allemande qui a approfondi la crise.

BUYST: Je suis tout à fait d’accord. Mais nous n’avons pas le choix. Manifestement, on ne peut faire changer les Allemands d’avis. On ne peut qu’essayer de limiter les inconvénients du modèle allemand, tels que l’inégalité croissante, c’est tout ce qu’on peut faire.

Était-ce une bonne idée de lancer l’euro? Les serpents monétaires comparables tels que l’étalon-or ou le système de Bretton Wood ont mal fini.

SMEYERS: Les pays doivent s’accorder. Ce n’était pas le cas pour l’euro. Une union monétaire s’accompagne d’une union fiscale, mais dans les années nonante, personne ne s’est attardé sur ce sujet.

BUYST: On a évidemment laissé entrer trop de pays. Les pays méridionaux sont incapables de s’adapter à ce modèle allemand. Leur population a du mal, et se venge dans l’isoloir. En fait, nous n’aurions même jamais dû laisser entrer la Belgique dans l’euro, même si nous devons beaucoup à l’union monétaire. Peu de gens réalisent à quel point la crise bancaire a touché la Belgique : toutes nos grandes banques ont eu des problèmes. Si nous avions encore eu le franc belge, il aurait probablement traversé une période difficile. Mais juste après l’instauration de l’euro, nous avons eu l’illusion d’avoir « terminé », alors que le vrai travail ne faisait que commencer. Les gouvernements Verhofstadt auraient dû beaucoup plus éponger la dette publique, et instaurer une série de réformes pour respecter les règles européennes. Si nous avions attaqué le problème du vieillissement il y a quinze ans, la pilule serait mieux passée pour tout le monde. À présent, le gouvernement actuel est obligé de prendre des mesures douloureuses : augmenter l’âge de la pension, c’est drastique. Nous n’agissons que quand nous sommes dos au mur.

Est-ce typiquement belge? Aucun politique n’est enthousiaste à l’idée de retirer un acquis à ses électeurs.

SMEYERS: Ce n’est pas dû uniquement à nos politiques. Nous, les citoyens, nous en avons fait une caricature. Nous rions même de l’inefficacité de nos gouvernants.

BUYST: Nous traitons effectivement nos politiques beaucoup trop à la légère. Les Belges auraient intérêt à s’inspirer du calvinisme néerlandais ou allemand : travailler dur, vivre parcimonieusement. La Flandre souffre d’ailleurs également de la maladie belge.

Vous esquissez une image très sombre de l’économie belge.

SMEYERS: La Belgique est un pays figé, mais un pays peut aussi se défiger. Nous ne voulions pas écrire de livre pessimiste. Nous avons étudié ce qui ne va pas structurellement, mais du coup on voit ce qu’il faut faire.

BUYST: Je suis quelqu’un de fondamentalement optimiste. Nous devons uniquement faire en sorte de jouer un rôle significatif dans les nouveaux secteurs de biotechnologie et de robotique. Alors, on serait bon pour une génération ou deux. Mais si c’est une histoire comme le smartphone – développé aux États-Unis, produit en Chine et la seule chose que font les Européens, c’est l’acheter – nous aurons de sérieux problèmes.

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