" Hergé n'est jamais devenu mystique ou antireligieux, comme le prétendent certains exégètes. " © REPORTERS

« Hergé était plus spirituel que religieux »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Déjà auteur d’une dizaine d’ouvrages consacrés à l’oeuvre d’Hergé, le tintinologue Bob Garcia signe Tintin, le Diable et le Bon Dieu, un décryptage minutieux des croyances mises en scène dans les aventures du petit reporter.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris au cours de votre recherche sur les thèmes religieux abordés dans les aventures de Tintin ?

Hergé était plus spirituel que religieux. Néanmoins, dans son oeuvre, les allusions à l’Ancien et au Nouveau Testament, et aux valeurs chrétiennes en général, sont nettement plus nombreuses que ce que j’avais imaginé. Retrouver toutes ces références a été un véritable travail de bénédictin, d’autant que j’ai aussi répertorié tous les clins d’oeil aux autres croyances, mythes et superstitions. Ainsi, pour le christianisme, les expressions et interjections telles que  » Dieu soit loué ! « ,  » Dieu vous entende  » ou  » A la grâce de Dieu  » sont légion dans le vocabulaire hergéen.  » Mon Dieu ! Ils vont enfoncer la porte « , s’exclame Tintin quand les Soviets tentent de pénétrer dans sa chambre. Haddock dit  » A Dieu vat ! « , locution empruntée à la langue des marins, quand il décide de traverser la chute d’eau dans Le Temple du soleil. Le royaume céleste veille sur la saga tintinesque :  » O ciel ! « ,  » Juste ciel ! « ,  » Plût au ciel « ,  » Fasse le ciel « . Mais le mal rôde lui aussi :  » Diable ! « ,  » Par tous les diables ! « ,  » Que le Diable l’emporte ! « ,  » Ce n’est pas un homme, c’est un démon !  »

Il est beaucoup question du Bien et du Mal dans les 24 albums. De simples histoires de bons et de méchants ?

En fait, le Diable et le Bon Dieu se disputent les consciences, reflets des tiraillements et des doutes de l’auteur. La démarcation entre le Bien et le Mal n’est pas toujours une ligne claire : le général Alcazar, apparu dans L’Oreille cassée, est-il un  » gentil  » ou un  » méchant  » ? Les amis d’hier peuvent trahir, comme Pablo, présent dans le même album, puis dans Les Picaros. Ceux en qui l’on faisait confiance s’avèrent être des traîtres, comme Frank Wolff dans la saga lunaire, mais finissent par se racheter. Celui qui était prêt à vous tuer, tel le pilote Piotr Szut dans Coke en stock, sera le premier à vous venir en aide l’instant d’après, dès lors que l’on pardonne et qu’on lui laisse sa chance. Haddock lui-même peut s’avérer dangereux et violent, même s’il a  » le coeur sur la main « . Le match entre Bien et Mal est tout aussi serré dans la vie d’Hergé que dans ses BD : dans Tintin au Tibet, il rêve de blancheur et de pureté, alors qu’il est en train de vivre une séparation conjugale difficile et qu’il se sent attiré par une femme beaucoup plus jeune que lui, Fanny Vlamynck, coloriste aux Studios Hergé depuis 1956.

Les allusions bibliques sont nombreuses dans l’oeuvre d’Hergé. Lesquelles sont les plus explicites ?

© SDP

L’image biblique du combat de David contre Goliath est récurrente dans les aventures de Tintin. Dès Les Soviets, le petit reporter se bat contre un cosaque deux fois plus grand que lui. Dans l’épisode congolais, il provoque un buffle  » en combat singulier « . Il parvient aussi à assommer un taureau à l’aide d’une fronde de fortune. Milou pose alors sur la dépouille et commente :  » Je crois que cela ferait un beau projet de statue : « David ayant vaincu Goliath ».  » Dans L’Ile noire, Tintin tente d’assommer le gorille Ranko en lui jetant une pierre à la tête. Autre clin d’oeil à la Bible hébraïque : dans Tintin au Congo, le reporter sépare deux jeunes gens qui se disputent un canotier. Il leur prend et le découpe en deux parties :  » Je ne veux pas de querelles ici !  » Les protagonistes repartent réconciliés, chacun portant un demi-chapeau sur la tête. Milou commente :  » Voilà Tintin qui joue son petit Salomon.  » Une allusion au récit du premier livre des Rois, dans lequel Salomon règle un différend entre deux femmes qui se disputent un bébé :  » Partagez l’enfant vivant en deux et donnez-en la moitié à chaque femme « , ordonne le roi. L’une d’elles renonce alors au bébé plutôt que de le voir mourir.

Le prophète Philippulus, perché au grand mât de l’Aurore dans L’Etoile mystérieuse, n’est-il pas le personnage le plus  » biblique  » des aventures ?

Mieux : la scène où Tintin, équipé d’un porte-voix, se fait passer pour  » Dieu le Père  » et ordonne au pseudo-prophète de  » redescendre sur terre  » est de toute évidence une transposition du récit biblique de L’Echelle de Jacob. Dans la Genèse, le patriarche Jacob rêve qu’il voit une échelle dressée vers le ciel. Dieu se trouve en haut et s’adresse à Jacob, effrayé. De même, dans l’esprit dérangé de Philippulus, c’est Dieu qui s’adresse à lui, et il lui obéit. Par ailleurs, à plusieurs reprises dans L’Etoile mystérieuse, le prophète annonce le châtiment divin :  » Faites pénitence ! La fin des temps est venue !  » Tintin est marqué par ces imprécations : à la fin du récit, sur l’aérolithe tombé dans l’océan Arctique, il reste hanté par l’image du prophète proférant ses menaces. Ces scènes de malédictions renvoient au Nouveau Testament : la  » colère de Dieu « , châtiment surnaturel, est mentionnée une vingtaine de fois dans la Bible chrétienne, en particulier dans l’évangile de Jean, l’épître aux Romains et l’Apocalypse.

Hergé a-t-il délaissé les valeurs chrétiennes pour s’abandonner aux superstitions et autres  » forces obscures « , pour reprendre le titre d’un hors-série publié en 2013 ?

C’est une idée répandue que je conteste. Certes, Hergé était superstitieux et consultait volontiers les voyantes, comme l’indique Pierre Assouline dans sa biographie du père de Tintin. Mais surtout, ses scénarios ont subi l’influence de ses proches collaborateurs. Le fantastique ne serait sans doute jamais entré dans la saga sans l’apport d’E.P. Jacobs et de Jacques Van Melkebeke, coscénaristes de l’ombre pour L’Etoile mystérieuse et Les 7 Boules de cristal. Ils ne sont probablement pas étrangers à l’apparition du pendule de Tournesol et autres phénomènes paranormaux. Pour autant, Hergé n’est jamais devenu mystique ou antireligieux, comme le prétendent certains exégètes. Quand il imagine des extraterrestres dans Vol 714 pour Sydney, il surfe surtout sur l’engouement médiatique pour les ovnis. On retrouve d’ailleurs dans cet album les mêmes valeurs chrétiennes que dans les premiers : poussé par un élan de charité, Haddock glisse un billet de cinq dollars à Carrédas, qu’il prend pour un clochard.

Votre personnage principal préféré de la série ?

Comme la majorité des tintinophiles, je vote pour le capitaine ! Haddock est un homme dévoué, qui joue son rôle d’apôtre de Tintin. Il ne cache pas son admiration pour la bravoure du reporter. Quand, dans Vol 714, Tintin retourne dans le volcan en éruption pour sauver la vie du professeur Tournesol, le capitaine, qui le voit revenir de cet  » enfer « , est une fois encore admiratif :  » Mille sabords ! Il a réussi ! Quel type quand même, ce Tintin !  » Mais c’est un apôtre qui doute. Il est attiré par le côté obscur. Quand il a des tentations d’alcool, il est tiraillé entre un petit ange Haddock et un diablotin Haddock. La religion, encore et toujours !

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