Habitat partagé: un label, enfin ?
Vivre sous le même toit qu’une autre famille n’est pas simple en Belgique. Pourtant, ce type de logement s’avère une solution d’avenir. Mais il subsiste de nombreux freins qu’un label pourrait lever. Pour cette législature ?
Que ce soit un senior qui propose un logement à un étudiant, une famille qui héberge un senior, deux familles monoparentales qui habitent ensemble, plusieurs jeunes qui logent sous le même toit, l’habitat partagé a le vent en poupe. La demande ne cesse, en tout cas, d’augmenter, surtout dans les grandes villes. Depuis des années, les formules font florès : habitat intergénérationnel, kangourou, logement solidaire, habitat groupé, cohousing… Les motivations sont diverses : briser la solitude, éviter la maison de repos, établir une solidarité collective entre précarisés, vivre de manière plus écologique et économique, etc.
L’essor des modes alternatifs d’habitat s’explique surtout par la crise du logement.
La multiplication de ces modes alternatifs d’habitat s’explique surtout par la crise du logement et l’évolution démographique. La Région bruxelloise, où la demande dépasse de loin l’offre de logements disponibles, a connu une augmentation de plus de 15 % de sa population ces deux dernières décennies. En Région wallonne, huit communes sur dix voient leur nombre d’habitants croître. Les divorces – près de trois mariages sur quatre – entraînent aussi un besoin en nouveaux logements individuels.
Par ailleurs, la précarité ne diminue pas. Au contraire. Le nombre de bénéficiaires du RIS (revenu d’intégration sociale) dans la population des 18-24 ans augmente lentement mais sûrement sur le long terme, surtout à Bruxelles (+ 73 % en dix ans) mais aussi en Wallonie. Idem pour les seniors qui perçoivent la garantie de revenu pour les personnes âgées : le pourcentage des bénéficiaires de la Grapa est passé de 8 à 12 %, dans la capitale, ces dix dernières années. Au taux isolé, ces allocataires sociaux consacrent environ les deux tiers de leur budget à louer un appartement ou une chambre. Il faut dire que les loyers ont triplé en trente ans à Bruxelles, où le logement social ne représente que 8 % du parc immobilier total, alors que 70 % des locataires pourraient y prétendre.
Le constat est clair : même s’il ne constitue pas une réponse universelle à la crise du logement, l’habitat partagé a de l’avenir. Il pourrait même se développer bien plus vite qu’actuellement, si une série d’obstacles, connus de longue date, étaient levés. Le plus évident : celui du statut de cohabitant, au sens des législations sociales. Introduit en 1981 dans l’assurance chômage pour des raisons budgétaires, ce statut spécifique à la Belgique influence les rentrées financières des personnes qui vivent sous le même toit, du moins si l’une d’entre elles est allocataire social (chômage, RIS, Grapa, allocation aux personnes handicapées…). Autrement dit, les revenus de remplacement diminuent – de plusieurs centaines d’euros, en fonction des situations – lorsqu’on habite ensemble et qu’on perd son statut d’isolé.
Sus au statut cohabitant !
La Ligue des familles en a fait son cheval de bataille, en cette année électorale, et lancé la campagne » Ensemble sous le même toit « . Avec d’autres associations, elle revendique la suppression du statut de cohabitant qu’elle considère comme une injustice flagrante, surtout à l’égard des femmes, plus nombreuses à tomber sous le coup de ce statut. Pour la Ligue, » la liberté de partager son toit avec d’autres personnes et d’avoir une vie de famille avec elles est un droit fondamental « . Or, le régime actuel pénalise les allocataires sociaux qui choisissent la solidarité pour aider un parent ou, autre exemple, des mamans seules avec enfants qui décident d’habiter ensemble pour accéder à un logement plus décent ou encore une personne handicapée qui accueille son fils qui ne trouve pas d’emploi.
Plusieurs associations de logement intergénérationnel et solidaire sont également montées au front. Peu avant les élections, Ceco Home Sharing, 1toit2âges, Coloc’Actions, Pass-âges, Angela.D et la secrétaire générale d’AGE Platform Europe ont envoyé un mémorandum aux chefs de file bruxellois et fédéraux des partis politiques francophones dans l’espoir de voir disparaître les entraves aux initiatives d’habitat alternatif. Leur première cible : le statut cohabitant. » L’enjeu est social bien sûr, souligne Stéphanie Wouters, de la toute jeune asbl Ceco, mais aussi environnemental. Les habitats partagés permettent d’optimiser le parc résidentiel pour un coût collectif moins élevé : pas de nouvelles constructions, rénovation éventuelle du bâti existant, maintien des seniors chez eux avec toutes les conséquences que cela peut avoir au niveau de leur bien-être et donc de la sécurité sociale. »
Les réactions des partis ont été, pour beaucoup, décevantes : aucune réponse de DéFI et du PTB, un simple accusé de réception de Françoise Schepmans pour le MR bruxellois, la promesse d’étudier le dossier au CDH. Au PS, Rudi Vervoort et Paul Magnette ont répondu que l’individualisation des droits sociaux faisait partie de leurs objectifs, notamment pour faciliter les formes collectives de logement. Ecolo a renvoyé à son programme qui prévoit aussi de supprimer le statut cohabitant. Une telle mesure risque d’être difficile à négocier dans les futures majorités, d’autant que son impact budgétaire se chiffrerait en centaines de millions d’euros.
Même salle de bains ?
En attendant, c’est le règne du bricolage face à un imbroglio administratif. Pour les bénéficiaires du chômage ou du RIS, l’Onem et le CPAS examinent au cas par cas s’il s’agit de cohabitation, soit si les » personnes vivent ensemble sous le même toit et règlent principalement en commun les questions ménagères « . » Pour les personnes âgées, le critère est non pas factuel mais administratif, relève Nicolas Bernard, professeur de droit aux facultés Saint-Louis. Le simple fait qu’une autre personne soit domiciliée à la même adresse que le senior entraînera d’office une diminution du taux majoré de sa Grapa. »
Chez 1toit2âges, on s’est résigné. » Nous ne voulons prendre aucun risque pour les pensionnés, dès lors nous ne retenons que les binômes seniors-étudiants, pour autant que ces derniers restent domiciliés chez leurs parents « , informe Claire de Kerautem, la directrice de cette asbl qui a ainsi créé plus de 2 300 binômes intergénérationnels depuis dix ans. Pour les autres formules de logement partagé, c’est l’insécurité juridique. Dans les faits, les institutions sociales, qui ont une grande marge d’appréciation, épinglent souvent les colocataires sous le statut cohabitant, en se basant sur le rapport de l’agent de quartier qui a entériné la domiciliation. A ceux-ci de démontrer ensuite qu’ils ne partagent pas la même salle de bains, la même cuisine, le même lave-linge, qu’ils ne font pas leurs courses en commun…
En octobre 2017, dans un arrêt très commenté concernant la situation d’un chômeur, la Cour de cassation a tout de même mieux balisé la notion de cohabitant. Elle a fixé une liste précise de critères à contrôler amenant l’Onem à revoir sa copie. » Cet arrêt n’a bien sûr pas de portée générale. Cela dit, on pourrait sans doute faire valoir un telle jurisprudence pour un cas de RIS, mais pas pour un bénéficiaire de la Grapa majorée « , analyse le professeur Bernard. En tout cas, il n’en a pas fallu davantage pour convaincre la commune d’Auderghem, favorable aux logements partagés, de tenir compte de cet arrêt et de modifier la procédure d’inscription dans le registre de population.
Le formulaire de police y a été officiellement expurgé, le 27 juin dernier, de constatations requises par le SPF Intérieur (utilisation commune de la cuisine, de la salle de bains…). Les personnes sont désormais inscrites dans les registres d’Auderghem en tant qu’isolé ou cohabitant sur la base de leur seule déclaration. » Vu que la Cour de cassation exige une enquête plus substantielle, nous ne pouvons plus nous faire les auxiliaires des administrations sociales « , justifie l’échevin de l’Urbanisme Alain Lefebvre (DéFI). La bourgmestre ff d’Auderghem, Sophie de Vos (DéFI), a porté la problématique sur la table de la conférence des bourgmestres bruxellois en espérant que les 19 communes adoptent une attitude semblable.
» Pour mieux soutenir l’habitat partagé, il reste aussi à lever des freins urbanistiques, pointe Stéphanie Wouters, c’est-à-dire permettre à des familles de vivre sous le même toit sans modifier l’affectation unifamiliale du logement, initialement prescrite par le permis d’urbanisme « . Si les adaptations sont minimes, il n’y a normalement pas de division du logement. Mais où se situe le seuil à partir duquel une commune considère qu’il ne s’agit plus d’un logement unifamilial et, donc, qu’il faut un nouveau permis, difficile à avoir ? Ce seuil est-il le même dans toutes les communes ? » Il est clair qu’on doit adapter la législation urbanistique régionale aux modes de vie contemporains, en prévoyant des normes minimales pour les logements partagés, suggère Alain Lefebvre. On pourrait leur donner un caractère temporaire qui cesse avec la vente de l’immeuble, pour éviter tout abus spéculatif. »
Une solution de compromis, pour contourner les écueils sociaux et urbanistiques, serait d’accorder un label aux habitats intergénérationnels et solidaires. Les associations signataires du mémorandum le revendiquent haut et fort. Le professeur Bernard, qui en défend aussi l’idée, y a travaillé avec la ministre bruxelloise du Logement durant cette législature. Il en explique le principe : » Des associations de terrain seraient agréées pour accorder ce label, en suivant un cahier des charges précis, un peu comme les agences immobilières sociales. Cela permettrait, dans le même temps, d’éviter les cas de fraude. »
Mais le projet n’a pas abouti. » Les législations fédérales relatives aux revenus de remplacement ont été le principal frein « , nous signale Céline Fremault (CDH) qui a pourtant porté le dossier en conférence interministérielle réunissant dix cabinets concernés, des trois régions et du fédéral. Cette législature-ci sera-t-elle la bonne ? Les associations de logements partagés n’osent y croire.
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