Groupon : les coulisses d’un empire
C’est un phénomène : en trois ans, le site d’achat groupé via Internet a connu une expansion fulgurante. Déjà présent dans 47 pays, notamment en Belgique, il propose des milliers de services à prix cassés. Un poids lourd qui concentre tant la critique que l’admiration.
Un concept lancé par un jeune Américain, Andrew Mason, un musicien raté et un idéaliste, qui, pour décrocher ces ristournes spectaculaires, a tout misé sur la puissance du Web. Car, au départ, Groupon n’a rien de commercial. Il y a cinq ans, en 2007, son fondateur espère changer le monde, persuadé qu’on est plus fort en groupe que tout seul. Il crée ThePoint, un site Internet qui encourage les membres à s’unir autour d’une même cause pour avoir plus de poids. C’est le premier site du genre, parce qu’il rassemble sur une seule et même plate-forme des milliers de pétitions, dans des domaines aussi variés que la défense des animaux, la politique ou l’environnement. ThePoint est un bide. Mais Mason réalise très vite que ce qui intéresse le plus les internautes, c’est de se regrouper pour consommer moins cher. Il concentre dès lors son activité sur l’achat collectif : se réunir pour obtenir des super- promotions près chez soi.
Une idée neuve
Personne n’avait encore exploité l’idée. En 2008, sa première ristourne, il la décroche en bas de chez lui, à Chicago, dans une pizzeria où il déjeune tous les midis : deux pizzas pour le prix d’une, soit 50 % de réduction si au moins vingt-cinq acheteurs souscrivent à l’offre. A chaque coupon vendu, Mason prend une commission, et pour attirer du monde, il utilise les blogs, les réseaux sociaux. Il transforme l’essai dans d’autres villes. Les médias s’emparent du phénomène, et Mason en profite pour marteler son concept. Une caisse de résonnance incroyable qui lui permet de conquérir le monde.
En fait, Mason a deux idées géniales. Son site vend des offres limitées dans le temps, poussant l’internaute à acheter rapidement, mais ces offres peuvent être annulées si un nombre minimum de commandes n’est pas atteint. C’est le mariage d’un coupon de réduction avec la frénésie d’un premier jour de soldes. Mieux : Mason s’empare d’un secteur qui jusque-là avait échappé au low-cost : les boutiques locales. Le concept qui tombe à pic pour les petits commerçants. En pleine récession, Groupon leur apparaît comme une aubaine.
Voilà comment Groupon est devenu incontournable : en seulement trois ans, le site compte 143 millions d’inscrits dans le monde. Désormais, entreprise multinationale, Groupon va faire passer l’idéalisme au second plan. Car, pour doper les ventes, Groupon doit sans cesse rabattre un maximum d’acheteurs potentiels. Plus question de se limiter au bouche à oreille, Groupon doit démarcher. D’où son attention toute particulière à la mise en scène des offres. Chaque produit fait l’objet d’une présentation soignée et humoristique. Pour cela, le site fait travailler des as de la plume, des journalistes, plutôt que des rois du marketing.
Groupon doit aussi chasser les adresses mails. C’est la mission des « community managers » : surfer sur Facebook, Twitter, les réseaux sociaux pour séduire les curieux. Pour cela, ils animent des blogs et des pages Facebook dédiées aux « fans » de Groupon dans chaque ville. L’enjeu : les clients satisfaits sont les meilleurs promoteurs, et Groupon compte sur ses 75 000 fans belges pour qu’ils invitent leur amis à découvrir le site. Les curieux, une fois inscrits en ligne (il faut obligatoirement entrer son adresse mail et sa ville), sont comptés comme clients potentiels. Désormais, ils recevront tous les jours des offres, qu’ils soient intéressés ou non. Car, sur le terrain, la meilleure arme, c’est d’afficher auprès des commerçants le plus gros fichier d’acheteurs potentiels, pour les pousser à casser leurs prix au maximum. Le discours des commerciaux est rodé : pour un restaurant excentré ou un spa qui vient d’ouvrir, chaque nouveau client est bon à prendre, et des milliers d’adhérents sur Bruxelles ou sur Liège, forcément ça fait rêver.
Des prix imbattables
Sauf que pour les attirer, il faut leur proposer une prestation à un prix imbattable : une réduction d’au moins 35 %, 50 % de préférence, et même jusqu’à 70 %, par rapport au prix d’origine. Et sur ce prix cassé, le commerçant ne touche que la moitié, car Groupon se rémunère en prélevant 50 % de commission (hors TVA de 6 %) sur chaque coupon. Ainsi une prestation de 100 euros vendue moitié prix, avec une commission de 25 euros pour Groupon : le site laisse 23,5 euros au vendeur. Pas grand-chose, mais il pourra notamment remplir les heures creuses. Ces rabais sont négociés dans un contrat que chaque partenaire signe avec le géant américain, et dans lequel Groupon exige l’exclusivité des promotions et se réserve le droit de renouveler l’opération, avec l’accord du partenaire – heureusement !
Victime de son succès ?
On est bien loin de l’achat militant des débuts, et parfois, ça dérape. Les conséquences pour les clients peuvent être déagréables. Des centaines de mécontents ont envahi les forums de consommateurs. Les raisons de leurs plaintes sont toujours les mêmes : des prises de rendez-vous impossibles, des délais de livraison trop longs, des prestations bâclées. Il est aisé de trouver des critiques sur le Web, comme on y trouve également des « grouponers » très contents.
Du côté des partenaires, il y a aussi les pro et les anti. Chez Lucy Chang, un restaurant ixellois qui proposait récemment un deal qui avait attiré plus de 900 acheteurs, on n’a pas rencontré de problèmes : les coupons étaient étalés sur trois mois et, comme il faut réserver, le boss a prévu le coup et engagé des forces supplémentaires. Fabrice, patron de La Table d’Italie, à Anderlecht, lui aussi, est content. « Je considère ce partenariat comme un outil de communication. » D’autres se sont fait pincer. Ainsi l’offre de ce 9 janvier, sur le site, a fait sursauter l’auditorat du travail : un homme à tout faire, pendant 48 heures, c’est-à-dire plus d’une semaine, pour moins de 500 euros. Le problème, c’est que ce tarif-là se situe en dessous du salaire horaire minimal. Voilà pour l' »anecdote ». Plus sérieusement, d’autres commerçants sont échaudés, dépassés par le succès de leur offre. Cette coiffeuse de Bruxelles avait accepté de vendre une coupe, soin, coloration à 22 euros au lieu de 65 euros. « J’ai signé le contrat sans avoir pleinement conscience des conséquences. Résultat : alors que la commerciale m’avait assuré que 100 deals trouveraient preneur, 200 ont finalement été vendus. Pour moi, c’était la catastrophe car j’étais tenue de les honorer. Au final, des acheteurs ont été lésés, et malgré les excuses de la coiffeuse, elle est convaincue que des clientes ne reviendront pas.
C’est un vrai problème, mais pour Groupon, il est réglé. Les contrats peuvent désormais compter un nombre maximum de coupons. « Nous sommes une société en expansion. Nous avons été victimes de notre succès, mais il ne s’agit que de poignées de cas par ville. Au cas par cas, nous avons remboursé intégralement les clients. Mais, aujourd’hui, chaque commercial doit faire des simulations de capacité avec le partenaire, et on fixe une quantité limitée », détaille Bram Clincke, porte-parole de Groupon Benelux, qui admet quelques faits malheureux mais accidentels, qui ne reflètent qu’une très faible partie de l’activité du site, selon Groupon.
Mais pour les commerçants, l’opération est-elle rentable ?
C’est la question à 1 000 euros. Pas facile d’en tirer des conclusions définitives. Une enquête de l’Université de Rice, aux Etats-Unis, a montré que 66 % des opérations étaient rentables mais que 42 % des commerces ne souhaitaient pas renouveler le deal. Groupon conteste ces chiffres, et parle plutôt de 97 % qui veulent renouveler l’expérience. Ce seraient les restaurants, représentant un quart des deals de Groupon Belgique, qui auraient du mal à rentabiliser leurs opérations. En cause : les clients ne dépenseraient pas plus que la valeur de leur coupon, et ils ne reviennent pas. Il semble, en effet, que l’on trouve pas mal de « chasseurs de bonnes affaires » parmi les « grouponistes », et que les commerces ayant des coûts fixes s’en sortent mieux. « Ce sont des opérations de long terme. Il s’agit d’une opération de recrutement. Une fois que le client est là, il faut le séduire, le réinviter à venir consommer », explique Bram Clincke.
Un client qui a bénéficié d’une prestation à 70 % de son prix reviendra-t-il s’il doit payer le prix fort ?
Des spécialistes de l’achat groupé estiment que l’équation ne fonctionne pas. « D’abord, la notoriété du marchand n’est pas améliorée, elle est même parfois dégradée. Car le client ne perçoit pas le coupon comme une marque d’attention personnelle, mais comme un moyen de brader l’offre, explique Christophe Crémer, spécialiste de l’e-commerce. Ensuite, la fidélisation est inexistante, les consommateurs profitent du coupon et puis, sont attirés par de nouvelles offres : ils ne sont pas intéressés à continuer leurs achats à un prix normal. »
Lors de l’introduction de Groupon en Bourse, en novembre dernier, c’est son modèle même qui a suscité des doutes. Groupon est-il rentable ? L’expansion fulgurante du site a un coût très élevé. Il a embauché à tour de bras. A la différence d’un eBay, il doit entretenir un réseau de milliers de commerciaux capables de prospecter des commerces partenaires. Des salariés qui apportent des affaires mais doivent aussi améliorer les services rendus. Des analystes épinglent aussi le coût d’acquisition trop élevé des nouveaux inscrits au site : 60 % de son chiffre d’affaires, en 2011. Pour continuer à croître, Groupon doit en effet faire beaucoup de publicité, ce qui met en péril son équilibre financier. Chez Groupon, on affirme que les coûts marketing vont baisser, car les clients déjà recrutés restent fidèles au site. Andrew Mason jure que la croissance se poursuit et qu’il ne faut pas regarder les pertes d’aujourd’hui mais les profits de demain. De fait, la croissance du site impressionne. Mais des signes de déclin apparaissent aussi sur les marchés historiques. Aux Etats-Unis, le revenu par abonné et les marges baissent.
Groupon ne se fait pas seulement attaquer sur le plan financier. Au niveau des fondamentaux économiques, les doutes se renforcent. Jugée très sensible à un climat de consommation se détériorant, la société doit se battre dans un univers où les concurrents sont de plus en plus nombreux. Le marché belge n’en est encore qu’à ses débuts. On compte ainsi Groupolitan, numéro deux derrière Groupon avec 200 000 abonnés, Promocity, 100 % belge, ou Gossipzone, plus trendy et haut de gamme. Ils tentent de se démarquer en offrant des petits plus : des commissions revues (légèrement) à la baisse, des relations soignées avec les partenaires… Autant dire que les commerçants et les clients auront bientôt l’embarras du choix ? Parti avant tout le monde, Groupon a pas mal d’avance.
SORAYA GHALI
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