Grand angle | Faut-il manger moins pour sauver la planète ? Zoom sur le rationnement alimentaire
Septante-cinq ans après la fin de la guerre, le rationnement alimentaire reste un sujet tabou. Qui se rappelle toutefois à la société, depuis la guerre en Ukraine et les pénuries annoncées. Certains pays le pratiquent, hors conflit. Potentiellement pertinent pour affronter les changements climatiques, il pourrait même convaincre la population, pour autant que la démarche soit expliquée et anticipée.
Le mot fait mal aux oreilles: le rationnement alimentaire réveille toujours des images douloureuses. Chargée de cours à l’Ephec, Lara Vanderstichelen y voit pourtant un instrument de politique publique qui pourrait se révéler précieux dans une époque d’importants changements environnementaux. Ces derniers auront un impact évident sur l’approvisionnement alimentaire, et inversement. Alors autant s’y préparer, dans le calme. Le jury de la Fondation pour les générations futures, qui attribue chaque année ses Hera Awards à des chercheurs porteurs d’innovations soutenables sur le plan environnemental, a manifestement été convaincu.
Bio express
- 1990: Naissance à Soignies.
- 2012 : Diplôme de master en langues et littératures germaniques – ULB.
- 2019: Diplôme de master en gestion de l’environnement – ULB.
- 2020: Coordinatrice développement durable à l’Ephec et chargée de cours.
- 2021: Lauréate du Hera Award Sustainable Food Systems de la Fondation pour les générations futures.
Doit-on forcément être en situation de guerre pour envisager un rationnement alimentaire?
Pas forcément. Le rationnement est utilisé quand il y a des perturbations dans l’approvisionnement alimentaire, le plus souvent au niveau national. Actuellement, on ne rationne nulle part en raison de possibles perturbations de l’approvisionnement liées à l’évolution environnementale. Mon travail s’est donc, entre autres, penché sur les cas de rationnement en temps de guerre, puisque c’est dans ces situations de perturbations exceptionnelles que l’on rationne dans les pays où l’approvisionnement est d’habitude stable et géré avec efficience. En revanche, en Egypte par exemple, le rationnement a été mis en place en 1941, en période de guerre, mais il existe toujours aujourd’hui parce que le système d’approvisionnement ne répond pas aux besoins de la population.
On parle de manger local et bio, mais jamais de manger moins!
La Belgique pourrait-elle envisager une formule de rationnement pour des raisons environnementales?
Oui, surtout si on entrevoit que les problèmes environnementaux vont perturber notre approvisionnement alimentaire. On me dit souvent qu’on ne met pas en place un rationnement préventivement au motif qu’une pénurie va arriver. Qu’on ne décide d’une telle mesure qu’en cas de pénurie effective des ressources. Mais ce n’est pas le cas! Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, la majorité des mesures de rationnement ont été mises en place avant que la pénurie ne soit là, parce qu’on s’est souvenu qu’en 1914-1918, le rationnement avait été improvisé et que la population avait vraiment souffert de la famine. Alors, un peu moins de trente ans plus tard, plusieurs pays, dont la Belgique, ont organisé les choses de manière intelligente et efficace pour ne pas vivre ça une deuxième fois. Aujourd’hui, nous ne sommes pas, dans nos régions, en pénurie effective de ressources alimentaires – pas encore – mais plusieurs études laissent penser que cela pourrait être le cas un jour, de manière ponctuelle peut-être. Alors, pourquoi ne pas s’y préparer de façon intelligente et posée? Nous étions impréparés au coronavirus et on a vu ce que ça a donné.
Les émeutes de la faim sont-elles le signe que les pénuries alimentaires sont de plus en plus avérées?
Ces émeutes de la faim témoignent pour moi de problèmes structurels dans l’approvisionnement alimentaire mondial, de déséquilibres et d’injustices dans la répartition des ressources alimentaires. Dans bien des pays, elles surviennent en cas de hausse des prix des denrées. Elles montrent qu’il y a donc déjà un rationnement en place, de type économique, de marché: quand les prix augmentent, les gens sont de facto rationnés puisqu’ils ne peuvent plus s’acheter à manger. Alors, que voulons-nous? Peut-on envisager un rationnement réglementaire organisé par des autorités publiques, non pas sur la base de rien mais par opposition à un rationnement de marché déjà existant?
Contrairement au rationnement de marché, le rationnement organisé implique-t-il une répartition aussi équitable que possible des ressources?
Tout à fait. Le rationnement est ancré dans la notion d’éthique: son principe intrinsèque s’appuie sur la volonté de répartir entre tous ce qui est disponible. Si l’on part d’une définition simple, selon laquelle le rationnement est l’attribution de rations à une personne ou à un ménage durant une période donnée, jamais il n’a été imposé par plaisir. Historiquement, il a toujours été mis en place parce que les ressources se raréfiaient et qu’il fallait garantir un minimum de partage, avec équité. Maintenant, la notion d’équité et de justice se définit. Si un rationnement est instauré, il faut le penser en fonction de critères théoriques précis, notamment de différenciation, à préciser en amont. Qu’est-ce qu’on estime juste et pour quel type de population? Attribue-t-on les mêmes rations à tous ou pas? En fonction de quels critères? Pendant la Seconde Guerre mondiale, un des critères de différenciation était l’orientation politique des bénéficiaires: les prisonniers de guerre ne recevaient pas de rations alors que les résistants héritaient de feuilles de timbres supplémentaires.
Une mesure de rationnement s’oppose donc d’office à une logique de marché?
Oui. C’est une intervention plus importante de l’Etat, qui s’oppose en théorie à une logique de marché. Mais cela ne veut pas dire que ce type de démarche ne pourrait pas s’intégrer dans des sociétés démocratiques et libérales, que la pénurie soit effective ou pas. Si, demain, nous venons à manquer de nourriture, on n’aura pas d’autre choix que d’opter pour un rationnement. Pour prendre un autre exemple, le carbone est aujourd’hui rationné en Europe. C’est la preuve qu’on peut accepter une mesure aussi contraignante dans certains contextes, même si elle serait plus difficile à accepter dans d’autres. L’enjeu est donc de voir ce qui coince et quels leviers actionner pour favoriser une acceptation.
N’y a-t-il pas un risque que ceux qui disposent de plus de moyens financiers tentent de contourner cette mesure?
Toute mesure réglementaire s’accompagne d’initiatives pour la détourner. La pénurie de ressources pousse les prix vers le haut, empêchant les personnes aux revenus les plus bas d’y avoir accès. Dans les cas de rationnement que j’ai étudiés, le pouvoir politique prévoit une alimentation de base pour la population, qui lui apporte le minimum de calories nécessaires pour être en bonne santé relative. Mais on ne parle plus alors de plaisir ni de convivialité: on est dans du purement nutritif. Les ménages à hauts revenus ont systématiquement tendance à s’acheter ce plaisir en détournant les mesures mises en place. On l’a vu durant la Seconde Guerre mondiale, on le voit en Egypte et au Venezuela, où des rationnements sont en place. L’argent permet d’acheter de la liberté à de nombreux égards, notamment celle de consommer ce qu’on veut, quand on veut.
Le rationnement consiste-t-il à limiter la consommation de certaines denrées ou oriente-t-il aussi la consommation vers d’autres?
Les deux. Historiquement, on rationnait parce qu’il y avait des perturbations d’approvisionnement, en particulier de denrées non produites localement. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on limitait surtout les denrées qu’on ne pouvait plus importer et, de facto, on orientait la consommation vers les aliments produits localement. En 1940-1945, certains diététiciens ont tiré la sonnette d’alarme sur la base de l’expérience de la guerre précédente, en disant qu’il fallait rationner pour orienter la consommation vers des produits qui permettraient à la population de rester en bonne santé. En ce sens, le rationnement est un système très complexe sur les plans économique, sanitaire et diététique. Il s’agit d’évaluer l’efficience nutritive de chaque denrée en fonction de ce dont la population a besoin.
Qu’un élu dise aujourd’hui à ses électeurs qu’ils devront manger moins de steak est peu réaliste.
Dans un contexte de rationnement, les rations doivent-elles être différenciées selon le profil de leurs destinataires?
Le rationnement alimentaire a toujours été différencié mais les critères de différenciation varient d’un pays à l’autre. Il faut différencier parce que manger est un besoin fondamental de l’homme.
En quoi les dimensions culturelle et patrimoniale de l’alimentation interviennent-elles dans le choix d’une formule de rationnement?
Il faut se demander si l’on considère que les habitudes culturelles et les traditions font partie des besoins fondamentaux. Je pense que oui, en tout cas en situation de pénurie pas encore effective. Mais si la pénurie est extrême, ces traditions ne seront plus considérées comme essentielles parce qu’il faudra surtout nourrir un maximum de gens. Le rationnement, ce sont des milliers de curseurs à placer, donc de choix à poser, pour définir ce qui est fondamental ou pas et sur la base de quels critères.
A l’heure de la digitalisation, quelle forme pourrait prendre le contrôle des consommations individuelles, puisqu’il s’agit bien de contrôle?
C’est bien d’une comptabilité, d’un contrôle qu’il s’agit. En Egypte, les ménages disposent d’une sorte de carte de banque qui leur permet de s’approvisionner en denrées rationnées. Le récit qui en est fait est assez positif, parce qu’auparavant, le système des tickets de rationnement en papier enclenchait une sorte d’effet pervers: les ménages avaient droit à cinq pains, qu’ils prenaient même s’ils n’en avaient pas besoin. Ça débouchait sur un énorme gaspillage. Avec la carte digitale, les pains non pris donnent droit à des points qui permettent d’acheter d’autres biens rationnés. Au Venezuela, une carte électronique est aujourd’hui en vigueur, à laquelle est couplé un système de points. Mais la population manifeste régulièrement parce que le gouvernement est suspecté d’utiliser ces données personnelles à des fins illégales, en particulier de modifier les rations en fonction de l’orientation politique des ménages. Ceux qui le soutiennent recevraient des rations plus importantes, contrairement à ses opposants. Je pense qu’un rationnement, à l’heure actuelle, s’appuierait sur un système de contrôle digitalisé: on n’a guère le choix. Il faut compter si on veut répartir. Et celui qui compte doit être impartial. Mais un système de rationnement peut toujours s’organiser sur un support papier.
Vu l’interdépendance des Etats en matière de commerce de biens alimentaires, peut-on imaginer qu’un pays décide seul d’instaurer un rationnement?
C’est l’objectif de la mesure de rationnement qui détermine l’entité géographique choisie. La Belgique pourrait instaurer seule un système de rationnement si son objectif est de répondre à ses difficultés d’approvisionnement alimentaire. Toutefois, ce serait compliqué au regard du marché unique européen: envisager un rationnement national s’apparenterait à du protectionnisme, alors que ce n’est pas la philosophie du rationnement. En revanche, s’il s’agissait d’un rationnement d’adaptation au dérèglement climatique, visant à garantir la sécurité alimentaire alors que la Belgique est plutôt bien placée sur ce plan, je doute que cela ait du sens à l’échelle nationale. Car c’est à une échelle plus large que le déséquilibre de sécurité alimentaire est marqué et c’est à ce déséquilibre qu’il s’agit de répondre à une échelle supranationale.
Le Venezuela, Cuba et l’Egypte pratiquent encore le rationnement aujourd’hui. Le système y atteint-il son objectif?
Certainement pas au Venezuela, parce que le rationnement y est l’outil d’un gouvernement non démocratique, qui oriente une consommation des ménages privilégiant les denrées importées. Le système est donc contre-productif et l’approvisionnement alimentaire empire. En Egypte, le rationnement a beaucoup évolué au fil du temps et a été plus efficace à certaines époques qu’à d’autres mais globalement, il fonctionne. A Cuba, le rationnement est mal vécu à certains moments et mieux à d’autres mais il permet grosso modo à tout le monde de manger. Evaluer l’efficacité d’un rationnement dépend des critères pris en considération: l’équité, l’apport nutritif minimal pour chacun, l’atténuation de l’impact de nos systèmes alimentaires sur l’environnement. Mais ce n’est en tout cas pas une politique farfelue: elle peut avoir du sens et être efficace. Dans certaines situations, je me demande si ce n’est pas la seule possible. On peut lui reprocher de passer pour non démocratique, de contrarier la libéralisation des marchés etc., mais finalement, que faire d’autre?
L’idée du rationnement ne risque-t-elle pas d’être rejetée a priori par la population?
C’est un vrai risque parce que nos populations sont marquées par un passé traumatique. Mais n’oublions pas qu’en Belgique, en Grande-Bretagne, en Egypte et à Cuba, c’est la population qui a réclamé le rationnement. Aujourd’hui, bien sûr, la population ne sauterait pas de joie si on rationnait son alimentation parce qu’il y a très peu de discours dans le domaine public sur les alternatives à l’aide alimentaire pour faire face à l’inégalité de l’approvisionnement mondial. On évoque peu les vrais risques de pénuries possibles dans nos sociétés occidentales. Le discours est très uniforme: on parle de manger local et bio, certes, mais jamais de manger moins! Or, on ne peut pas imposer un rationnement à une population si elle n’est pas convaincue des éléments d’informations qui le sous-tendent, qui ne sont pas intégrés aujourd’hui.
Comment susciter cette adhésion?
Il y a une vraie nécessité à mettre en récit les limites planétaires, qui ne doivent pas seulement être vécues comme un obstacle à l’exercice de nos libertés individuelles mais qui devraient être associées à des dimensions positives. C’est un travail à faire pour les émetteurs d’informations et pour chaque récepteur.
Le rationnement implique-t-il d’office un régime politique fort?
Non. C’est une mesure publique forte, comme celles liées à la lutte contre le coronavirus dans nos sociétés démocratiques libérales. Nos gouvernements prennent déjà des mesures réglementaires fortes dans certains contextes.
Ne pèse-t-il pas lourdement sur le budget de l’Etat qui le met en place?
Le contrôle a un coût. Et c’est toute la chaîne qui doit être contrôlée, en ce compris les producteurs, les distributeurs, les revendeurs. On ne peut pas modifier la demande sans avoir un impact sur l’offre.
Ce coût constitue-t-il le principal obstacle à la mise en place de politiques de rationnement?
Non. A mes yeux, l’obstacle principal est la non-intégration des limites planétaires et des problématiques environnementales et sociales dans les esprits. Il faut absolument comprendre que les changements environnementaux mettent déjà à mal et mettront plus à mal encore nos systèmes d’approvisionnement mondial et qu’il faut une politique publique forte pour y faire face. C’est là qu’est le noeud. Il est très difficile pour un responsable politique de défendre une réglementation qui limite la consommation privée. Imaginer qu’un élu dise à ses électeurs qu’ils devront manger moins de steak est peu réaliste. On peut susciter sereinement l’adhésion de la population à des mesures fortes en explicitant les liens de causalité entre la consommation alimentaire et les changements environnementaux et en insistant sur l’aspect éthique du rationnement. Mais sur le plan politique, on n’est pas du tout dans ce référentiel-là aujourd’hui. Le coronavirus pourrait être un cas d’étude intéressant parce qu’on est dans une limitation des libertés individuelles pour des raisons sanitaires.
C’est parce que l’alimentation constitue un besoin vital et culturel fondamental qu’il est urgent d’étudier le rationnement?
Oui. Personnellement, je ne le prône pas mais je l’étudie. Je suggère que l’on se prépare de manière calme, anticipée et intelligente à cette possibilité.
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