Eric Cusas
Gilets Jaunes : les nouveaux sans-culottes
Les Gilets Jaunes ! Les voici donc ces nouveaux sans-culottes, cette foule populacière hirsute, dépenaillée, ces fossoyeurs de la planète, ces hérétiques de la mondialisation heureuse, ces beaufs que certains voudraient faire passer tout uniment pour un magma haineux, homophobe et raciste.
Voici donc cette tourbe qui se gave de diesel et fume des clopes, ainsi que la qualifie avec un mépris hautain M. Griveaux, porte-parole du gouvernement, qu’on espérerait mieux inspiré et, surtout, mieux disposé envers le peuple auquel il appartient, ne lui déplaise ! Les voici, ces apostats des critères de Maastricht, ces anarchistes aux revendications floues (M. Philippe), ces fauteurs de troubles qui accroissent (on ne sait trop comment), la menace terroriste (M. Castaner) ! Les voici, enfin, ces salauds de pauvres comme le hurlait Jean Gabin dans « La traversée de Paris ».
On ne les a pas vus venir, sans-doute par cécité volontaire, et pourtant, ils sont là, tout en colère fluorescente, dans leur accoutrement un peu ridicule. Ils sont là, aux portes du château, tandis que le prince se terre, élaborant quelque fumeuse stratégie ou peut-être simplement dépassé par l’évènement, car gérer l’irrationalité des foules ne s’apprend pas sur les bancs de l’école à moins d’avoir lu et, surtout, digéré Gustave Le Bon. Le prince se lamente aussi, en prenant un ton d’abbé mitré, et il fustige ces Français qui vivent dans la nostalgie d’un passé révolu. C’était à Berlin, il y a quelques jours. Cette habitude de dénigrer ses compatriotes à l’étranger, tout en protestant qu' »en même temps » il les aime est devenue sa marque de fabrique, une sorte de monomanie. Le prince et ses ministres, enfin, donnent des leçons : sur l’inéluctabilité des migrations, sur le travail qui rend libre, sur la trajectoire carbone ou sur les efforts que tous doivent consentir pour que la déesse Europe leur tresse des lauriers.
Et pourtant, cette jacquerie, ainsi que quelques éditorialistes la nomment avec une moue de dédain, et presque en se pinçant le nez, était-elle si imprévisible ? Cette révolte, ce coup de pied de l’âne dont on a trop chargé le bât ne se devininait-elle point à distance ?
Bon nombre de journalistes osent aujourd’hui l’écrire, sans doute à regret, la sociologie des Gilets Jaunes ne correspond en rien à la caricature que d’aucuns dessinent à gros traits, en appuyant bien sur la mine pour que tout le monde comprenne.
Non, il ne s’agit pas uniquement de pauvres diables crevant de misère. On y trouve pêle-mêle de jeunes diplômés, des vieux, pauvres ou non, des crève-la-faim, des gaillards étrangers aux théories macro ou micro économiques, parce qu’ils n’ont pas eu le bon goût de passer six ou sept ans sur les bancs d’une université mais qui, pour autant, ne sont pas amputés de ce simple bon sens qui fait si souvent défaut aux énarques, des membres de la classe moyenne qu’une nomenklatura devenue apatride écrase de charges et sacrifie sans vergogne sur l’autel d’un « projet » aux contours insaisissables dont, de toute manière, ils ne profiteront pas, bref un spectre de la France, d’une certaine France, cette base dont aucun sommet ne saurait se passer.
Oui, il y a des débordements et il faut le déplorer. Jette-t-on cinq cent mille personnes dans les rues ou sur les routes sans que quelques têtes chaudes, parfois même quelques vauriens ne donnent libre cours à la violence qui boue en eux, sous l’effet de la colère ou – hélas ! – parce que telle est leur pente ? Et alors ? Les soixante-huitards vieillissants qui aujourd’hui, comme M. Cohn-Bendit, donnent des leçons de maintien n’ont-ils pas « débordés » eux aussi lorsque dans leurs vertes années ils s’imaginaient changer le monde ?
Oui, certains partis courent après ce mouvement comme des poulets sans tête afin de s’efforcer de le « récupérer » (pour utiliser une expression idiote qui, à force d’être répétée à l’envi, devient comme un signe de ponctuation). Et alors ? Est-ce que cette pathétique tentative rend à elle seule la fureur illégitime ? Est-ce qu’elle atténue la détresse ? « Prenez garde, on vous manipule ! » dit M. Macron aux insurgés, en prenant des airs de vierge outragée. La belle leçon de la part d’un homme qui a réussi le plus spectaculaire hold-up démocratique de la cinquième République- cela, on le lui concédera – !
Oui, les Gilets Jaunes rassemblent des gens dont les conceptions politiques se situent à des années lumières les unes des autres, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite en passant par toutes les nuances de l’arc-en-ciel (à l’exception des Marcheurs bien entendu). Et alors ? N’est-ce pas la preuve que la grogne traverse toute la société ? N’est-ce pas la démonstration qu’elle échappe aux clivages partisans ? Avant de songer à la forme politique de la société, encore faut-il qu’il y en ait une à organiser et que soit chaque jour renouvelé le plébiscite dont parlait justement Renan.
Oui, l’insurrection des « gueux » est populiste (relevons l’insulte et faisons-en un étendard) en cela qu’elle est populaire. Et alors ? Le peuple est-il si niais qu’il ne puisse comprendre ce qui le touche au plus près ? Est-il si stupide qu’il ne doive s’exprimer qu’à travers le carcan d’élections convenues, qu’il ne lui soit possible que de chuchoter à la fente des urnes quand les urnes ne l’écoutent plus ?
Non, la hausse du prix des carburants n’est pas la seule cause de la révolte : elle n’en est que le détonateur. Soutenir le contraire, ce serait comme prétendre – toutes proportions gardées – que la Révolution ne fut due qu’à deux années de mauvaises récoltes. Cette révolte est un bacille infectieux qui a germé, année après année, et depuis longtemps déjà. M. Macron n’en est évidemment pas l’unique responsable. Il rejoint la cohorte de ceux qui, depuis quarante ans déjà, ont jour après jour, détricoté la nation. Non point la nation belliqueuse et guerrière mais la réunion de ceux qui veulent vivre ensemble et sont prêts, pour cela, à consentir des sacrifices. Nul ne reçoit de bon gré la souffrance s’il n’en comprend pas le sens. Mais il est vrai que le prince, par sa morgue impériale – la seule chose qu’il ait d’impérial à vrai dire -, par son insensibilité assumée à la misère de ceux qui ne sont rien, par son tropisme mondialiste jeté à la face d’une des plus vieilles nations du monde, a réussi le tour de force d’attirer sur lui la foudre de tous les mécontents.
Non M. Macron, personne ne se fera tuer pour ramener le déficit public à 3% du PIB ou pour assurer aux actionnaires un retour trimestriel sur investissement de 15%, et toute la « pédagogie » du monde n’y changera rien.
Non M. Macron, la France n’est pas une banque et vous n’êtes pas le président-directeur-général d’une start up nation.
Non M. Macron, les Français ne sont pas vos employés, c’est vous qui êtes le leur !
Vous êtes, M. Macron, le grand-prêtre de ce que Raymond Aron appelait « une religion séculière », une religion dont le profit est le dieu païen, une religion qui veut que chaque fidèle soit seul parmi les fidèles, qu’il se concentre uniquement sur ses intérêts égoïstes, qu’il abdique ses racines, ses traditions, ses frontières, ses illusions, ses rêves de grandeur – celle-ci fut elle passée -.
Oui vous êtes, M. Macron, je l’espère de tout coeur, hélas sans trop y croire, le dernier grand prêtre d’une religion qui ajoute de la misère morale à la misère matérielle. C’est cela que je voudrais vous dire si j’enfilais un gilet jaune ; et je caresse l’espoir que c’est cela aussi que ceux qui troublent le confort ouaté de votre conseil d’administration essaient de vous signifier, peut-être sans en avoir conscience.
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