Générations sacrifiées: si vous êtes né après 1965, malheur à vous !
Le bonheur serait-il réservé aux sexagénaires ? Monopolisent-ils les pouvoirs économique et politique au détriment des générations montantes ? En trente ans, la facture générationnelle s’est alourdie. Enquête.
Les « baby-losers », ceux qui ont « tout » perdu au profit des baby-boomers. Pas seulement parce que vous avez découvert le sexe avec le sida, la famille avec la montée des divorces et le travail avec le chômage. Mais parce que, pour la première fois de l’Histoire contemporaine, votre situation économique et sociale est pire que celle de vos parents, les fameux baby-boomers, nés dans les années d’après-guerre.
Cette réalité potentiellement explosive, les baby-boomers l’auraient longtemps occultée. C’est en tout cas le propos de certains d’entre eux, à l’instar de Hakim el Karoui, auteur de La lutte des âges (Flammarion), qui parle de « crise démographique » plutôt que de « crise économique ». Pour l’essayiste français, « la lutte des âges se juxtapose à la lutte des classes. Les inégalités ne se limitent pas à la déformation du partage des richesses entre riches et pauvres. Il existe aussi un profond déséquilibre entre générations. Et ça, on se garde bien d’en parler ». Ou de Bruno Colmant, professeur d’économie et de finance à l’UCL, l’Ichec et à la Vlerick School, auteur de Dettes publiques, un piège infernal (Larcier) : « L’économie du pays, construite sur l’espoir du baby-boom, semble désormais déchanter sous le désespoir de ses charges de pension. La prospérité de la génération suivante en est donc incertaine. »
La guerre des générations
Ainsi, des baby-boomers se réveillent. Il était temps. « Mon livre a pour but d’allumer des feux de détresse. Car la banalisation d’un problème ne veut pas dire qu’il soit résolu », poursuit Bruno Colmant. Avec cet ouvrage coup de massue, l’économiste tente de faire émerger la question du caractère intenable à terme du niveau d’endettement de la Belgique, en lui donnant sa dimension sociale. Il ne faut pas trop le pousser pour qu’il parle de « choc sociétal ou de rupture civilisationnelle », de guerre de générations. Une guerre diffuse qui ronge notre société en profondeur.
Et pour cause, tous les ingrédients d’un conflit seraient présents. Le clivage entre ceux qui bénéficient du modèle social et ceux qui savent déjà qu’ils n’y auront sans doute pas droit ne fait que s’accentuer. Deux destins se font face : celui, exceptionnel, de la génération née autour de 1945, et celui, dramatique, de ses enfants. Les premiers ont bénéficié à plein de la dynamique des Trente Glorieuses : du travail à foison, un Etat providence en expansion, avec sécurité sociale, retraite par répartition et assurance-chômage à la clé. Résultat, ils ont connu une ascension sociale inconnue jusque-là.
Tout autre est le destin de leurs rejetons. L’ascenseur social ? Parlons plutôt d’un « descenseur ». Les décennies de croissance rapide avaient vu émerger une élite issue de nulle part : dans la tranche des 55-64 ans, 22 % ont un diplôme de l’enseignement supérieur. La situation contemporaine est au contraire propice au retour des « fils de » et « filles de » : selon les derniers chiffres de l’institut de statistiques européen Eurostat, en Belgique, seulement 24 % des enfants dont les parents ont eu un niveau d’éducation faible ont bénéficié d’un niveau d’éducation élevé, contre 76 % pour les enfants de parents avec un niveau d’éducation élevé. L’ascenseur ne fonctionne plus qu’au sommet du salariat privé. Depuis vingt ans, notre pays a par ailleurs « négligé » d’accompagner les jeunes vers le monde du travail. Quand les Etats-Unis investissent plus de 14 000 dollars par étudiant et les Suédois plus de 10 000, les Belges se contentent de 9 000. « Quand l’allocation de chômage est désormais limitée dans le temps, elle ne concerne pas les plus de 55 ans, mais bien les plus jeunes », déplore Stéphanie Thomas, 26 ans, à la recherche d’un CDI.
Un retraité pour deux actifs
Triste litanie d’indices d’un déclassement majeur, auxquels il faudrait ajouter le legs d’une dette publique abyssale et une autre bombe à retardement : le coût du vieillissement.
Dans notre système de répartition des retraites, en effet, ce ne sont pas les cotisations versées tout au long de la vie active qui serviront à payer les pensions, mais les cotisations que déboursent les actifs au moment où les seniors arrêtent de travailler. Dans ce système, lié à la démographie et un redoutable pari sur la fécondité, le droit à la retraite n’est pas un acquis mais une sorte de créance sur les générations futures. Un pacte entre générations soumis désormais aux contraintes de l’allongement de l’espérance de vie. Entre 2000 et 2013, le nombre d’entrants potentiels sur le marché du travail avait augmenté de 10 % chez les 20-24 ans, tandis que celui des sortants, les 60-64 ans, avait grimpé de 25 %. Et d’ici à 2060, la Belgique comptera un retraité pour deux actifs. Les cotisants vont donc devenir de plus en plus rares, alors que les retraités vont se multiplier.
Bref, tout se passe comme si notre pays avait sacrifié ses jeunes, délibérément ou non, pour conserver son modèle social, qui profite essentiellement aux baby-boomers au détriment des générations suivantes.
Les jeunes absents des débats de société
Alors, pourquoi le débat tarde-t-il tant à émerger alors que les signes d’une déflagration ne cessent, eux, de se multiplier ? La faute aux baby-boomers, en partie. Parce qu’ils n’ont pas forcément intérêt à reconsidérer un système qui leur profite. Mais aussi parce que dans les lieux de pouvoir, dans les partis, dans les universités, cette génération occupe une position centrale. La domination est symbolique, mais aussi matérielle. Dans les gouvernements, seuls 32 % des ministres ont moins de 45 ans. Idem dans les lieux de décision économiques, les syndicats, les assemblées parlementaires, où la moyenne d’âge est de 52 ans.
Oui, mais le vrai pouvoir, celui détenu par les présidents de partis, souligne Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), est confié désormais à de jeunes quadras : Paul Magnette, Benoît Lutgen, Charles Michel,… Reste que partout, les jeunes sont sous-représentés et, donc, aux abonnés absents des grands débats de société. Quand bien même ils sont les premiers concernés, comme par exemple dans la réforme sur les pensions. « Ce débat aurait dû être un moment de vérité pour les baby-boomers, l’occasion pour eux de montrer qu’ils pensaient aux générations suivantes », convient Marc De Vos, professeur à l’université de Gand et directeur d’Itinera Institute.
Le pouvoir du nombre et de l’argent
Les baby-boomers ont pour eux le pouvoir du nombre, leur poids démographique. Alors qu’en 1920, les plus de 60 ans représentaient 10 % de la population, en 2030, ils seront 31 %. Une catégorie qui détiendra un poids électoral et politique puissant. Etant plus politisés, plus assidus que leurs cadets, ils risquent de prendre davantage de pouvoir. « Les électeurs seniors ne votent pas de la même manière et, à titre d’exemple, chez nous, le Parti des pensionnés n’a jamais vraiment décollé. En revanche, cet électorat affiche une plus grande fidélité aux partis », nuance Jean Faniel. Une foule de réflexions plus ou moins audacieuses surgissent cependant ça et là. Des universitaires proposent ainsi que les parents reçoivent un droit de vote supplémentaire pour chaque enfant à charge.
Au pouvoir du nombre, les baby-boomers ont aussi ajouté celui de l’argent. Chez nous, la tranche des 55-64 ans est la plus riche, selon l’enquête HFCN (Household Finance and Consumption Network, réseau mis en place par le Conseil des gouverneurs de l’Eurosystème) sur le patrimoine et la consommation des ménages européens. Généralement, on feint d’ignorer que ces ménages sont aussi de petite taille, alors que les salaires des quadras font aussi vivre leur progéniture.
Cible marketing de choix dans la publicité et sur les podiums de mode, ils reviennent sur le devant de la scène. Plus question de les parquer sous l’étiquette « troisième âge » : ce sont des « dinks », double income no kids, c’est-à-dire les couples bénéficiant de deux revenus et sans enfant à charge. « Leur pouvoir d’achat baisse au moment de leur retraite, mais comme ils sont souvent propriétaires, leurs charges sont moins importantes. Ils consomment beaucoup plus que les autres, estime Thierry Cattoir, fondateur de Remarkable, bureau de conseil en stratégie et création de marques. La publicité a été piégée par la dictature de l’éternelle jeunesse. Elle a été assez bête pour délaisser un marché pareil, l’un des plus importants, d’autant que la population ne cesse de vieillir. Mais aujourd’hui, la pub tente de rattraper le temps perdu. » Le paradoxe est là : « Alors que l’on parle de jeunisme, ceux qui détiennent le pouvoir et portent les tendances ont passé 40 ans. » Plus fondamentalement, « on assiste à un changement de la représentation de la vieillesse », avance le philosophe français Eric Deschavanne. Une révolution que l’on doit à l’arrivée à la retraite de ceux pour qui « être âgé n’a absolument rien à voir avec le fait d’être vieux ».
L’accès au logement des plus jeunes pose aussi problème. Pour l’acquisition d’un même bien, ils doivent travailler deux, voire trois fois plus longtemps que leurs aînés. En cause, la hausse des prix de l’immobilier, mais aussi la fin de l’inflation. Dans les années 1970, les baby-boomers ont bénéficié de taux d’intérêt inférieurs à l’inflation, leur permettant ainsi de se constituer un patrimoine en vue d’une retraite.
Ce temps-là est bien loin. L’inflation reste très sage, en raison notamment de la mondialisation. Or, les jeunes, souvent emprunteurs, ont intérêt à avoir de l’inflation, qui grignote les dettes. Au contraire de leurs parents qui, pour maintenir un patrimoine, ont besoin que l’inflation soit maîtrisée. Or, depuis le début des années 1990, la Belgique et l’Europe mènent clairement une politique anti-inflation, qui, de fait, favorise les plus âgés au détriment des plus jeunes. « Les politiques économiques menées en Europe sont caractéristiques de pays dirigés par des seniors », pointe Bruno Colmant.
Les baby-boomers, des amortisseurs sociaux
« Les baby-boomers sont la première génération sandwich, qui doit aider ses enfants, mais aussi ses parents âgés. Tout en économisant pour préparer son indépendance et ne pas être, plus tard, une charge pour sa descendance », plaide Laurent Nisen, sociologue du vieillissement à l’ULg, pour qui accuser les baby-boomers revient à désigner un bouc émissaire. Pas question, donc, de tout mettre sur leur dos. D’abord parce que cette génération n’est pas uniforme et recouvre une variété de destins, plus ou moins heureux. Les baby-boomers ont, eux aussi, connu le chômage, mais ils permettent souvent d’amortir la souffrance des nouvelles générations. Ils jouent le rôle d’amortisseur de crise, en apportant un soutien financier aux enfants. De plus, cette génération a été moins égoïste que ne l’ont dit ses détracteurs. Le phénomène associatif, notamment, qui a souvent remplacé les vieux cadres de sociabilité qui ont volé en éclats à partir des années 1970, est souvent animé et vivifié par cette classe d’âge, qui rend ainsi une partie de ce qu’une destinée historique propice lui a transmis. Sans compter, pour Laurent Nisen, que « la crise se loge en plein coeur des familles : les baby-boomers ne le vivent donc pas de façon heureuse. C’est pour eux une remise en cause totale de l’idée de progrès à laquelle ils ont cru pendant des années ».
Bloqués sur le souvenir des Trente Glorieuses
Révoltés, les trentenaires d’aujourd’hui à l’égard de leurs aînés ? Pas sûr. « Une génération, normalement, se construit en tuant le père. Mais j’ai bien peur que la jeunesse actuelle soit résignée, comme l’ont montré les mouvements des Indignés, qui se sont évaporés. Chaque fois, ça n’a été qu’un feu de paille », déclare Bruno Colmant. Résultat, malgré un déclin social inédit, il n’y a pas de vraie remise en question des aînés. Les jeunes sont cependant de plus en plus nombreux à choisir l’exil. Ainsi le nombre de Belges vivant à l’étranger a progressé de 25 % en dix ans, selon les chiffres des Affaires étrangères en 2014. Cette augmentation est surtout due à une mondialisation plus poussée de l’économie. « Mais, depuis environ cinq ans, les migrants économiques augmentent fortement », souligne Michael Dooms, professeur de management et stratégie à la VUB. Avec pour conséquence que si les jeunes les plus qualifiés partent, ce sont autant de recettes perdues pour l’Etat.
Le silence des jeunes générations s’explique aussi parce qu’elles baignent encore dans les valeurs de 1968 : société d’abondance, aspirations à la consommation et au salariat stable, illusion de la fin des hiérarchies, etc. Pour Bruno Colmant, tout se passe comme si jeunes et vieux restaient bloqués sur le souvenir des Trente Glorieuses et se refusaient à lancer le vrai débat : celui de la reconnaissance des déséquilibres et celui du renouvellement d’un modèle social condamné. En d’autres termes, les jeunes se « battent » pour le pouvoir, pour les postes, mais, au fond, ils partagent les mêmes valeurs que leurs aînés.
La guerre des générations n’aura sans doute pas lieu. « On ne saurait parler de lutte des générations ; simplement parce que la jeunesse n’existe pas. Ou, plutôt, il y en a deux. D’un côté, les diplômés, issus de milieux favorisés, qui finiront par s’insérer dans notre marché du travail. De l’autre, les décrocheurs du système scolaire, inemployables », constate Ahmed Laaouej, sénateur PS. « Au-delà de la dette publique, il y a une dette morale », conclut Bruno Colmant. Comment s’en sortir ? Il n’y a qu’une seule solution : trouver un nouvel équilibre qui permettra de générer plus de croissance. Mais pour cela il faudra des années.
Cet article est paru en sa version papier le 21 février 2014
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