Fusillades à Bruxelles : « Les réseaux de drogue fonctionnent comme des multinationales »
Juste interdire les drogues rend les trafiquants plus puissants, plus riches, plus efficaces, voire plus violents. Repenser la politique drogues qui se résume au volet sécuritaire devient urgent.
Des fusillades à répétition. La capitale n’en dort plus. Les armes parlent à Bruxelles, comme elles l’ont fait à Anvers. Ne manque plus que les grenades pour que la comparaison soit parfaite entre les deux métropoles. En décembre dernier déjà, cinq personnes avaient été blessées par balles, avenue de la Toison d’Or. Cette fois, ce sont des quartiers de Saint-Gilles qui ont vu la poudre brûler à quatre reprises en trois jours. Les dealers et trafiquants de drogue n’ont peur de rien pour régler leurs comptes et défendre leur territoire. Bien sûr, la réponse sécuritaire sera déterminante pour étouffer au plus vite ce regain de violence. Avec davantage de moyens pour les forces de l’ordre, si le politique y consent. Mais cela ne sera pas suffisant. Les politiques le savent, mais, à trois mois d’un grand-rendez vous électoral, évoquer autre chose que la sécurité et la répression s’avère délicat pour les candidats.
Pourtant, comme l’a rappelé le juge bruxellois Denis Goeman sur Matin Première, il faut bien rester conscient que le trafic de drogues est un commerce, certes illégal, mais un commerce réfléchi et géré de manière économique, avec de l’offre et de la demande. Donc, des dealers qu’il faut neutraliser et des consommateurs auprès desquels il faut agir préventivement. Le magistrat a rappelé qu’une chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, la 44e, traitait quasi exclusivement des dossiers de stups, avec des délais rapides, et qu’une centaine d’affaires étaient examinées, chaque mois en procédure accélérée. Visiblement, cela ne freine pas les trafiquants. On a l’impression que le serpent se mord la queue.
Hasard du calendrier, la FEDA, Fédération bruxelloise des institutions spécialisées en matière de drogues et addictions, organisait justement, ce 19 février, une journée d’étude baptisée « Drugs in Brussels ». Des représentants de tous les partis francophones, dont le bourgmestre PS de Bruxelles Philippe Close, participaient à cette journée. C’était l’occasion de les interpeller et de leur demander s’ils étaient prêts à réfléchir à un modèle de réglementation du commerce de stupéfiants, en tout cas pour le cannabis, sans que le consommateur soit considérer comme un criminel. Entretien avec Stéphane Leclercq, directeur de la FEDA.
Les fusillades liées au trafic de drogues à Bruxelles, cela vous surprend-t-il ?
Oui, on avait plutôt l’habitude de voir de tels faits de violence en Amérique latine. Mais, ces dernières années, lesréseaux criminels liés à la drogue ont grandi, en Belgique et dans d’autres pays. Il y a une augmentation des consommations dans toute l’Europe, pour toutes les substances sauf l’héroïne qui est en régression. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus addictogènes, où le plaisir immédiat et facile est la règle. Dans ce contexte, les drogues se retrouvent sur le marché de la consommation comme d’autres biens, de plus en plus accessibles.
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L’offre crée la demande ou le contraire ?
Difficile à dire. Les deux se nourrissent l’un l’autre sans doute. Il y a des facteurs sociétaux, comme la valorisation de la performance ou du développement personnel mais aussi le soulagement d’une souffrance, qui expliquent la consommation grimpante. Mais, par ailleurs, on est dans un monde de plus en plus globalisé avec un accès facile à toutes sortes de produits qui proviennent de tous les coins de la planète. Les drogues en font partie. Avec l’augmentation du commerce international, les trafiquants peuvent plus facilement faire voyager leur marchandise. Cela fait partie de l’évolution de la globalisation. C’est aussi la conséquence d’une politique qui se centre sur la prohibition et la sanction des consommateurs. Grâce à l’interdit, les réseaux s’enrichissent et grandissent. Ils deviennent de plus en plus puissants et efficaces, utilisant les mêmes stratégies finalement que des multinationales légales dans d’autres champs commerciaux. On est dans un cercle vicieux.
Il y a des profils très différents de consommateurs. Cela complique le travail de prévention ?
Oui, tout-à-fait. Il faut développer des réponses et des stratégies très diverses pour gérer les multiples profils de consommateurs de drogues. Au sein de notre fédération, on a des services qui travaillent en rue, en prison, en ligne sur Internet, dans les milieux festifs, dans des centres de soins, etc. Mais ces services sont saturés faute de moyens. On devrait pouvoir mettre davantage de programmes de préventions pour éviter que des gens tombent dans ces addictions qui sont aussi liées à l’alcool ou aux médicaments psychotropes. Par ailleurs, les consommateurs de drogues sont difficile d’accès, car la prohibition – et la stigmatisation qui y est liée – fait qu’ils n’osent pas en parler ou venir vers nos services. Beaucoup attendent des années avant d’oser demander de l’aide.
Vous manquez de moyens, c’est-à-dire ?
La prévention doit tourner autour d’un petit pourcent des budgets de politiques drogues. Le reste va à la sécurité, aux forces de l’ordre, aux douanes et aux soins. Et les appels à refinancer le volet sécuritaire se multiplient encore. Mais on n’entend aucun responsable politique appelant haut et fort à davantage financer la prévention et la promotion de la santé qui peut avoir de bons résultats avec les moyens adéquats. On parle souvent des publics précaires qui sont en rue, mais il y a aussi les publics invisibles qui consomment à la maison qui, parfois aussi, font appel à nos services mais qu’on ne peut pas toujours recevoir à temps.
La réponse des politiques au niveau fédéral et régional n’est pas adéquate ?
Je crois qu’ils essayent d’apporter des réponses aux problématiques liées à la drogue. Malheureusement, il n’y a pas de solution miracle. Le problème est que l’aspect sécuritaire et l’aspect prévention sont liés, mais inégaux. Si on bouge d’un côté et pas de l’autre, on avancera pas. Rappelez-vous l’opération SKY ECC, la plus grande opération policière de tous les temps. La police a fait un boulot formidable, en arrêtant des centaines de criminels en Belgique et à l’étranger, avec des saisies record de drogue. Quel a été l’impact de cette opération sur la circulation des drogues et l’accès aux drogues ? Quasi nul ! Il faut avoir le courage de le reconnaître et d’essayer de développer d’autres politiques complémentaires de grande envergure autres que sécuritaires. La réponse à plus long terme ne viendra pas de la police et de la justice.
A quelles politiques alternatives pensez-vous ?
A la réglementation des marchés, en tout cas celui du cannabis. C’est la substance la plus vendue et la plus consommée en Europe. On parle d’un marché de plus de 11 milliards d’euros chaque année. C’est davantage que le marché de la cocaïne, en termes de consommateurs mais pas d’argent en jeu. Cet argent passe aux mains des réseaux criminels qui peuvent investir pour développer leur trafic. En régulant les marchés, comme essayent de le faire des pays voisins comme les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg, cela permet de retirer une partie du marché aux criminels
Qu’entendez-vous par régulation ?
Il ne s’agit pas de libéraliser de façon débridée le commerce de substances qui sont dangereuses pour la santé, mais de contrôler via l’Etat ce marché de façon non commerciale, avec un contrôle sur les prix, les quantités vendues, les conditions de vente et sur la qualité des substances comme le taux de THT. Plus le marché est illégal, plus il y a de risques en terme de violence, de qualité des produits, etc. Entre la prohibition et un marché totalement libéralisé, il y a, selon nous, un juste milieu consistant à réguler et contrôler la vente et la consommation de cannabis, voire d’autres drogues.
Ce débat-là avance-t-il en Belgique ?
Pas vraiment. Si un représentant des forces de l’ordre tombe sur un individu en possession d’une petite dose visiblement destinée à son usage personnel, la seule option aujourd’hui est de l’envoyer devant la justice. Cela représente 30 000 PV dressés par an juste pour détention de cannabis en Belgique. Les parquets ont autre chose à faire que de poursuivre dans ces dossiers… La loi vieille de plus de cent ans ne différencie pas les trafiquants et les usagers. Lors de notre journée d’étude, nous avons proposé que les personnes interceptées avec quelques grammes de stupéfiants soit renvoyées vers une « commission social-santé » qui analysera le dossier pour voir s’il y a lieu de faire de la prévention ou de la convoquer devant une commission multidisciplinaire, comme au Portugal, afin de lui proposer un parcours de soin ou un suivi social. Cela revient à mettre la santé publique en première ligne pour prendre en charge les consommateurs.
Les partis francophones vous ont-ils entendus, ce 19 février ?
C’est nuancé. Au niveau de la nécessité de réfléchir à une réglementation, le MR est plutôt opposé, le PTB et Défi ne sont pas très clairs. Le PS et Ecolo ont montré la volonté de se pencher sur le sujet, mais ce n’est pas nouveau. Il existe d’ailleurs une proposition de loi socialiste à la Chambre. Ce qui est plus surprenant, c’est que les Engagés se sont positionnés pour travailler sur un modèle de réglementation, ce qui n’était pas le cas auparavant. Sur la décriminalisation des usagers, les avis étaient plus flous. Il faudra voir ce qui sera inscrit dans les programmes électoraux… Il faut dire qu’en Belgique on n’a connu, jusqu’ici, que l’interdit et la sanction. Envisager une autre réponse, en donnant la priorité à un programme de santé publique, semble difficile.
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