Selon les éditeurs de jeux (ici Call of Duty: Modern Warfare 3) et les zones géographiques, la tolérance envers les références belliqueuses ou la propagande varie. © activision

« Free Gaza », [Poutine], [Russia]… Comment les conflits du monde réel s’infiltrent dans les jeux vidéo en ligne

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

De Kiev à Gaza, les affrontements des derniers mois sont au cœur de militantismes et propagandes dans les jeux vidéo. Ce qui brouille les règles de modération.

Des manifestations propalestiniennes dans le jeu Roblox. Des répliques de Kiev dans Minecraft, associées au tag «Stay with Ukraine». Des marques de clan ou pseudos tels que [Gaza], [FreeGaza], [Russia] ou [Poutine] dans les franchises Call of Duty… Les joueurs en ligne l’auront remarqué: ces derniers mois, les références aux conflits les plus marquants du monde réel affluent massivement dans l’univers des jeux vidéo. Certains utilisent la création de contenus, au cœur des jeux dits «bac à sable» (ou sandbox games) pour plaider la cause de l’un ou l’autre camp. D’autres sillonnent les cartes de jeux FPS (first-person shooter) comme si leurs performances de tir symbolisaient la nécessité de prendre les armes pour l’une ou l’autre nation, dont ils arborent le drapeau sur leur profil. Et quand deux protagonistes rivaux se croisent, le «chat de proximité» devient parfois une sulfateuse à invectives textuelles ou orales, en particulier dans les modes les plus compétitifs.

« Outre l’anonymat, il est facile de changer de pseudo, d’afficher un drapeau. »

Pour le meilleur comme pour le pire, les jeux vidéo en ligne dépassent largement le carcan du seul divertissement. Autour d’un même jeu gravitent d’innombrables communautés partageant parfois une cause plus ou moins clivante, dont elles débattront par ailleurs sur des plateformes comme Twitch (streaming en direct) ou Discord (forums). «On a tendance à envisager le jeu vidéo comme une bulle hermétique au monde extérieur, décode Axel Imbert, chercheur-doctorant en communication à l’UCLouvain, spécialisé dans la politisation des joueurs en situation de marginalisation. Or, comme n’importe quelle autre pratique culturelle ou médiatique, il fera inévitablement écho à des grands conflits internationaux, à des problématiques sociales… Le phénomène ne me surprend donc pas, d’autant qu’il s’appuie sur une forme d’expression peu coûteuse : outre l’anonymat, il est facile de changer de pseudo, d’afficher un drapeau. Sans être marginales, ces pratiques ne concernent toutefois pas la majorité des joueurs.»

Un rassemblement proisraélien dans Minecraft.
Un rassemblement proisraélien dans Minecraft, fin octobre 2023.

«La politique du moins pire» dans les jeux vidéo en ligne

La tolérance envers le militantisme, la propagande, voire les références belliqueuses, varient en fonction de la zone géographique – ce qui est permis en Europe ne l’est pas nécessairement en Chine – et des éditeurs de jeux ; leurs codes de conduite conditionnent la probabilité de croiser ou non de tels joueurs. «On sait que chez Blizzard Entertainment, l’éditeur de jeux comme World of Warcraft ou Overwatch, la tolérance est plus faible envers certains propos, là où dans Fortnite ou Roblox, la modération laisse davantage le champ libre aux joueurs», poursuit Axel Imbert. Vu l’ampleur de la tâche, les éditeurs délèguent de plus en plus le traitement des signalements de joueurs à l’une ou l’autre intelligence artificielle, elle-même perfectible. «En fonction de leur codage, les IA offrent des biais idéologiques, souligne l’expert. Le problème, c’est que les échanges entre utilisateurs sont tellement massifs que les éditeurs se voient contraints d’appliquer la “politique du moins pire”. On peut s’inquiéter de la délégation, par les pouvoirs publics traditionnels, de ce genre de compétences à des éditeurs privés de jeux vidéo. Mais puisque les serveurs européens s’étendent jusqu’au monde arabe et à la Russie, ces éditeurs sont confrontés à des législations très différentes en matière de liberté d’expression

Pour le président Poutine, un jeu doit aussi contribuer à éduquer au patriotisme.
Pour le président Poutine, un jeu doit aussi contribuer à éduquer au patriotisme. © roblox corporation

Compte tenu de l’anonymat des joueurs et de l’utilisation fréquente de réseaux privés virtuels (VPN), il est difficile de connaître l’intention exacte de chaque utilisateur poussant plus ou moins les curseurs de la propagande. Les initiatives individuelles côtoient probablement des agissements orchestrés par l’un ou l’autre Etat. «Le monde du jeu vidéo est vraiment de nature à influencer l’opinion publique, notamment les populations jeunes», résumait récemment une chercheuse de la compagnie de sécurité ActiveFence, sollicitée par The New York Times pour débusquer des exemples de propagande russe dans Minecraft – dont une réédition de la bataille de Soledar, une ville ukrainienne capturée par les forces russes en janvier 2023. Vladimir Poutine l’a lui-même souligné lors d’un discours au Kremlin: un jeu «doit contribuer à éduquer à la fois dans le cadre des valeurs humaines universelles et du patriotisme».

Le profil de l’un des innombrables joueurs ralliés à la cause de Gaza dans Call of Duty.

Jusqu’ici, les exemples de propagande ou de militantisme repérés dans les jeux en ligne prouvent que leur nature éventuellement martiale exerce un moindre rôle que la liberté de créer des bâtiments, apparences de personnages (skins) à l’effigie d’un camp de la vie réelle. En revanche, les jeux mettant en scène la violence semblent concentrer des dérives plus spécifiques. «Il ne faut pas faire de généralités: aujourd’hui, plus de 50% de la population a des pratiques liées au jeu, tempère Axel Imbert. Il est vrai que traditionnellement, les jeux de type FPS ont davantage été infusés de discours virilistes. Mais c’est surtout la nature compétitive d’un jeu qui aura une influence sur les questions de violence verbale, de propos guerriers, discriminatoires, homophobes ou machistes.»

L’interdiction de la propagande politique ne figure pas dans les codes de conduite des principaux éditeurs. Contacté par Le Vif, le groupe Activision renvoie simplement aux règles classiques de jeu intègre et respectueux, auxquelles s’ajoutent des dispositifs visant à bannir les propos ou comportements toxiques dans les parties en ligne (plus d’un million de comptes ont fait l’objet d’une modération du chat vocal ou textuel). L’éditeur dit toutefois « prendre très au sérieux » les potentielles techniques de propagande, sans toutefois disposer de données à communiquer.

Les dérives liées à la politisation ou à la propagande dans les parties ne figurent pas non plus dans les critères du Pan European Game Information (PEGI). Ce système d’évaluation européen des jeux vidéo applique des labels de classification d’âge en fonction de différents critères (violence graphique ou verbale, peur, contenus à caractère sexuel…). Faut-il pour autant la bannir purement et simplement de l’univers du jeu vidéo, alors qu’elle envahit par ailleurs le Web et les réseaux sociaux? «Il n’y a pas de raison de légiférer spécifiquement sur les univers virtuels, estime pour sa part Axel Imbert. La liberté d’expression fait déjà l’objet d’une jurisprudence conséquente. En outre, de plus en plus d’individus ne font plus partie du public des médias traditionnels. Une inflation juridique à l’encontre des espaces d’expression gravitant autour du jeu les priverait de cette autre manière de s’exprimer par rapport à des causes sociales ou à l’actualité.» A contrario, il incombera aux éditeurs de jeux vidéo de bâtir une modération renforcée et réactive face au potentiel de propagande et de désinformation qu’offrent les univers virtuels. En sachant que l’IA ne réglera pas tout.

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