Frédéric Van Leeuw : « Marcher, c’est aussi gérer sa peur »
Frédéric Van Leeuw apprécie la lenteur de la marche, même si, au vrai, le procureur fédéral est plutôt fan de vélo. Promenade en forêt de Soignes, en chemin vers le mémorial aux victimes des attentats de 2016. Où l’on a beaucoup parlé de la peur et des réfugiés.
Le procureur fédéral, Frédéric Van Leeuw, a accepté notre proposition de se rendre, tout en répondant à nos questions, jusqu’au mémorial dédié aux 32 victimes des attentats du 22 mars 2016 dans la forêt de Soignes, au sommet de la drève de l’Infante. Il ne l’avait pas encore vu. Deux officiers de protection se placent à tous les carrefours des sentiers, préalablement reconnus. Il n’y a qu’à se laisser guider par eux (il n’y a pas de signalisation) pour s’absorber dans la conversation en jouissant des bienfaits de la forêt. En cette fin d’après-midi de juillet, le soleil perce à travers les feuillages, les feuilles déjà sèches craquent sous les pieds.
Monsieur le procureur fédéral, quel est votre rapport à la marche ?
J’aime la lenteur de la marche, parce qu’elle permet de voir beaucoup de choses. En voiture, on ne prend pas le temps de regarder. J’aime bien m’arrêter à des éléments de façade devant lesquels je suis déjà passé 10 000 fois. La marche force à lever le regard, c’est beau. On découvre la nature, des gens qu’on ne rencontre pas quand on est tout seul dans sa voiture.
Avant les attentats de 2015 et 2016, vous étiez plus libre de vous déplacer. Aujourd’hui, c’est sous protection…
Je ne suis pas là pour me plaindre. Ce n’est pas une vie de bagnard, non plus !
Vous avez repris un entraînement sportif…
Avec les attentats de Paris – l’attentat contre le musée juif de Belgique à Bruxelles, c’était un an avant -, puis ceux de Bruxelles et la commission d’enquête parlementaire, le travail a été intense, compliqué à gérer émotionnellement. On essaie de tout assumer et ce qui reste de temps, c’est pour la famille. Cela fait du bien, ici… Depuis que j’ai recommencé à faire du sport, j’ai perdu une dizaine de kilos. J’aime bien le vélo. Quand je n’ai pas le temps de sortir, il y a le vélo fixe de la maison. Ne fût-ce que suivre le Tour de France, j’adore. Je ne me vois pas faire le mont Ventoux, mais de vraies grandes randonnées, oui.
Quel genre d’écrivains lisez-vous ?
J’adore lire, mais ce n’est pas évident quand on revient tard à la maison. Pendant mes vacances, j’emporte une valise de livres. J’ai quand même lu Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, de Yuval Noah Harari. Sinon, des romans, et même, des romans policiers. Vous me prenez un peu au dépourvu… Un livre m’a beaucoup touché : L’Opticien de Lampedusa, de la journaliste anglaise Emma-Jane Kirby. C’est l’histoire d’un homme qui vit sur l’île de Lampedusa et qui, lors d’une sortie en mer, voit des gens se noyer. Il essaie d’en mettre le plus possible sur son bateau et les ramène à terre. C’est sa première rencontre avec ces réfugiés qu’on essaie de tenir à distance. On s’émeut pour la lionne de Planckendael qui a été abattue, mais un petit peu moins pour les milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui meurent en Méditerranée. Quand on les rencontre, cela donne une autre perspective.
Pour moi, le procureur est celui qui doit veiller sur le vivre-ensemble
Quel lien établissez-vous entre ces lectures et votre métier de procureur au service de la société ?
Lire me permet de profiter de la réflexion des autres. C’est en mettant les mains dans le cambouis qu’on se rend compte de l’absurdité ou du côté émotionnel de certaines réactions. Même en matière de terrorisme, il ne faut jamais oublier le côté humain, ne pas réduire la personne aux faits qu’elle commet, ne pas lire que sur le djihadisme. Le dernier livre que j’ai relu est Eichmann à Jérusalem, de Hannah Arendt. Il est remarquable parce qu’elle essaie de comprendre Eichmann, tout en soulignant la banalité du mal. On se rend compte qu’on peut ne plus se révolter contre certaines situations et que cela aide le mal à avancer. Je suis allé au Mali, il y a quelque temps, pour visiter les militaires belges. On vole plus longtemps au-dessus du désert qu’au-dessus de l’Europe. Les réfugiés doivent le traverser avant d’arriver à la Méditerranée. Beaucoup meurent en chemin.
Quel risque représente l’Afrique subsaharienne en matière de déplacement de populations ou de djihadisme ?
Je ne suis pas un grand expert en migrations mais, à titre personnel, je constate le côté irrationnel de nos peurs. Il y a très peu de réfugiés qui arrivent chez nous, en tout cas, moins qu’avant. Parmi les auteurs des attentats qui ont secoué la Belgique et la France, certains ont profité des flux migratoires et de la grande désorganisation que cela a créé, mais ils avaient un plan, ils n’ont pas demandé le statut de réfugié ni quoi que ce soit. Je suis intimement convaincu qu’on peut dresser tous les murs qu’on veut, si on ne résout pas les problèmes là-bas, ils vont continuer à venir. Il ne faut pas tout mélanger, migration et terrorisme, ni même utiliser trop vite la notion de terrorisme. Toute une série de personnes déséquilibrées prennent le drapeau de l’islamisme pour qu’on parle d’elles. Si on se laisse mener par notre peur, je pense qu’on va prendre des décisions totalement irrationnelles.
C’est une période comme ça…
Oui, mais la Belgique a été beaucoup moins polarisante que d’autres pays. Il y a des discours polarisants, mais dans les faits, il y a des efforts. J’ai été touché que notre pays prenne en charge des passagers de L’Aquarius. Je trouve qu’on ne s’est pas trop laissé mener par la peur dans la lutte contre le terrorisme. Les lois que nous demandions n’ont pas été votées en une nuit, cela montre une certaine maturité de notre système. Marcher, c’est aussi une façon de gérer sa peur…
Nous sommes arrivés au mémorial sans nous en apercevoir : un banc circulaire en pierre bleue entouré de 32 peupliers. Le procureur fédéral se penche vers une petite plaque en bois avec un nom gravé dessus, une date de naissance et une date de décès. Il se redresse : » 30 ans… « .
C’est le monde qui a été touché, avec toutes les classes sociales, même un sans-abri qui dormait à l’aéroport… Cela me fait penser au premier monument sur les marches de la Bourse. Pendant quelques jours, au centre de crise, on n’a pas dormi. Un jour où je rentrais à la maison, vers deux ou trois heures du matin, je suis passé à la Bourse et j’ai été touché de voir que c’était beaucoup les sans-abri qui maintenaient les lumières allumées. La sensibilité des plus faibles, c’est quand même important. C’est aussi ce que les victimes apportent. Elles peuvent aider nos sociétés à être plus humaines.
En montrant leurs fragilités ?
En nous apprenant d’abord à écouter et être près de ceux qui souffrent, sans nécessairement avoir la solution. C’est mieux que d’être tout seul avec sa souffrance. On a tendance à fuir, et c’est normal, c’est difficile. J’ai eu quelques entretiens avec des victimes, je ne me suis jamais imposé. Après le 22 mars, on a créé une cellule pour répondre à leurs questions, tenter de les aider à porter leur chagrin en réalisant des devoirs qui n’avaient rien à voir avec l’enquête… Mon équipe m’envoie pas mal de leurs récits. Cela ne sort jamais. Fâchées, elles ont le droit de l’être. Il y a aussi celles qui se taisent et qu’il ne faut pas oublier. Souvent, dans les médias, on entend les personnes qui crient, et cela donne une image déformée, qui a parfois un impact sur les autres. C’est inspirant, cet endroit, je ne l’avais pas encore vu, cela remue beaucoup de choses ( il s’arrête), et je pense aussi aux victimes belges à l’étranger.
La Tunisie…
Il y a eu la Tunisie, Copenhague, Paris, New York, le Mali, la Turquie, Barcelone… Les victimes du 22 mars 2016 étaient de quinze nationalités différentes. On ne vit pas sur une île. Nous avons fait l’erreur de le penser en laissant, au début, partir les djihadistes et, maintenant, comme avec les returnees ou la problématique des prisons, ça nous revient comme un boomerang. C’est pour cela que le travail au parquet fédéral est passionnant, même s’il est très dur : on ouvre la fenêtre et c’est le monde qui entre. On a le drame du MH17 abattu en Ukraine, la Sierra Leone et le pillage des diamants du sang, bientôt une cour d’assises pour le Rwanda…
Comment la sensibilité d’un homme et le cadre institutionnel d’un petit pays peuvent-ils assumer toute cette misère ?
On a beaucoup parlé de Mai 68. L’année clé de ma jeunesse a été 1989 : 68 à l’envers. C’est Wind of Change des Scorpions, la Chine qui tremble, la chute du mur de Berlin, les pays de l’Est qui recommencent à faire partie de notre monde, la fin de l’apartheid. Une époque extraordinaire pour un jeune, avec beaucoup de rêves. Et puis, il y a eu la première guerre du Golfe, on était reparti dans nos délires avec le pétrole. Malheureusement, c’est la vie, mais cet espoir de paix est mon moteur.
Vous n’aspirez jamais à cultiver votre jardin ?
C’est une distinction qui n’a pas lieu d’être. Le monde est chez vous. Quand vous rencontrez quelqu’un qui vient d’Erythrée, vous commencez à vous intéresser à l’Erythrée, ne fût-ce que pour l’aider à avoir ses papiers, ce que j’ai fait beaucoup quand j’étais jeune. C’est rassurant d’être ignorant. On a un téléphone, on sait tout de suite ce qui se passe, et ça nous rend tellement indifférent ! En 2015 et 2016, les attentats se trouvaient en première page des journaux mais, récemment, quand on a empêché un attentat en France (NDLR : contre un rassemblement du mouvement d’opposition iranien Moudjahidin du peuple), la nouvelle s’est retrouvée en cinquième ou sixième page. Cela demande un effort de s’informer. Avec les nouveaux médias, on lit beaucoup moins, et moi en premier, j’ai cette tentation.
Entouré comme vous l’êtes, saturé d’informations, l’exercice personnel de la lecture est-il encore nécessaire ?
Bien sûr ! Même quand il ne s’agit pas de votre domaine de compétence, on apprend toujours. Je ne veux pas donner l’impression de prendre toute la misère du monde sur moi. Le monde, il est comme il est, mais quand on ne regarde que son petit jardin, on ne voit pas à quel point il a de la valeur. La Belgique est un pays qui, historiquement, a rayonné dans le monde entier. Le fait de commencer à se disputer n’est pas sans lien avec le repli sur soi. Bon. Je suis en train de philosopher… Ça, c’est la marche !
La cellule responsable des attentats de Paris et de Bruxelles est-elle complètement démantelée ?
Les juges d’instruction travaillent encore sur toute une série d’éléments. On va vraiment en profondeur. Il y a encore du travail, ne fût-ce que parce qu’il faut des preuves avant de condamner quelqu’un pour terrorisme. Il ne faut pas se tromper, sinon, on devient la caricature de soi-même.
La Belgique a-t-elle échappé à cette caricature ?
Il y a eu le passage de vingt-quatre heures à quarante-huit heures pour le délai de privation de liberté. Avant cette loi, on plaçait la personne sous mandat d’arrêt pendant cinq jours, prolongé un mois, parfois, quand on n’avait pas eu le temps de vérifier tous les soupçons. Maintenant, si dans les quarante-huit heures – j’avais même demandé septante-deux – on n’a rien trouvé, la personne risque moins de se retrouver en détention préventive. Les parlementaires ont pris le temps de la réflexion. Il y a eu des auditions. C’est une manière aussi de lutter contre la peur.
Compétent sur le territoire national pour les faits graves ou de portée internationale, le parquet fédéral est devenu le pivot de la lutte antiterroriste. Lors de sa création, en 2002, beaucoup craignaient qu’il soit instrumentalisé par le pouvoir exécutif…
On oublie que, dans la Constitution, le parquet est indépendant ; le procureur fédéral l’est aussi. Je peux comprendre que l’exécutif a besoin d’informations, mais le politique doit comprendre qu’un parquet indépendant est un atout. Quand on veut toucher à la justice un peu partout dans le monde, on touche le procureur. Vous pouvez avoir les juges les plus indépendants du monde, si vous n’avez pas un procureur qui leur amène les cas, ils seront indépendants pour les questions de voisinage, pas pour les questions essentielles. C’est une préoccupation que je partage avec mes collègues des autres parquets du pays sans lesquels le parquet fédéral n’existerait pas. Quand on voit leurs difficultés à recruter…
Pourtant, le travail au parquet semble le plus excitant des métiers de la justice…
Je ne sais pas, n’ayant jamais été juge, même si c’était mon intention, mais j’ai commencé mon stage avec Nadia De Vroede, responsable de la section » jeunesse » du parquet de Bruxelles, qui m’a fait changer d’avis. Pour moi, le procureur est celui qui doit veiller sur le vivre-ensemble. On tape beaucoup sur le parquet belge dans le débat actuel sur la procédure pénale. Le juge d’instruction a été inventé à un moment où il fallait défendre l’individu contre le despotisme éclairé. Deux cent ans plus tard, nous vivons une époque d’individualisme exacerbé. Le rôle du parquet est de rééquilibrer les choses. Je ne suis pas du tout d’accord avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui tend à nous considérer comme une partie comme une autre. Est-ce, pour autant, qu’il faut supprimer le juge d’instruction ? Je ne sais pas, ce sont des choix politiques, mais ce n’est pas un débat anodin. Nous sommes parfois trop modestes… Le modèle du parquet belge, indépendant et maître de sa communication, attire l’attention de beaucoup de pays qui n’ont pas ce système : la France, les pays de l’Est.
Y aura-t-il encore des attentats ?
C’est le genre de question à laquelle il est difficile de répondre. Il y a moins de dossiers qu’auparavant, mais ils concernent beaucoup de jeunes, de très jeunes, ce qui veut dire que la question du radicalisme n’est pas réglée. Il y a aussi la problématique des prisons. Il faut aller aux sources du problème et, ça, c’est de la responsabilité de chacun.
Néanmoins, selon Eurostat 2016, le budget consacré à l' » ordre et sécurité publics » (police, justice, prison, protection civile) est de 3,3 %. Comment fait-on ?
On a le modèle que l’on a. Les efforts sont faits et continuent à l’être pour augmenter notre niveau de sécurité mais, à un moment donné, je ne serais pas opposé à une diminution du budget du parquet fédéral pour l’affecter ailleurs. C’est ce que je disais aux militaires belges au Mali : nous sommes là pour éteindre les incendies, mais comment faire en sorte que les foyers ne démarrent pas ? Je suis convaincu qu’il faut beaucoup plus investir dans ce qui crée du lien. Quand j’étais jeune, j’ai tout fait pour éviter le service militaire, mais où a-t-on encore l’occasion de mettre ensemble un jeune de Molenbeek, pour ne pas le citer, un jeune francophone, un jeune Flamand, pour une année consacrée gratuitement à la communauté ? Les tweets de Daech, ce n’était pas des trucs religieux, mais de l’amitié, un appel à la justice… Les jeunes ont des idées très radicales. J’ai parlé de 1989… Est-ce que notre société leur propose des choses en commun ? Casser la carapace de l’individualisme, ce n’est pas un discours facile. L’intérêt de la marche, c’est d’avoir disposé d’une heure pour l’expliquer. Parfois, la réflexion a besoin de temps. La peur, ça vient vite.
Le vrombissement de la drève du Comte annonce la fin de la marche. Le procureur fédéral repart dans sa voiture aux vitres teintées.
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