Carte blanche
Formation de gouvernements et déception de la politique
Au lendemain de ces élections, où les uns ont progressé (parfois plus, parfois moins que prévu) et la plupart des autres estiment n’avoir pas perdu (en baissant moins que redouté ou pronostiqué), il s’agit désormais de composer des majorités en respectant un certain nombre de critères.
Dans notre pays, le vote « à la proportionnelle » [1] implique la plupart du temps la constitution de coalitions qui peuvent être dotées de plus ou moins d ‘évidence ; certaines ont même été décrites, on s’en souvient, comme « contre-nature » [2].
Avant les élections que nous venons de vivre, les argumentaires ont été largement dominés par le recours à la figure logique de la disjonction, où les termes de l’opposition sont présentés comme incompatibles : continuer la politique socio-économique menée au fédéral ou la stopper ; prendre en compte ou non l’urgence climatique, etc.
Soucieux de se distinguer, les partis ont pu d’ailleurs aller jusqu’à nommer des exclusives (jamais avec un tel ; si c’est avec nous, alors ce sera sans eux, etc.).
Au lendemain de ces élections, où les uns ont progressé (parfois plus, parfois moins que prévu) et la plupart des autres estiment n’avoir pas perdu (en baissant moins que redouté ou pronostiqué), il s’agit désormais de composer des majorités en respectant un certain nombre de critères (au fédéral, la majorité composée doit être, en principe [3], majoritaire dans chaque groupe linguistique).
Nous sommes frappés d’entendre à quel point cet exercice obligé alimente aujourd’hui la déception ou la défiance envers « la politique », soit en l’occurrence envers l’exercice légitime d’un pouvoir dans une démocratie. Cette déception n’est pas le fait exclusif de personnes qui se définissent désormais comme « apolitiques » ou qui affirment ne pas/plus du tout s’y intéresser : des militants de toutes couches sociales, des citoyens bien informés, engagés dans leur vie quotidienne et professionnelle, nous partagent un sentiment qui flirte avec le dégoût : la composition de telles majorités post-élections jette pour eux un discrédit inexorable sur l’exercice du pouvoir ; certains nous ont même dit avoir regretté d’avoir voté…
Leur raisonnement implicite semble être le suivant : ça ne sert à rien de voter, puisque les adversaires d’hier peuvent devenir les alliés d’aujourd’hui (la parole des politiques n’est donc absolument pas crédible). Lorsque le recours à disjonction a été massif et intense, l’alliance ultérieure n’en est que plus suspecte.
Ne pas prendre acte de cette déception ne nous paraît pas possible et pourrait même s’avérer catastrophique pour les partis, qu’ils acceptent de composer de telles majorités ou qu’ils s’y refusent. Cette déception n’est pas en effet un accident de parcours, elle s’inscrit dans une tendance lourde qui préoccupe.
Mais comment prendre du recul par rapport à une telle attitude déceptive ?
Le raisonnement qui invoque les conséquences inéluctables d’un vote « à la proportionnelle » (la nécessité de s’associer à d’autres pour exercer le pouvoir), même s’il est exact, paraît bien court. L’argument qui met en avant que, dans les votes à la majorité (où le parti qui arrive en tête gouverne seul, quel que soit son résultat) ne convainc pas vraiment non plus : obtenir 30 % des votes exprimés (alors que le taux d’abstention est énorme) peut donner tout pouvoir exécutif à une « majorité » fort minoritaire…
Est-on pour autant condamné à la résignation d’un « c’est ainsi » en invoquant que les défauts de la démocratie sont, somme toute, moins graves que ceux d’autres systèmes de gouvernement? Nous ne le pensons pas.
Mais comment dialoguer avec les déçus ?
Plutôt que d’évoquer ce à quoi les autres devraient s’attacher à réfléchir, il nous a paru plus pertinent de nous imposer à nous-mêmes un recul réflexif, en nous donnant pour tâche d’explorer une question qui pourrait être formulée comme suit : « à quelles conditions, de notre point de vue, la constitution de majorités non homogènes pourrait-elle nous paraître légitime, même si elle intervenait entre des partis que l’on perçoit ou qui se sont perçus comme de farouches adversaires ? »
Etre de bon compte
Nous pensons qu’il faudrait d’abord reconnaître que les paradoxes ou les contradictions ne sont pas situées seulement dans les partis. Les attentes des uns et des autres peuvent aussi en contenir.
Par exemple, l’exigence de « clarté et transparence » qui semble faire évidence aujourd’hui, si elle oublie qu’elle doit être contextualisée (c’est-à-dire reliée à une temporalité, à un registre…), ne peut que produire une impression de reniement ; si on exige de la clarté et de la transparence de chacun séparément avant les élections (ce qui est légitime) en oubliant que gouverner imposera de composer avec des intérêts différents, si ce n’est divergents, on ne peut qu’être conduit à comparer des choses qui ne sont pas vraiment comparables.
Autre paradoxe : si nous souhaitons savoir « pour qui voter » en pleine connaissance de cause et que nous donnons une interprétation très individualiste de ce souhait (on prétend alors voter pour des gens, pas pour des groupes), nous ne pouvons que voir d’un mauvais oeil des négociations qui ne peuvent, elles, qu’être menées par des groupes…
Bref, les modalités des joutes avant les élections peuvent produire en tant que telles des effets déceptifs.
Mais s’efforcer d’être ainsi de bon compte n’est évidemment pas suffisant. Nous voudrions indiquer que, de notre point de vue, les prises de position dans trois domaines, si elles étaient explicitées, seraient de nature à nous rassurer sur la légitimité de majorités composites.
Interpréter le vote non par rapport aux candidats, mais par rapport aux votants
Par exemple, les partis en lice estiment-ils en l’occurrence que le désarroi du groupe populaire (groupe qui reste majoritaire quoi qu’on en dise) peut s’exprimer dans des votes qui paraissent opposés ?
Pierre Bourdieu l’a clairement exprimé :
« Je prends l’exemple un peu brutal du débat permanent sur les opinions en politique des dominés, en particulier des travailleurs manuels, de la classe ouvrière : comment expliquer que, selon les conjonctures, les mêmes ouvriers puissent se reconnaître dans des messages de type matérialiste, communiste, et dans des messages fascistoïdes, nationalistes, etc. ? C’est simplement que la même expérience pratique (avec des variantes) est justiciable d’explicitations différentes. Cela fait le pouvoir des producteurs spécifiques de représentations discursives du monde social : ils ont le pouvoir de transformer les constructions pratiques, de les représenter (le mot « représentation » est capital). Au fond, les professionnels ont le monopole de la représentation et du passage à l’explicite qui est le passage à la représentation dans tous les sens du terme. » [4]
Ce raisonnement nous pousse à dire :
– les partis ont une responsabilité dans la manière dont l’expérience pratique, en l’occurrence des dominés, est représentée : c’est eux qui la produisent en partie ;
– c’est de cette représentation qu’ils tirent leur légitimité (la manière dont ils explicitent cette expérience pratique leur confère le droit de parler en son nom, d’exercer le pouvoir en son nom) ;
– ils ont dès lors la responsabilité de réduire autant que faire se peut la distance entre cette expérience pratique et la représentation qu’ils en font.
On peut ainsi penser que la déception sera d’autant moins forte que l’expérience pratique du groupe représenté restera au coeur des discussions qui doivent conduire à la constitution de majorités.
Nous avons bien noté que la lutte contre la pauvreté était présentée par beaucoup comme une priorité pendant la campagne.
Nous ne pouvons qu’insister dès lors sur le fait que c’est en référence à l’expérience pratique de la pauvreté que des majorités légitimes peuvent se constituer et penser leur action.
Faute de quoi, le sentiment d’abandon par l’État, de désespoir par rapport à l’État, qui est si présent dans le monde populaire, risque de s’accroître.
Si on veut éviter la déception par rapport à la politique, il semble exclu de faire encore un peu plus de la même chose, de repartir comme avant, comme si de rien n’était.
Ne pas réduire le débat à des questions de programmes et encore moins de mesures, mais clarifier ses choix structurels
En amont des questions de programmes et de mesures, il nous semble en effet que la légitimité de majorités se joue dans des choix plus structurels.
En premier lieu, il s’agit de se déterminer par rapport à ce que l’on appelle la théorie du ruissellement : selon celle-ci, il « suffit » de créer de la croissance et de la richesse pour qu’en bas de la société la situation des populations s’améliore. Nous voyons depuis des années qu’il n’en est rien [5]. Va-t-on enfin abandonner ce discours et ce raisonnement ?
En second lieu, va-t-on enfin pouvoir reconnaître que « l’État Social Actif » fait fausse route ?
L’État Social Actif construit une image de passivité et de profit des personnes qui sont privées d’emploi. Il s’agirait donc de les « stimuler », de les « responsabiliser », de les « activer », passives qu’elles seraient. C’est oublier que les attitudes exigées dépendent de conditions de possibilité qui ne sont pas réunies. Va-t-on enfin se préoccuper de les réunir, cesser cette hypocrisie ?
En troisième lieu, peut-on réfléchir aux moyens d’agir de telle sorte que les personnes en situation de vulnérabilité voient leur sort s’améliorer directement. Nous savons bien qu’une telle amélioration prend du temps, mais peut-on au moins enclencher des investissements significatifs en étant clairs sur le temps qui sera nécessaire pour qu’ils produisent leurs effets ?
Investir dans le social n’est pas un luxe qui dépend d’un disponible quand on a réglé tout le reste. C’est agir sur le socle même de la société, dont la politique dépend. Limiter la déception, c’est produire une amélioration progressive, mais directement sensible.
Ne pas rester confinés dans le microcosme politique
Nous avons rappelé ci-dessus qu’il n’y avait pas de correspondance totale entre les groupes représentés, leurs représentants, élus sur base de la représentation des problèmes qu’ils ont construite à l’intention de leurs électeurs.
Mais la différence n’est pas l’indifférence.
L’élection est un moment de rencontre des mandants que sont les citoyens. Mais il s’agit d’entretenir le lien, de ne pas le casser une fois les votes entendus.
L’importance accordée à une écoute permanente de la parole critique, par exemple associative, nous paraît un autre élément significatif de la lutte contre la déception structurelle envers la politique. Nous attendons des futures majorités qu’elles se prononcent aussi sur la place qu’elles comptent accorder à la vie associative dans l’élaboration des décisions de pouvoir qu’elles prendront.
Par Christine Mahy et Jean Blairon (Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté)
[1] Le CRISP définit ainsi le scrutin proportionnel : « dans le cadre d’une élection, système d’attribution des sièges qui vise à donner à chaque liste un nombre de sièges proportionnel à son nombre de voix », cfr http://www.vocabulairepolitique.be/scrutin-proportionnel/
[2] L. Onkelinx, à propos d’une coalition PS/MR.
[3] Dans le précédent gouvernement, ce principe n’était pas respecté pour les partis francophones.
[4] P. Bourdieu, Sociologie générale, tome 2, Paris, Seuil, 2016, p. 1074
[5] Comme l’avance d’ailleurs le prix Nobel d’économie J. Stiglitz : « »La croissance n’a profité qu’à quelques-uns au sommet alors que les salaires les plus bas ont stagné pendant des décennies », constate Joseph Stiglitz, taclant au passage la théorie économique dite « du ruissellement ». « Si on ne change rien, cela va continuer à aller mal. Il faut réécrire les règles, pas pour revenir à ce qu’il y avait avant mais pour écrire l’économie du 21e siècle ». (https://trends.levif.be/economie/politique-economique/le-prix-nobel-stiglitz-avance-sa-recette-pour-reecrire-les-regles-de-l-economie-europeenne/article-normal-1110207.html)
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