Flexi-jobs et intérim à durée indéterminée: l’avenir est-il à la flexibilité et à la précarité?
Les flexi-jobs sont partout, la Flandre les réclame même dans les écoles. Au-delà des apparences, s’agit-il vraiment d’une formule qui gagne? Les réponses d’Esteban Martinez-Garcia, sociologue du travail (ULB).
L’école flamande manque cruellement de bras: des professeurs embauchés dans le cadre d’un flexi-job, que réclame le ministre de l’Enseignement Ben Weyts (N-VA) auprès du pouvoir fédéral, pourraient-ils être d’un quelconque secours?
Je ne le pense pas. Si cette mesure permettrait de mobiliser dans les classes des pensionnés ou des personnes qui ont déjà un autre emploi (NDLR: une activité principale égale, au minimum, à 4/5e d’un temps plein), elle ne répondra pas au problème structurel que connaît l’enseignement: le manque d’attractivité du métier, la forte précarité en début de carrière, des défis pédagogiques difficiles. Recourir aux flexi-jobs reviendrait à combler une pénurie en y rajoutant une couche de précarité.
Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre fédéral de l’Emploi, a donc raison de fermer la porte à cette éventualité en jugeant la formule inadaptée au milieu de l’enseignement?
Il a tout à fait raison de rejeter ce genre d’appel ponctuel à des personnes qui pourraient avoir du mal à s’intégrer dans une équipe pédagogique, à s’investir de manière durable dans un projet pédagogique. Le risque de défaut d’implication est réel.
Au départ limité à l’Horeca et au commerce, le flexi-job n’en finit plus de gagner du terrain. L’Open VLD, entre autres, recommande sa généralisation: faut-il encourager ce type d’emplois?
La liste des secteurs d’activité admis à recourir aux flexi-jobs ne cesse effectivement de s’allonger (NDLR: sport, arts de la scène, culture, boucherie et boulangerie, coiffure, santé à l’exception des fonctions de soins). On retrouve là le processus d’institutionnalisation de formes de mises au travail au départ atypiques, qui étaient censées répondre à un besoin de flexibilité et permettre au débutant de mettre le pied à l’étrier dans un emploi qui correspond à sa qualification, et qui sont à présent utilisées comme des solutions à long terme. Le secteur de l’intérim connaît cette évolution.
Esteban Martinez- Garcia: «On assiste au développement durable d’une forme de précariat à l’intérieur du salariat.
Le parcours du flexi-job n’est pas sans rappeler celui du travail étudiant qui, de bien balisé au départ, est devenu quasi structurel. Ces formules de travail sont-elles détournées de leur objectif initial?
On assiste à un relâchement du cadrage. Les entreprises et les secteurs d’activité utilisent aujourd’hui de façon structurelle des formes d’emploi non prévues à cette fin et qui étaient encore, il y a dix ou quinze ans, considérées comme des formes de trafic de main-d’œuvre et à ce titre illégales. Cette pratique revient aussi à permettre à des entreprises de se décharger de la gestion de leurs ressources humaines sur les agences d’intérim, qui se retrouve ainsi externalisée.
Pierre-Yves Dermagne, encore lui, ne souhaite pas que «les flexi-jobs remplacent les emplois réguliers». Peut-on alors parler de jobs irréguliers?
Ces types de contrat à l’appel, en fonction des besoins de l’entreprise, sont une pratique interdite en Belgique. Avec la promotion de l’emploi intérimaire, celle-ci a toutefois connu une forme de légalisation moyennant une certaine régulation. Nous sommes entrés dans une logique croissante de contrats à temps partiel qui exigent une énorme disponibilité et qu’il est difficile de refuser sous peine de se voir exclure du circuit.
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Le mauvais emploi serait-il en train de chasser l’emploi «convenable»?
Le risque existe que des régimes – je me refuse à les qualifier de statuts – d’emplois moins régulés finissent par se substituer à des emplois fixes, de meilleure qualité, liés à une forme de représentation syndicale et encadrés par des conventions collectives de travail. Cette évolution se manifeste avec la volonté du groupe Delhaize de franchiser ses magasins intégrés. Avec, pour conséquence, d’entrer toujours plus dans un processus de nivellement des emplois par le bas.
Jusqu’à devenir une norme?
Je nuancerais l’emploi de ce terme. Parler de norme supposerait de pouvoir attacher à ces formes de travail une légitimité qui me paraît beaucoup plus contestable. Toutes les enquêtes sérieuses, c’est-à-dire indépendantes du secteur lui-même, montrent que les personnes employées sous contrat intérimaire cherchent, à la première occasion, à décrocher une place fixe là où elles ont été envoyées en mission. Je n’assimile pas le phénomène de pluriactivité à un progrès social. Et je ne suis pas sûr de l’intérêt qu’il peut y avoir à évoluer vers une société de slasheurs (NDLR: personnes qui exercent plusieurs métiers/activités) «découpés» en plusieurs emplois qui impliquent, en vertu d’un contrat-cadre, une disponibilité et une dépendance disproportionnée au bon vouloir de l’employeur.
La formule «séduit» pourtant de nombreux travailleurs. Ne peut-on pas s’épanouir dans un flexi-job comme dans un job étudiant ou s’y résigne-t-on nécessairement?
Si le flexi-job connaît un certain succès en tant que source complémentaire de revenus, on peut considérer que c’est parce que le salaire dans l’emploi principal exercé par le flexi-travailleur est insuffisant et que le compléter répond à une nécessité. Les pensionnés peuvent sans doute y trouver un moyen de rester utile dans une activité professionnelle mais aussi une façon d’étoffer le montant de leur pension.
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Autre innovation en cours dans ce registre de l’emploi flexible: la promotion du contrat d’intérim à durée indéterminée. On peut déceler un brin de contradiction dans le concept…
Elle s’inscrit dans la volonté du secteur intérimaire de disposer en permanence, dans sa recherche de clients à satisfaire, d’un noyau de candidats favorables à l’idée de travailler régulièrement pour plusieurs utilisateurs et qui sont mis à leur disposition. On évolue dans le registre d’emplois tampons qui sont, soit dit en passant, les premiers à être sacrifiés en cas de crise.
Quelle philosophie peut-on dégager derrière ces nouvelles approches du monde du travail?
Le phénomène a pour effet de transformer le système économique en affaiblissant considérablement en son sein la capacité de résistance, de contestation et de revendications par une réduction du nombre de travailleurs fixes en mesure de résister à certaines demandes de flexibilité. La mise en compétition des différentes formes de dérégulation de la mise à l’emploi risque ainsi de tirer vers le bas la partie des emplois régulés et entame la cohésion sociale. Sans parler des implications sur le financement de la sécurité sociale de ces emplois fortement exonérés de charges sociales.
Ces nouvelles formes d’emploi changent-elles le rapport au travail?
Même si le CDI à temps plein reste la norme et est statistiquement dominant, les jeunes intègrent une forme de socialisation à la précarisation, que l’on songe à la généralisation de stages non rémunérés, au travail étudiant structurel ou à tous les jobs payés au lance-pierre. Ces régimes ne font qu’amplifier la période de transition professionnelle chez les jeunes, suscitant en outre un sentiment de précarité. Cette évolution n’est pas de bon augure.
Un nouveau type de prolétariat est-il en train d’émerger?
Pour rejoindre le constat du sociologue français Robert Castel (NDLR: spécialiste de la sociologie du travail, 1933-2013), on assiste au développement durable d’une forme de précariat à l’intérieur du salariat. Ce n’est pas tant à un remplacement de l’emploi salarié, qui reste dominant, auquel on assiste mais davantage à un processus de dégradation au sein même du salariat.
La chasse aux inactifs bat son plein: remise au travail des malades de longue durée, service communautaire imposé aux chômeurs flamands de plus de deux ans. L’obsession est-elle justifiée?
Le monde de l’entreprise a toujours intérêt à ce qu’il y ait beaucoup de candidats à l’emploi, ce qui représente un moyen de freiner les revendications salariales. A côté de l’emploi standard, stable, coexistent des tas de situations intermédiaires appelées à constituer des réserves tampons de main-d’œuvre suffisamment volumineuses pour que le marché de l’emploi ne soit jamais à court de travailleurs. On ne poursuit pas un objectif de plein emploi mais un objectif de pleine activité. Dans cette perspective, personne ne peut échapper à l’obligation d’être disponible sur le marché, de façon volontaire ou contrainte. Le processus peut être insidieux lorsqu’il pousse les gens à accepter n’importe quel job peu qualifié, sans aller dans le sens d’une amélioration régulée de la qualité de l’emploi. Ce qui conduit à un appauvrissement de l’emploi et à une alimentation du précariat.
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