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Faut-il scinder la justice en 2, flamande vs. francophone ? « Ca aurait tout son sens »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Une justice belge bien malade bientôt sur le billard, pour une scission nord-sud censée la remettre d’aplomb: en Flandre, on y aspire. L’avis de Stefan Sottiaux, professeur de droit public à la KU Leuven.

Vous venez de consacrer, avec le juriste Arvid Rochtus, une étude approfondie à la défédéralisation de la justice. La perspective vaut-elle la peine d’être soulevée?

Du côté flamand, la question est déjà à l’agenda politique depuis longtemps. L’étude, fruit d’une commande de la ministre flamande de la Justice, Zuhal Demir (N-VA), vise à objectiver le débat en listant les avantages et les inconvénients d’une défédéralisation, à partir d’une analyse scientifique du fonctionnement de la justice dans quinze Etats à travers le monde. Mais le choix entre une défédéralisation plus poussée ou une refédéralisation de la justice revient au politique, cela va de soi.

Notre organisation judiciaire actuelle serait-elle devenue une anomalie?

La Belgique se distingue par une justice restée très unitaire, en dépit des transferts de compétences aux entités fédérées (NDLR: Régions et Communautés) lors de la sixième réforme de l’Etat. Elle fait même figure d’exception parmi les autres Etats fédéraux. Hormis l’Autriche centralisatrice et certains Etats autoritaires comme la Russie et la Malaisie, la Belgique est le seul pays où les entités fédérées sont aussi peu impliquées dans la politique judiciaire. La question de savoir si cet héritage historique est encore adapté à la nouvelle réalité fédérale mérite d’être posée.

La réponse va-t-elle de soi et si oui, doit-elle passer par une justice encore plus scindée entre nord et sud?

Tout le monde s’accorde pour dire que l’appareil judiciaire actuel est sous-optimisé, sous-financé, sous-digitalisé. Il souffre d’un énorme arriéré judiciaire, d’une politique carcérale très critiquée, y compris à l’échelle internationale, et d’un manque d’homogénéité des compétences. L’attribution de l’exécution des peines carcérales et alternatives, partagée entre un niveau fédéral toujours compétent pour les peines classiques et des entités fédérées en charge des maisons de justice et du bracelet électronique, confine au surréalisme et à l’absurde. D’autant que l’enseignement, le sport et la culture, qui sont des matières dévolues à la Flandre et à la Communauté française, sont importantes pour une politique de réintégration des détenus. En ce sens, une défédéralisation peut concourir à insuffler à la justice une nouvelle dynamique.

Stefan Sottiaux - «La politique criminelle pose une question de déficit démocratique. Le ministre fédéral de la Justice ne peut en répondre devant le parlement flamand.»
Stefan Sottiaux – «La politique criminelle pose une question de déficit démocratique. Le ministre fédéral de la Justice ne peut en répondre devant le parlement flamand.» © Photo News

On ne rend plus justice de la même manière au nord et au sud du pays?

Effectivement, en dépit de compétences restées fédérales, une scission de la justice est déjà en partie réalité. Quoique difficiles à constater de manière empirique, les différences d’approche culturelle, d’aspirations et de priorités entre nord et sud existent. Le phénomène est net en matière de droit de sanction des mineurs, qui est du ressort des entités fédérées. Une enquête de la VUB a mis en évidence la préférence des francophones pour l’approche classique de la protection alors que le nord du pays opte davantage pour un modèle sanctionnel et réparateur. Le recours au bracelet électronique en est un autre exemple: là où la Flandre expérimente son application aux mineurs, côté francophone, on s’en tient au cadre classique de son emploi. Les règles actuelles de compétence ne sont plus adaptées à cette réalité de deux mondes.

Le statu quo n’est-il plus tenable?

La politique criminelle soulève une question de déficit démocratique puisque aujourd’hui, le ministre fédéral de la Justice fixe l’affectation des ressources limitées dont il dispose mais ne peut en répondre devant le parlement flamand.

De quels attributs le niveau fédéral devrait-il se dépouiller?

Confier aux entités fédérées l’exécution des peines, la politique pénitentiaire, les tribunaux de première instance ou encore la police locale dont le financement et la compétence restent curieusement dans le giron du fédéral, aurait tout son sens. A l’inverse des francophones, la Flandre penche pour l’aménagement de plus grandes zones de police, ce qui n’est pas possible actuellement.

Où s’arrêter dans le transfert de la justice?

Tout défédéraliser n’est pas souhaitable. La criminalité transfrontalière, les problématiques de la drogue, des armes et du terrorisme, qui, lui, nécessite une approche centrale, devraient rester entre les mains d’un parquet fédéral et de la police fédérale. La Cour constitutionnelle, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat feraient bien de rester aussi à l’échelon fédéral, tout comme le droit économique, commercial et des entreprises.

Si ce n’est qu’une question d’efficacité, ne serait-il pas plus avisé de refédéraliser toute la justice?

L’évolution vers une autonomie accrue des entités fédérées, vers des visions culturelles et des approches différentes entre nord et sud, montre qu’il serait plus difficile d’entamer un tel processus. La question de savoir si une défédéralisation de la justice rendra son fonctionnement plus simple appelle une réponse nuancée: oui et non. Le processus sera de toute façon complexe. Aujourd’hui déjà, le fait que les entités fédérées ne soient pas compétentes ne les empêche pas d’agir en matière de justice sur la base de compétences implicites, ce qui mène aussi à des situations complexes et à des tensions. Les domaines déjà défédéralisés en matière de justice ne soulèvent pas non plus de problèmes particuliers, que l’on songe au droit de l’environnement devenu régional ou à la loi sur les baux d’habitation. Une défédéralisation de la justice, à l’inverse d’une scission de la sécurité sociale, ne soulèverait pas le principe du maintien de la solidarité.

Concevoir une justice spécifiquement bruxelloise ne relèvera-t-il pas d’un vrai casse-tête?

La solution ne pourra être que complexe, à l’image de la réalité institutionnelle bruxelloise. On peut envisager un transfert de la compétence judiciaire à la Région mais cela reviendrait à couper les liens avec les deux communautés, ou un modèle calqué sur celui de l’enseignement en Région bruxelloise. Les deux communautés sont dès lors compétentes pour les tribunaux néerlandophones et francophones à Bruxelles et la Cocom (NDLR: Commission communautaire commune) pour les justices de paix bilingues. Notons aussi que la Belgique vient d’être une fois encore condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour son organisation judiciaire défaillante, mais cette fois, la Cour oblige la Belgique à prendre des «mesures structurelles» afin de s’attaquer au problème à Bruxelles.

Après avoir été entendu au parlement flamand, avez-vous été invité à présenter aussi les lignes de force de votre étude devant les assemblées wallonne, bruxelloise ou francophone?

Non, pas à ce jour. Je n’ai eu du côté politique francophone aucune réaction, ni négative ni positive.

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