Faut-il régulariser les sans-papiers? (débat)
Les politiques tiraillés entre non-assistance à personne en danger et éthique de responsabilité. Les positions de Véronique De Keyser, présidente du Centre d’action laïque et Mark Elchardus, professeur émérite en sociologie à la VUB.
Véronique De Keyser (CAL): « On ne peut réduire un sans-papiers à une question de règles non suivies »
Si c’est pour opposer une déclaration gouvernementale muette sur la régularisation à des gens parfois prêts à mourir pour l’obtenir, autant remplacer les ministres par des algorithmes, dénonce Véronique De Keyser, présidente du Centre d’action laïque et ancienne députée européenne PS.
Plus de 400 sans-papiers en grève de la faim depuis le 23 mai à Bruxelles pour obtenir la régularisation de leur situation illégale: c’est la chronique d’un drame annoncé?
Ce genre de situation dramatique est appelé à se produire régulièrement puisque la poussée migratoire ne faiblit pas et ne faiblira pas si l’on songe à l’arrivée prochaine des réfugiés climatiques. Cette crise resurgit au sortir d’un régime de confinement qui a touché les sans-papiers de plein fouet et les a plongés dans une situation de détresse terrible alors qu’ils avaient déjà traversé l’enfer avant d’arriver chez nous. Cette main-d’oeuvre exploitée, sans droits reconnus, est doublement victime de la vulnérabilité.
Que révèle ce bras de fer entre le combat de gens poussés au désespoir et la logique légaliste des dirigeants politiques?
Que prôner avec une fermeté sans faille la fermeture des frontières ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais. Il n’y a aucun dividende à attendre ou à espérer d’une telle politique. C’est un mauvais calcul qui n’a jamais rien rapporté, un combat perdu d’avance. Le problème n’est pas uniquement du ressort de la Belgique, on le sait. Avec toute cette misère et la guerre qui frappe aux frontières, il n’est pas possible de maintenir la porte fermée.
Le gouvernement fédéral campe sur ses positions. Les règles dans un Etat de droit, ça se respecte, non?
Rien ne bouge effectivement alors que nous sommes confrontés à une crise humanitaire qui exige que l’on pare au plus pressé. C’est un sentiment d’urgence citoyenne qui s’impose aujourd’hui. On a vu passer beaucoup de misère au cours de cette crise sanitaire, mais ce qui arrive maintenant relève de l’intolérable.
Une politique migratoire humaine mais ferme. Les deux versants du credo martelé sont-ils compatibles?
« Je ne bouge pas mais je suis humain car il y a toujours moyen de s’arranger »: ce discours est connu, calqué sur une fermeté de principe par rapport à une déclaration gouvernementale à laquelle le politique s’accroche. La régularisation des sans-papiers n’est pas dans la déclaration gouvernementale. Donc, au nom de ce principe sacré, on laisse en Belgique 400 grévistes de la faim flirter avec la mort. Dans ce cas, qu’on nous donne des algorithmes plutôt que des ministres, on y verrait plus clair. La Covid-19 n’était pas non plus dans les déclarations gouvernementales, elle a pourtant été gérée, et pas si mal que ça, parce que des vies étaient en jeu. Aujourd’hui, d’autres vies le sont aussi et le temps presse. L’humanitaire ne peut être réduit à une variable d’ajustement du politique, qu’il croit pouvoir utiliser ou non quand il peut en tirer avantage.
Il n’y a aucun titre de gloire à tirer à se montrer ferme devant une armée de démunis.
Les politiques manqueraient-ils donc à leur devoir?
J’ai beaucoup de respect pour les politiques et loin de moi l’idée de tirer sur eux à boulets rouges. Mais ils usent avec une hypocrisie consommée d’un double discours qui joue tantôt sur le registre rationnel tantôt sur la fibre émotionnelle. Admettre que quelqu’un meure devant vous après l’avoir laissé exploiter, est-ce cela l’humain? Où est l’humain dans le chef de partis inaudibles, au milieu de ce silence assourdissant? Au CD&V (NDLR: parti du secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, Sammy Mahdi) pour qui la vie d’un foetus est apparemment plus sacrée que celle d’un sans-papiers, ce sens de l’humain laisse manifestement à désirer. On ne peut réduire le problème des sans-papiers à un ensemble de règles qui ne sont pas suivies. Sans avoir de position irréductible à propos d’une régularisation collective, nous demandons, au Centre d’action laïque, une régularisation des sans-papiers qui se sont intégrés à la vie de notre pays dans l’ombre, parfois depuis de nombreuses années. Il faut tout essayer, on peut jouer sur des alternatives, travailler au cas par cas, à partir d’une objectivation des critères mais qui, hélas, ne vient toujours pas.
Face à la dégradation de l’état de santé des grévistes de la faim, atteint-on le stade de la non-assistance à personne en danger?
Oui, tout à fait. Des gens sont prêts à mourir pour pouvoir rester chez nous. Quelque chose est touché dans le plus profond de notre être. C’est à notre manière de concevoir l’Etat de droit que l’on s’attaque. Il y a des fondamentaux démocratiques que l’on ne peut brader. Il faut éponger la dette que la Belgique a envers celles et ceux qui vivent parmi nous, parfois depuis très longtemps, dans des conditions généralement épouvantables. S’il faut passer par la mort d’un sans-papiers, l’échec sera terrible pour ce gouvernement. Il n’y a aucun titre de gloire à tirer à se montrer ferme devant une armée de démunis de tout.
« Aussi dramatique qu’elle soit, ce n’est pas la grève de la faim qui doit déterminer la politique », déclare le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD). Faut-il céder à une forme de chantage?
La grève de la faim, c’est l’arme des désespérés, de ceux qui n’ont rien, ni argent, ni pouvoir, ni relations, qui n’ont plus rien d’autre que leur corps à livrer à une négociation. Ou alors qui n’ont plus qu’à crever. Vous appelez ça du chantage? Il ne s’agit pas de faire pleurer dans les chaumières mais de réussir une lutte ou de sortir les pieds devant.
Céder sur la régularisation des illégaux, c’est créer un appel d’air. L’argument est connu, n’a-t-il pas un fond de vérité?
Tout le monde est tétanisé par ce qui est en train de se produire. Mais de quoi a-t-on peur au juste? De perdre son identité et sa culture? D’une invasion de celles et ceux qui viendraient manger le pain des Belges? Les études le montrent, le bilan économique d’un apport migratoire est positif, plus encore dans une période où il y a une demande de main-d’oeuvre, singulièrement en Flandre confrontée à des métiers en pénurie qui peinent à trouver preneur aux offres d’emploi. Il est grand temps de démystifier toutes les peurs fabriquées, agitées et qui ont été exacerbées par le confinement.
Mark Elchardus (VUB): « Régulariser ne fera que reproduire ce jeu cruel »
Grève de la faim, lèvres cousues: face à « la mise en spectacle de la souffrance » des sans-papiers, Mark Elchardus, professeur émérite de sociologie (VUB), attend du politique qu’il maîtrise ses émotions et s’en tienne à l’éthique de la responsabilité.
Le retour à l’agenda politique du dossier de régularisation de sans-papiers a-t-il de quoi surprendre?
Non vu le retour en force d’une pression migratoire. Nous sommes à la veille d’une nouvelle crise d’une ampleur comparable aux grandes vagues de 2014 à 2016 engendrées par les retombées de la crise financière de 2008.
Qu’est-ce qui se joue derrière ce bras de fer d’une intensité dramatique?
Le conflit fondamental entre les partisans de frontières contrôlées et les partisans des frontières ouvertes. Ces derniers, en se gardant de le dire ouvertement, s’emploient à rendre la politique d’asile et de contrôle effectif des frontières quasiment impossible en entravant le traitement efficace des demandes d’asile, en favorisant la migration illégale, en tentant de contrarier le rapatriement des personnes déboutées et ils cherchent à couronner tous ces efforts en obtenant une régularisation pour les sans-papiers. C’est un jeu très cruel auquel nous assistons, dans lequel on se demande où se situe l’humain.
Où y-a-t-il une place pour la grève de la faim dans un Etat où il existe un droit d’asile qui se respecte?
« Des gens sur le terrain jettent tous les jours de l’huile sur le feu. Il faut que cela s’arrête », dénonce le secrétaire d’Etat Sammy Mahdi (CD&V). Il y a instrumentalisation de la cause des sans-papiers?
Je n’en sais rien mais il y a indiscutablement une mise en spectacle de la souffrance. Les sans-papiers qui font la grève de la faim ne sont pas seuls, ils sont conseillés. Quand on touche de manière globale à la migration, il y a partout instrumentalisation et elle rapporte d’ailleurs beaucoup d’argent à certains. Il est bon que les gens réagissent à cette souffrance mais elle rend difficile une réflexion sur le long terme. Il appartient au politique de comprendre et de faire comprendre que l’on ne peut continuer ce jeu cruel. Et que régulariser ne fera que reproduire ce jeu et probablement stimuler la migration illégale.
Que faut-il penser du recours à la grève de la faim ou à la pratique de se coudre les lèvres pour tenter d’obtenir gain de cause?
Je rejoins Sammy Mahdi lorsqu’il considère qu’il s’agit d’une forme de chantage. Où y a-t-il une place pour la grève de la faim dans un Etat où il existe un droit d’asile qui se respecte? Spéculer sur la mort d’un sans-papiers pour faire pression en faveur d’une régularisation, ce n’est pas de la politique civilisée.
Le gouvernement De Croo se retrouve face un dilemme chaque jour plus tragique. Invoquer la déclaration gouvernementale muette sur une régularisation est-il la meilleure façon de le gérer?
Une déclaration gouvernementale n’est pas un chiffon de papier, si des membres de la coalition estiment ne plus être en accord avec ce qui figure dans ce texte, qu’ils en tirent les conclusions. Le sociologue Max Weber ( 1864-1920 ) a établi la distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, celle à laquelle se tient le secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration soutenu par le gouvernement. Mais le PS et Ecolo(NDLR: partenaires de la coalition), en voulant se saisir de la grève de la faim et des lèvres cousues pour forcer une régularisation, témoignent d’un manque de sens des responsabilités. Le monde ne se portera mieux qu’avec des politiques qui maîtrisent leurs émotions, se comportent de manière responsable et rationnelle.
Confiné dans le mauvais rôle, le gouvernement n’a-t-il pas de toute façon perdu la bataille de la communication?
A court terme peut-être mais je n’en suis pas du tout sûr quand auront lieu les prochaines élections. Une majorité de la population veut une politique d’asile et de migration efficace et partage la position de l’actuel gouvernement, même si j’observe des différences de sensibilité entre le nord et le sud du pays. Encore faudrait-il vérifier si le positionnement du PS et d’Ecolo reflète l’état réel de l’opinion francophone. Ce qui est en jeu, c’est l’existence même du droit d’asile qui souffre de cette obsession portée à la migration illégale. En cela, ce dossier des sans-papiers lui rend un mauvais service.
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