Faut-il interdire les trottinettes électriques partagées ? « On peut comprendre que les villes finissent par dire stop »
Sécurité, gestion de l’espace public, bilan environnemental discutable: les inconvénients des trottinettes électriques partagées semblent l’emporter sur leurs avantages, constate l’économiste et urbaniste Frédéric Héran, maître de conférences à l’université de Lille.
Apparues dans nos villes en 2018, les trottinettes électriques partagées suscitent une polémique permanente. Certains y voient un moyen de transport flexible et complémentaire aux transports en commun. D’autres, un vecteur de désordre et d’incivisme, par ailleurs dangereux pour l’ensemble des usagers. En juillet dernier, le gouvernement bruxellois a adopté plusieurs mesures de la dernière chance pour les réguler, qui entreront en vigueur en janvier prochain: deux opérateurs maximum, une flotte totale de huit mille unités (contre 21 000 jusqu’ici), des «drop zones» obligatoires et des limitations à 8 km/heure dans toutes les zones piétonnes du territoire. La Wallonie a, elle aussi, serré la vis dans un récent arrêté. Toulouse, Barcelone, New York, Paris: plusieurs grandes villes les ont déjà purement et simplement interdites.
Interdire les trottinettes en libre service, est-ce une fatalité?
Comme des études menées à Paris l’ont démontré, les usagers de trottinettes électriques en libre service sont beaucoup moins respectueux du code de la route que ceux disposant d’une trottinette personnelle. D’abord et avant tout parce qu’elles ne leur appartiennent pas. Quand c’est la vôtre, et qu’elle vous a coûté cinq cents à mille euros, vous y faites nettement plus attention. Les unités en libre service engendrent aussi beaucoup plus d’incivilités que les autres. Ce phénomène a été constaté dans plusieurs villes à travers le monde: il n’y a donc pas de facteur culturel.
Cet incivisme est-il inhérent au concept même de libre-service, quand il s’applique à des moyens de déplacement sans permis?
Les vélos en libre-service sans stations ont, eux aussi, généré d’énormes problèmes un peu partout. Outre l’aspect lié à la propriété, il y a une question d’âge et de genre: il se trouve que ceux qui dégradent les trottinettes sont plutôt des jeunes hommes. Ce n’est pas là un discours antijeunes. Les spécialistes de la délinquance nous expliquent que depuis toujours, un adolescent cherchant à exprimer sa virilité nouvelle a davantage tendance à l’exercer sur les objets environnants. A Paris, par exemple, on a remarqué que les Vélib’ étaient surtout vandalisés autour des centres d’apprentissage. Constatant cela, JC Decaux (NDLR: l’un des exploitants de l’époque de ces vélos partagés) s’était rendu dans les écoles pour expliquer aux ados comment ces vélos étaient réparés, à la suite de quoi les dégradations ont diminué.
Depuis l’été 2022, les trottinettes électriques sont déjà interdites aux moins de 16 ans à Bruxelles. Il n’est plus question non plus de transporter un passager ou de rouler sur le trottoir. Visiblement, ces garde-fous ne suffisent pas…
D’autres problèmes se posent. L’un d’eux concerne les usages de nuit, quand les transports publics sont à l’arrêt. Cela peut générer certains comportements dangereux, qu’il est très difficile de contrer: vous n’allez pas mettre un policier à la sortie de tous les endroits où des fêtes ont lieu. On peut comprendre que les villes finissent par dire «stop». Par ailleurs, la trottinette électrique serait trois à quatre fois plus dangereuse que le vélo, d’après les premières statistiques, notamment en raison de leur instabilité intrinsèque.
A cela s’ajoute la problématique du stationnement des trottinettes. D’où la généralisation des «drop zones» à Bruxelles.
Les opérateurs connaissent en effet ainsi la localisation de l’ensemble de leur flotte. On peut donc obliger l’usager à remettre la trottinette dans un lieu précis, au mètre près. Quand Paris a décidé cela il y a plus d’un an, cette obligation a globalement été respectée. Mais ces lieux de stationnement restaient assez désordonnés. Au moindre choc ou coup de vent, vous voyiez tomber une quinzaine de trottinettes. Cela contribue à donner une image dégradée de la ville.
Exclure les trottinettes partagées en milieu urbain, n’est-ce pas se priver d’un moyen plus écologique que d’autres pour effectuer des trajets de courte ou moyenne distance?
L’un des présupposés souvent entendus est que ces trottinettes seraient bénéfiques pour l’environnement. Or, c’est plus compliqué que cela. Au départ, elles étaient même très nuisibles à cet égard: elles étaient remplacées au bout d’un mois. Conscients du problème, les opérateurs ont fait de gros efforts, reconnaissons-le, pour améliorer la fiabilité et la durabilité de leurs engins. Rappelons toutefois que c’est surtout leur fabrication qui pose problème. L’aluminium nécessite beaucoup d’énergie qui, dans un pays comme la Chine, provient de sources très carbonées. Il faut ensuite s’intéresser au report modal: les usagers des trottinettes viennent-ils de la voiture? La réponse est très majoritairement négative. Il apparaît que ce mode de déplacement se fait principalement au détriment de la marche, du vélo en libre-service et des transports publics. A Paris, on estime que seuls 20% des usagers de trottinette électrique la substitueraient à la voiture, ce qui me paraît déjà élevé. Si ce sont des piétons ou des cyclistes qui se mettent à la trottinette électrique, ce n’est ni bon pour l’environnement ni pour leur santé, vu qu’il s’agit d’un mode de déplacement passif.
A vous entendre, les inconvénients des trottinettes partagées semblent l’emporter largement sur leurs avantages. Faut-il dès lors les interdire?
C’est au politique de donner la réponse. En tant que chercheur, mon rôle est d’expliquer qu’elle est plus compliquée qu’on pourrait le penser. Mais il est vrai que les avantages paraissent minces par rapport aux inconvénients, surtout dans les espaces publics particulièrement denses. Qui favorise-t-on d’abord en fonction des modes de déplacement, dans une ville quelle qu’elle soit? Il se trouve qu’en Belgique, les Régions ont choisi, en suivant le principe «Stop» (NDLR: selon l’acronyme flamand Stappen, trappen, openbaar vervoer en privévervoer), d’octroyer la priorité à la marche, puis au vélo, aux transports publics et enfin aux véhicules privés. Si les trottinettes en libre-service embarrassent les piétons ou s’avèrent dangereuses pour eux, on peut comprendre que les élus les interdisent.
Vu l’emprise persistante de la voiture dans l’espace public, certains considèrent que l’on ne peut se passer d’aucune alternative à celle-ci, même imparfaite…
Il ne s’agit pas de supprimer toutes les trottinettes, mais les unités en libre-service. Soit vous l’achetez, soit vous la louez, auquel cas vous vous engagez à la rendre dans son état d’origine, ce qui responsabilise beaucoup plus l’usager. A Paris, les trottinettes électriques partagées ne représentaient que 20% du parc total. Mais c’était le segment qui posait le plus problème, et de loin.
Vu les tensions qu’elles engendrent, ces trottinettes ont-elles finalement porté préjudice à la transition vers des «modes doux», envers laquelle certains automobilistes restent très hostiles?
Dans une ville dense, la lutte pour l’espace public existe depuis toujours. Elle prend des formes différentes selon les époques. Il est vrai que l’on vit une période de transition. Il n’y a pas si longtemps, on trouvait normal de donner la priorité à la voiture, jusque sur les trottoirs. Quand le vélo a fait son retour dans les années 1980-1990, des automobilistes étaient fous furieux à l’idée qu’un cycliste les dépasse. Or, la voiture prend une place gigantesque, de l’ordre de 65 m2, puisqu’elle nécessite, en règle générale, trois places de stationnement: une à domicile, une au travail et une autre dans l’espace public. Mais les premières analyses en matière de report modal tendent à prouver que la suppression des trottinettes en libre-service ne ramènera pas nécessairement plus de voitures dans les rues.
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