Carte blanche
Faut-il interdire l’alpinisme ?
Généralement, quand une activité, même apparemment inutile, entraîne un risque, plutôt que de l’interdire, on l’encadre de règles et de bonnes pratiques visant à gérer ce risque. Pourtant, quand il s’agit de consommation de (certaines) drogues, la réponse est toute différente: l’interdiction pure et simple, voire la criminalisation.
Fondamentalement, l’alpinisme ne sert à rien. Du moins, pas à grand-chose. Certes, se déplacer en montagne peut être utile, mais on peut fort bien délaisser les pentes les plus raides. Pour ce qui est d’atteindre les sommets, on a aujourd’hui des moyens bien plus rapides et confortables, comme l’hélicoptère. Pourtant, mû par un éternel besoin de se dépasser, l’homme n’a jamais renoncé à gravir les pics les plus périlleux, souvent au risque de sa vie. Et manifestement, ça n’étonne personne. L’alpinisme est un loisir, un sport parmi d’autres, qui peut devenir pour l’un ou l’autre une obsession, une drogue, l’histoire d’une vie – et quelque fois d’un trépas. C’est ainsi, et tout le monde l’accepte.
Bien entendu, l’alpinisme n’est pas une activité pour tout le monde. Il faut être en pleine possession de ses moyens, en bonne condition physique, et surtout, aimer ça – chacun son truc. Si toutes ces conditions sont réunies, il va aussi de soi qu’à moins d’être inconscient ou suicidaire, on n’aborde pas la montagne sans certaines précautions. Il faut être équipé en fonction de la randonnée en perspective, connaître un minimum la montagne, ses caprices et ses codes, et de préférence se faire accompagner d’un guide. On ne gravit pas le Mont Blanc à la légère et sans préparation. Mais tout le monde le sait, car l’alpinisme est dans les moeurs.
La montagne tue… plus que certaines drogues
Malheureusement, chaque année, la montagne tue. Rien qu’en France, plusieurs dizaines d’accidents fatals sont à déplorer chaque année, impliquant parfois des montagnards chevronnés. C’est ainsi : ils ont pris un risque, qu’ils connaissaient bien, et il suffit que celui-ci se matérialise une seule fois pour que l’issue soit tragique. Le risque existe, on le limite autant que possible, et pour le reste on vit avec, en espérant que la fatalité frappe ailleurs ou un autre jour. Pour autant, l’alpinisme n’est pas une activité honteuse, et personne ne songerait à l’interdire, tout au plus l’encadre-t-on.
Quand il s’agit d’alpinisme, tout cela paraît assez trivial et évident. Plus généralement, quand une activité, même apparemment inutile, entraîne un risque, plutôt que de l’interdire, on l’encadre de règles et de bonnes pratiques visant à gérer ce risque. Pourtant, quand il s’agit de consommation de (certaines) drogues, la réponse est toute différente : l’interdiction pure et simple, voire la criminalisation. Et aucun moyen n’est trop coûteux, en termes budgétaires ou sociaux, pour faire respecter celle-ci.
A quoi servent les drogues ?
Transposons tout ce qui précède à la consommation de drogues, juste pour voir. Pour commencer, à quoi servent les drogues ? Si l’alcool et le tabac sont autorisés et largement consommés, c’est qu’ils servent à quelque chose pour leurs utilisateurs : se calmer les nerfs, passer un moment convivial, se détendre après une journée stressante, faire la fête, fuir ses problèmes, etc. Les drogues illégales peuvent également servir à tout cela, mais à bien plus encore : les opiacés et opioïdes peuvent calmer, voire supprimer temporairement, des affects trop puissants que l’usager n’est pas prêt à affronter ; la cocaïne peut donner de l’énergie et augmenter la confiance en soi ; les amphétamines peuvent couper la faim, combattre la fatigue et favoriser la concentration ; l’ecstasy favorise la communication sociale et l’empathie ; le cannabis soulage les douleurs et atténue les symptômes liés à des affections médicales nombreuses et variées ; les psychédéliques semblent promis à un brillant avenir en thérapie pour soigner des affections comme la dépression, l’addiction et le stress posttraumatique. Comparé à l’alpinisme, l’indice d’utilité des drogues semble donc tout à fait convaincant. Et comme l’alpinisme, la consommation de drogues semble relever chez l’homo sapiens d’une tendance irrépressible : de tous temps et en toutes circonstances, ce dernier a trouvé des moyens divers et ingénieux pour modifier sa conscience.
Pourtant, les drogues non plus, ce n’est pas pour tout le monde. C’est peut-être pour cela qu’il en existe une telle diversité, afin que chacun puisse trouver la substance qui lui correspond le mieux, à moins de choisir de n’en consommer aucune.
La montagne tue plus que certaines drogues: faut-il interdire l’alpinisme ?
Chaque substance, comme l’alpinisme, s’accompagne de contre-indications spécifiques, et de précautions à observer en cas d’usage. Le problème, c’est que ce qui est interdit ne peut pas être assumé ouvertement et ne fait pas l’objet d’une large conscience culturelle. Ainsi, s’il paraît évident à chacun qu’on ne se lance pas dans la conquête d’un sommet en liquette et en tongs, les usagers d’héroïne par intraveineuse ont mis du temps, par exemple, à réaliser que le partage de seringues était un vecteur de transmission du VIH. Leur consommation étant interdite et donc cachée, elle ne faisait pas l’objet de connaissances largement partagées ni d’une information claire et complète fournie aux usagers. Aujourd’hui encore, la simple information de réduction des risques, qui vise à éviter ou limiter les conséquences néfastes de la consommation d’une substance illégale, est mal vue par nombre d’autorités. Aux yeux de ces dernières, elle constituerait une incitation à la consommation plutôt qu’une diminution du risque – risque censé justifier la prohibition, et qu’il serait peut-être par conséquent mal venu de voir diminuer… ? Il serait sans doute intéressant de demander à des adeptes de l’alpinisme si c’est la disponibilité d’informations sur les risques de leur sport favori qui les a incités à se mettre à le pratiquer…
Les drogues actuellement légales font le plus de ravages
Malheureusement, chaque année, les drogues tuent, elles aussi. Les drogues légales comme illégales, s’entend. Certaines (comme l’ecstasy, pour ne citer que celle-là, consommée tous les week-ends par des milliers d’usagers et qui ne tue que très exceptionnellement) font proportionnellement moins de morts que l’alpinisme, dont le nombre de pratiquants est somme toute limité, et qui reste malgré tout un sport dangereux. De plus, malgré l’argumentaire de dangerosité souvent invoqué pour interdire certaines substances, ce sont – et de loin – les drogues légales qui s’avèrent les plus meurtrières. Les statistiques montrent que c’est le tabac qui est responsable du plus grand nombre de décès, suivi de l’alcool et des drogues illicites qui, prises toutes ensemble, n’occasionnent qu’une fraction des ravages de ces deux drogues légales. Il faut ajouter à cela que les drogues illicites tuent en partie par la piètre qualité de la substance (produite et vendue par des mafias, non contrôlée et donc potentiellement frelatée) et le manque d’opportunité de consommation à moindre risque (ainsi que d’information à ce sujet). Le nombre de décès et autres dommages liés aux drogues actuellement illicites diminuerait donc encore en cas d’encadrement légal. Pour ce qui est du potentiel addictif, l’alcool et le tabac figurent dans le top 5 des substances les plus addictogènes, en compagnie de l’héroïne et de la cocaïne, et loin devant le cannabis et l’ecstasy. Quant à l’argument selon lequel il faudrait maintenir la prohibition pour éviter que la consommation de drogues illicites atteigne les niveaux du tabac et de l’alcool, il a été maintes fois infirmé par les expériences de dépénalisation : il n’y a proportionnellement pas plus de fumeurs de joints aux Pays-Bas qu’en Belgique ou en France (au contraire), et la consommation de drogues anciennement illicites n’a pas explosé au Portugal après leur décriminalisation ; en revanche, le nombre de personnes dépendantes, de décès par overdose et de contaminations par le VIH s’y est trouvé fortement réduit. Enfin, des études ont montré que certaines catégories de substances, comme les psychédéliques, représentent un risque très limité : elles n’engendrent pas de dépendance, et les occurrences d’effets délétères durables liés à leur usage sont rares. Et pourtant, il semble que ce risque objectivement très faible soit inacceptable au point qu’il faille les interdire.
A ce stade de la réflexion, on commence à se rendre compte que ce n’est pas du tout le risque lié aux substances illicites qui rend celles-ci illégales. Non seulement les drogues légales ont un impact sur la santé publique bien plus dévastateur que celles qui sont interdites, mais pour toutes les activités risquées autres que la consommation de drogues (de l’alpinisme à la conduite automobile en passant par l’équitation ou le travail en hauteur), un ensemble de bonnes conduites, éventuellement encadrées par des lois, suffit à rendre le risque acceptable et accepté. De manière plus générale, on peut se poser la question de savoir quelle est la pertinence de l’interdiction de comportements qui relèvent du libre choix de l’individu. Il existe bien d’autres arguments (sociaux, sanitaires, juridiques, géopolitiques, économiques, etc.) en faveur d’un encadrement légal de la consommation de drogues, mais ils dépassent de loin notre souhait de démontrer que la notion de risque, même si elle est régulièrement invoquée, n’est un argument ni central ni cohérent pour justifier la prohibition de certaines drogues. Au moindre doute à ce sujet, il suffit de se poser la question : est-il déjà venu à l’idée de quiconque d’interdire l’alpinisme ?
Signataires :
- Sébastien Alexandre, directeur de la Fedito BXL asbl
- Mathieu Bietlot, Président de Liaison Antiprohibitionniste asbl
- Gwenaël Breës, journaliste indépendant, réalisateur, membre du cinéma Nova
- Florence Caeymaex, chercheur FRS-FNRS à l’Université de Liège, membre du comité d’éthique de la SCMR de Liège
- Christopher Collin, directeur de DUNE asbl
- Nelson das Neves Ribeiro, chercheur au Centre de recherches Pénalité sécurité & déviances (ULB)
- Tom Decorte, criminologue, Institut de recherche sociale sur les drogues, Université de Gand
- Dominique De Fraene, professeur à l’Université Libre de Bruxelles
- Jean-Marie Dermagne, avocat, ancien bâtonnier et maître de stages à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve.
- Maud Devroey, directrice d’Infor drogues asbl
- Sarah Fautré, coordinatrice de Liaison Antiprohibitionniste asbl
- Maurizio Ferrara, psychologue à Infor Drogues asbl
- Catherine Forget, avocate
- Marie François, sociologue, adepte de l’alpinisme
- Zoé Genot, députée régionale Ecolo
- Muriel Goessens, directrice de Transit asbl
- Christine Guillain, professeure de droit pénal à l’Université Saint Louis-Bruxelles
- Hans Henkes, assistant social à la M.A.S.S. de Bruxelles
- Vincent Huberland, Médecin généraliste, Chercheur en médecine générale à l’Université Libre de Bruxelles
- Eric Husson, coordinateur Projet Lama asbl
- Stéphane Jans, avocat
- Antoine Janvier, enseignant et chercheur à l’Université de Liège
- Dan Kaminski, professeur à l’école de criminologie de l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve
- Nicolas Leonardy, médecin directeur de la M.A.S.S. de Bruxelles
- Bérénice Libois, responsable « testing » à Modus Vivendi asbl
- Dominique Lossignol, médecin à l’Institut Bordet
- Christophe Marchand, avocat
- Kris Meurant, Président d’I.Care asbl
- Peter Muyshondt, membre d’Anyone’s Child, Transform Drug Policy Foundation et fondateur de l’ASBL Urban Wolf
- John Nève, Doctorant à Paris 1 Panthéon Sorbonne & USL-B, Centre d’économie de la Sorbonne/Centre de recherche en économie
- Julien Pieret, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles
- Julien Pieron, chargé de cours à l’Université de Liège
- Catherine Plenevaux, comptable et responsable d’un label de musique
- Jérôme Poulin, criminologue
- François Provenzano, enseignant-chercheur à l’Université de Liège
- Lou Richelle, médecin généraliste, chercheuse au DMG de l’ULB dans le domaine des assuétudes et employée au Projet Lama asbl
- Edgar Szoc, enseignant
- Olivier Taymans, journaliste et traducteur
- Olivier Theuerkauff, médecin
- Julien Uyttendaele, député régional PS et avocat
- Bruno Valkeneers, chargé de communication à Transit asbl
- Catherine Van Huyck, directrice de Modus Vivendi asbl
- Olivia Venet, Présidente de la Ligue des droits humains
- Dominique Werbrouck, administratrice de Liaison Antiprohibitionniste asbl
- Jerry Werenne, médecin
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