Carte blanche
Facettes du voile islamique: repenser le religieux dans les espaces publics (carte blanche)
Brigitte Maréchal, sociologue et professeure à l’UCLouvain, prône « un débat sociétal apaisé pour ouvrir des perspectives multi-échelles et plus inclusives ».
La question complexe du port de signes convictionnels dans les institutions publiques suscite toujours de vives réactions. Elle se rapporte à des conflits de valeurs et à des conflits d’intérêts importants, e.a. la nécessaire impartialité de l’tat et de ses agents, la liberté religieuse, l’égalité et la non-discrimination, les rapports de genre. Elle touche aussi l’orientation globale de la société : la détermination des traits saillants de la culture publique, façonnée par les mutations de la société et des consensus socio-politico-institutionnels, au gré des rapports de pouvoirs. Mais divers débats sont biaisés, qu’il faut comprendre et modérer tous azimuts.
Le voile: au coeur de traditions, de pratiques religieuses et de mobilisations sociales et politiques, voire d’une volonté d’émancipation
Beaucoup de discours contradictoires circulent à son propos mais le port du voile n’est pas qu’une pratique individuelle qui résulte d’une seule aspiration personnelle. Certes, beaucoup de femmes voilées associent au voile des significations existentielle, culturelles, identitaires et/ou esthétiques de manière autonome, réfléchie, parfois même à l’encontre de leurs proches masculins. Le voile peut aussi signifier un lien personnel profond de confiance, de réassurance ou de soumission à une entité suprahumaine. Mais peut-on évincer voire dénier le caractère tout autant collectif et symbolique voire protestataire ou même politique de cette pratique vestimentaire ? Celle-ci n’évoque-t-elle pas tout autant l’affirmation d’un régime de pudeur publique en extension d’un régime normatif religieux singulier (dont certaines traductions politiques, telles les déclarations islamiques des droits de l’homme, heurtent de front les valeurs prônées dans les sociétés occidentales en affirmant la non reconnaissance de la liberté de conscience)?
Son essor historique résulte du déploiement d’offres religieuses particulières de courants islamistes ou piétistes qui ont tenté de marquer les corps et les âmes pour refonder une société musulmane face à l’Occident colonial. Et même en Europe, après les décolonisations, en invoquant la menace de l’enfer ou sous prétexte que le foulard incarnerait la piété voire la dignité personnelle de celles qui l’assument et de leurs familles. En s’appuyant sur certains dogmes au coeur de l’orthodoxie islamique et la débordant, ces discours ont saturé l’espace de sens musulman depuis cinquante ans. Ils suscitent de l’incompréhension et des distanciations au coeur des sociétés européennes sécularisées, et toujours plus ignorantes du fait religieux alors qu’il reste une donnée majeure à l’échelle mondiale.
Des cadrages et prises de recul doivent être opérés, ne serait-ce que pour assumer le caractère conflictuel des histoires et de leurs représentations collectives réciproques. Et celui-ci devra être dépassé car les modalités de réappropriations du foulard continuent de varier : des femmes, y compris salafistes, et des blogueuses mobilisent aussi désormais cette pratique religieuse peu banale pour contester voire s’émanciper du patriarcat, y compris sous le format d’une mode consumériste ou de l’humour. D’autres l’envisagent comme un positionnement au sein de relations interethniques alors que des personnes d’ascendance musulmane, qui se définissent dorénavant comme laïques, ne l’associent qu’à un symbole d’oppression hégémonique qui perdure.
Les caricatures radicales du religieux font fi d’apports élémentaires du croire dans la construction des individus et des sociétés
Sur base de nos recherches sur les regards et relations réciproques depuis plus de 15 ans, y compris au sein d’institutions publiques, on constate que de nombreux discours d’auteurs influents ou de citoyens ordinaires associent les religions et les religiosités à autant d’évidences, soit à des mythes archaïques voire à des idéologies abrutissantes ou qui légitiment des drames. Leur point commun consiste à opposer le religieux, envisagé comme l’expression de croyances dogmatiques, au savoir rationnel et scientifique qui seul serait digne d’être pleinement considéré.
Or, l’approche qui relègue le religieux au seul domaine de l’irrationnel est problématique. Elle oublie que les religions incarnent des ressources identitaires et éthiques qui offrent du sens et des espérances aux croyants, tout en leur fournissant des balises pour se situer, se structurer et nourrir des engagements solidaires.
Inversement, ces religieux intégralistes, qui confondent le croire à de la certitude, évincent l’importance fondamentale du doute dans l’acte même de croire ; ils semblent tout autant ne pas parvenir à considérer la singularité de cette expérience existentielle, confiante et volontaire, d’une relation vivante à une altérité irréductible.
L’urgence de reconsidérer la gestion du fait religieux en société
Les prismes déformants reflètent la dureté de postures idéologiques qui tiennent peu compte du caractère pluriel, construit, contextuel et relationnel des identités, ancrées dans des mémoires et toujours enchevêtrées, évolutives. Celles-ci s’élaborent au gré des discours politiques et sociétaux, de la constitution ou non de dispositifs de confiance, de pédagogies déployées pour transmettre des balises par-delà la diversité des sensibilités historiques, culturelles etc. Un début de solution consisterait à mieux valoriser les postures rationnelles et autocritiques par rapport aux positions d’exclusion du religieux et aux revendications militantes proches de l’islamisme, dont celles qui consolident leur aura sur la diffusion constante d’informations victimaires sur les musulmans.
Nous l’avons vu, le voile fait l’objet de multiples significations. Et nous savons que notre société, construite autour de la reconnaissance d’une sphère publique et de multiples systèmes fonctionnels autonomes, procède au gré de cadres et registres distincts. Des actions sociales particulières sont tolérées à certaines échelles, pas à d’autres. Des solutions existent donc, qui consistent à considérer les normes sociétales ou législatives, à certaines échelles, comme compatibles avec une certaine présence du religieux alors que d’autres ne le sont pas. Le déploiement de rapports différenciés et moins crispés aux religions et aux religiosités permettrait le déploiement d’une sécularisation apaisée.
Brigitte Maréchal, sociologue, directrice du CISMOC (Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain) et professeure à l’UCLouvain.
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