Vincent Laborderie

Face au séparatisme, l’hypothèse du « stand-alone » bruxellois (carte blanche)

Vincent Laborderie Politologue à l'UCL et co-auteur avec Nicolas Parent du livre Good Morning Belgium.

Vincent Laborderie, politologue à l’UCLouvain, critique le projet d’une Fédération belge composé de deux entités. Les scénarios du « stand-alone » bruxellois constituent en réalité probablement la meilleure manière de contrer le séparatisme flamand, plaide-t-il.

Sauf rebondissement de dernière minute, la Belgique sera prochainement dotée d’un gouvernement fédéral de plein exercice. Pourtant, la longue crise que nous avons traversée ne doit pas nous rassurer quant à la stabilité future de l’édifice belge, bien au contraire.

La durée de cette crise interpelle d’abord. Même s’il y eut l’intermède du gouvernement Wilmès II, à la fois minoritaire et de plein exercice, on ne peut manquer de remarquer que les 541 jours sans gouvernement de 2010-2011 ne sont plus vraiment une exception. Mais il y a bien plus inquiétant pour la stabilité de la Belgique et la pérennité de son caractère fédéral.

Tout d’abord, la force du Vlaams Belang qui, si l’on en croit tous les sondages d’opinion, n’a fait que croître depuis son succès aux dernières élections. Un autre élément est peut-être plus important, car plus durable: le retour de la N-VA à ses fondamentaux séparatistes. Si le parti nationaliste avait mis ses revendications communautaires au frigo le temps d’une coalition suédoise, celles-ci en sont ressorties brusquement depuis.

On ne saura bien sûr jamais ce qu’il serait resté de la note Magnette-De Wever après une négociation avec d’autres partis – si tenté qu’un accord fut possible sur ces bases. Mais on peut tout de même pointer que la N-VA avait, par exemple, comme revendication de soumettre à révision l’ensemble des articles de la Constitution. Le message politique est ici clair : on entendait ne s’imposer aucune limite et tout réécrire en partant d’une page blanche. Menacé qu’il est par le Vlaams Belang et renvoyé dans l’opposition fédérale, il y a peu de chances de voir le parti nationaliste renoncer à cette volonté de Tabula Rasa en 2024.

Les Francophones doivent donc se préparer à l’hypothèse de voir la réforme prévue par tous en 2024 se présenter sous la forme d’une remise en cause radicale du caractère fédéral de la Belgique. Face à cette perspective, MM. Charles-Étienne Lagasse et Jean-Luc Robert proposent, dans un texte publié par Le Vif/L’Express, que les Francophones s’unissent en un « Espace Wallonie-Bruxelles » qui regrouperait la Région Bruxelles-Capitale, la Région wallonne et la Communauté germanophone.

Lire aussi: Le projet d’une Fédération belge à deux entités

Avant toute chose, il faudrait tout de même se demander si tant les dirigeants que les citoyens de ces entités ont véritablement envie d’un tel regroupement. La cause semble être entendue concernant la Communauté germanophone, dirigée par un ministre-président ouvertement régionaliste et où la demande d’autonomie par rapport à la Région wallonne fait consensus. Mais l’on peut aussi s’interroger concernant Bruxelles, dont il est utile de rappeler que 60% de la population n’est pas née en Belgique[1]. Pour ces primo-arrivants, l’adhésion à un espace francophone commun avec la Wallonie est tout sauf évidente.

Néanmoins, le problème principal de cette idée est qu’elle procède d’une logique de confrontation: face à la Flandre, il faut être uni pour être plus fort. Cette posture est éventuellement compréhensible dans le cadre d’une négociation. Mais une fois celle-ci achevée, qu’auront gagné les entités qui se seraient liées entre elles en faisant l’impasse tant sur leurs désirs que leurs intérêts propres? En outre, si l’on analyse froidement le rapport de force démographique, économique et politique entre Flamands et Francophones, il est douteux que la confrontation tourne en faveur de ces derniers. Fondamentalement, on peut se demander si, voulant répondre au séparatisme flamand, cette posture n’aura pas pour résultat d’accompagner celui-ci plutôt que de le contrer.

Il importe donc d’explorer d’autres hypothèses, qui verraient notamment Bruxelles constituer une entité à part entière. Ces scénarios du « stand-alone » bruxellois constituent en réalité probablement la meilleure manière de contrer le séparatisme flamand.

Pour cela, il faut d’abord admettre qu’un hypothétique État bruxellois – qu’il soit indépendant ou autonome dans le cadre d’une confédération – est tout à fait viable. L’enclavement supposé à l’intérieur de la Flandre ou l’étroitesse de son territoire ne constituent en effet pas un problème dans un contexte européen de libre-circulation. Même dans l’hypothèse, plus qu’improbable, d’une indépendance flamande, personne de sérieux n’envisage qu’elle reste durablement hors de l’Union européenne.

Sachant qu’un État nouvellement créé ne ferait pas partie de l’Union européenne (ni d’aucune organisation internationale), il y aurait probablement une période transitoire. Mais, même dans ce cas, le nouvel État aurait à coeur de permettre la libre-circulation des biens et des personnes, sous peine de subir des mesures de rétorsion insupportables du point de vue économique. Très concrètement, qui peut imaginer un instant qu’une Flandre indépendante entraverait la circulation vers et depuis une ville qui abrite l’essentiel des institutions européennes et le siège de l’OTAN? Pour reprendre l’analogie avec le Brexit, le Vlexit (une sortie de la Flandre de la Belgique et de l’Union européenne) ne pourrait être que Soft. Dans un tel contexte, il n’y a aucun enjeu en termes de sécurité, et une revendication telle que le corridor de Rhode-Saint-Genèse reliant Bruxelles à la Wallonie n’a pas beaucoup de sens.

Cette hypothèque levée, on peut anticiper sur une base objective les avantages et les inconvénients d’un État bruxellois indépendant, ou autonome dans le cadre d’une confédération, par rapport à la situation actuelle. Si l’analyse mériterait d’être grandement approfondie, on peut déjà anticiper que Bruxelles a théoriquement beaucoup à gagner à une telle évolution.

Tout d’abord parce que l’impôt sur les personnes physiques se ferait non, comme c’est le cas actuellement, en fonction du lieu de résidence, mais du lieu de travail. Dans le cas de travailleurs transfrontaliers d’États indépendants, c’est en effet le lieu où est produite la richesse qui est pris comme référence. Avec un PIB par habitant presque deux fois supérieur à la moyenne nationale, la Région bruxelloise serait alors très largement gagnante.

Elle le serait une seconde fois dans l’hypothèse d’une régionalisation de l’impôt sur les sociétés, dont on a du mal à imaginer qu’elle n’adviendrait pas dans l’hypothèse d’une évolution confédérale. Si les navetteurs et la présence d’entreprises constituent l’avantage de Bruxelles, sa faiblesse économique est en revanche constituée par sa population, pour partie frappée par le chômage et la pauvreté. Mais les rentrées financières générées par les premiers permettraient largement de financer une politique sociale aussi généreuse qu’aujourd’hui.

La jeunesse de la population bruxelloise serait aussi un avantage, puisqu’elle éviterait de consacrer une part trop importante des dépenses sociales au paiement des pensions. Le mouvement constamment observé de ménages quittant Bruxelles pour sa périphérie une fois leur situation professionnelle établie ne serait plus un problème. En effet, ces personnes continueraient à contribuer aux finances bruxelloises pour autant qu’elles continuent à y travailler.

Mener un tel exercice prospectif et comparatif permettrait de constater que la Flandre est plutôt à son avantage dans la situation actuelle où le cadre fédéral lui assure un accès à Bruxelles. Une entité bruxelloise autonome dans le cadre d’un confédéralisme à trois pourrait même mener une politique agressive visant à attirer les entreprises présentes en périphérie. Étant donné le volume l’impôt sur les sociétés qu’elle récolterait, Bruxelles disposerait en effet de la marge de manoeuvre nécessaire pour diminuer drastiquement le taux de celui-ci.

Il est évident que, très attachés à la Belgique, les Bruxellois ne sont pas demandeurs d’un tel scénario. Mais l’élaborer de manière crédible permettrait justement de l’éviter, en montrant aux Flamands qu’ils n’ont objectivement rien à gagner à une aventure séparatiste. Pour cela, il importe surtout que Bruxelles s’affirme en tant qu’acteur à part entière dans une telle hypothèse et qu’il soit clairement dit que, si confédéralisme il y a, ce sera un confédéralisme à trois. La vision confédérale de la N-VA deviendrait tout à fait inopérante si la capitale du pays se présente comme autre chose qu’un enjeu entre Flamands et Wallons. Dans une Union européenne à l’économie ouverte et où les conflits territoriaux ont disparu, il n’y a en réalité aucune raison pour que Bruxelles n’envisage pas son avenir seule. Fondamentalement, si des États comme Malte ou le Luxembourg sont viables, la Région Bruxelloise l’est aussi.

Vincent Laborderie

Politologue UCLouvain

[1] « Brussels. A lovely melting-pot », http://brussels-diversity.jetpack.ai/

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