« Exprimons les suppléments d’honoraires en euros plutôt qu’en pourcentage »
Tête chercheuse en matière d’assurances, le docteur Piet Calcoen dénonce l’inanité du lien entre les suppléments d’honoraires et la chambre individuelle. Il propose une réforme graduelle du système.
Piet Calcoen, 53 ans, est originaire de Flandre-Occidentale où le pragmatisme, sourit-il, est érigé en valeur suprême. Il collectionne les diplômes et les fonctions comme d’autres les belles bagnoles : médecine (Gand), droit (Yale, Anvers), philosophie (VUB) et, même, théologie et droit canon (baccalauréat, KULeuven). Son rapport pour Itinera, Dépenses privées en soin de santé (1), est le concentré de sa thèse de doctorat, défendue à l’université Erasmus de Rotterdam en 2018. Elle lui a donné du recul par rapport à un système belge croulant sous le poids de ses contradictions. Le Vif/L’Express l’a rencontré.
Les patients hospitalisés ont payé 563 millions de suppléments d’honoraires en 2017, directement ou via leur assurance. Le chiffre fait mouche…
C’est un montant important, mais il faut avoir en tête les dix milliards d’euros que représentent les dépenses privées de santé en Belgique telles que je les ai établies. Les estimations officielles des dépenses privées en soins de santé issues des statistiques santé de l’OCDE ( NDLR : Organisation de coopération et de développement économiques) ne sont pas toujours fiables. Pour les hôpitaux, par exemple, les dépenses privées sont surestimées de 1,5 milliard d’euros (OCDE : 2,9 milliards d’euros ; chiffre réel : 1,4 milliard d’euros).
Quels sont les défauts de notre système ?
Les suppléments d’honoraires existent aussi dans d’autres pays, comme en France, où ils s’appellent dépassement d’honoraires, et en Amérique du Nord ( extra billing ou balance billing). Mais la Belgique est le seul pays au monde où ils sont liés au choix de la chambre particulière, sans plus-value en matière de soins, hormis un certain confort : c’est ma première critique. Il y a aussi quelque chose de très drôle dans notre pays : le fait d’être conventionné, c’est-à-dire d’adhérer aux tarifs officiels convenus par la sécurité sociale, ne joue aucun rôle à l’hôpital. En milieu hospitalier, les médecins conventionnés peuvent demander les mêmes suppléments que les médecins non conventionnés. Les médecins conventionnés touchent un bonus de pension de 4 900 euros par an : cela n’incite pas les praticiens hospitaliers à se déconventionner. En revanche, en ambulatoire, c’est-à-dire en cabinet privé ou en polyclinique, seuls les médecins non conventionnés peuvent réclamer des suppléments d’honoraires : c’est ma deuxième critique. Voici la troisième : les suppléments d’honoraires sont exprimés en pourcentage d’un tarif Inami ( NDLR : Institut national d’assurance maladie-invalidité). Quand une opération coûte 4 000 euros au tarif Inami, si le pourcentage de suppléments d’honoraires appliqué dans l’hôpital est de 200 %, cela revient à 8 000 euros pour le patient. Quatrième critique : l’aléa moral pour les assureurs. Le patient peut être déresponsabilisé dans la mesure où il est couvert par une assurance, même si au final ses primes augmentent. Le médecin et l’hôpital peuvent aussi augmenter leurs prix, sachant que le patient bénéficie d’une bonne assurance.
D’où l’explosion des suppléments d’honoraires…
Hors inflation, ils ont augmenté de 32 % entre 2004 et 2015, alors que la facture totale pour le patient s’est allégée de 5 % grâce à de meilleurs remboursements par l’Inami. Les données relatives aux suppléments d’honoraires pour les soins ambulatoires sont malheureusement insuffisantes pour hasarder la moindre évaluation quant à leur évolution dans le temps, mais les trois quarts environ de la population belge sont assurés contre les suppléments d’honoraires en hôpital et 5 % seulement pour les suppléments en ambulatoire. J’ajouterai une cinquième critique : le cofinancement de l’hôpital par les honoraires médicaux manque de transparence et contribue à donner aux médecins une image de geldwolf(NDLR : personne cupide), alors qu’ils rétrocèdent une partie de leurs honoraires à l’hôpital.
Faut-il en arriver à supprimer ces suppléments ?
Interdire tout de suite les suppléments d’honoraires n’est pas réaliste. Néanmoins, il y a deux choses à faire en urgence : stabiliser leur évolution et réformer le système. Comment ? En établissant une distinction entre les médecins conventionnés et non conventionnés en milieu hospitalier (par exemple, en plafonnant les suppléments d’honoraires pour les médecins conventionnés à 100 %). Exprimons les suppléments en euros et plus seulement en pourcentage. Plafonnons les suppléments d’honoraires à 10 000 euros par hospitalisation. Il vaut mieux être réaliste et adopter une approche graduelle. Les initiatives de la ministre fédérale des Affaires sociales et de la Santé publique, Maggie De Block, sur les soins à basse variabilité (avec paiement global par pathologie) constituaient les premiers pas vers une scission entre le financement de l’hôpital et les honoraires des médecins. Dans la mesure où l’assurance maladie complémentaire favorise l’aléa moral, l’instauration d’une coassurance (ticket modérateur) pourrait être l’une des mesures les plus efficaces pour contrer l’inflation des suppléments d’honoraires. Les patients devant en financer 20 %, ils pourraient contester leur niveau. De même, les médecins, sachant que leurs patients doivent tirer 20 % de leur poche, pourraient envisager de réduire le niveau des suppléments d’honoraires facturés.
Quels principes ont guidé votre réflexion ?
En Europe, nous avons adopté les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Tous les malades doivent avoir accès à des soins largement définis. C’est le cas en Belgique, nonobstant les dix milliards d’euros de dépenses privées. Dans ce triptyque, il y a aussi la liberté. La liberté d’entreprendre, garantie par l’Union européenne, vaut aussi pour les médecins. Si nous supprimions brutalement les suppléments d’honoraires, il est bien possible qu’il y aurait une privatisation partielle des soins de santé pour ceux qui peuvent se les payer. Une telle privatisation partielle existe au Royaume-Uni. Le Service national de santé (NHS) britannique connaît des problèmes de listes d’attente et d’absence de choix de son médecin. A côté, un secteur privé s’est développé où les praticiens officient quelques jours par semaine, à leurs conditions et sans intervention de la sécu. Seuls 11 % de la population britannique bénéficient d’une assurance maladie privée qui donne accès à ce secteur privé. En Belgique, ces dernières années, on a vu des ophtalmologues s’installer en cliniques privées. Il y a une frustration des médecins par rapport à ce qu’ils doivent rétrocéder à l’hôpital.
(1) Les dépenses privées en soins de santé. Le rôle des assurances santé privées, par Piet Calcoen, éd. Itinera Institute, 2019, 54 p.
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