Jan Nolf
Euthanasie en prison : l’humour noir d’un ministre de la justice belge
Assister à la remise d’un prix de la Ligue des Droits de l’Homme, cela relève du courage – voire du masochisme – pour un ministre de la Justice (belge). Surtout quand le prix concerne « tous les morts en prison belge ».
Cela se passait le14 décembre dernier, dans la plus belle salle du palais de justice d’Anvers. Voir un ministre de la Justice littéralement assis sur le banc des accusés était une première : Koen Geens, accessoirement professeur en droit à l’université catholique de Louvain y faisait lui-même une allusion en remarquant que « c’est un exercice que tout le monde devrait faire le dimanche matin ».
Si le « prix » de la Ligue ciblait surtout la problématique des suicides en prison – et donc les conditions souvent inhumaines de détention – un absent était présent dans les pensées de plusieurs participants à cette réunion : le patient psychiatrique Frank Van den Bleeken, qui devrait être euthanasié dans la prison de Bruges le dimanche 11 janvier prochain (1).
A commencer par les pensées du ministre de la Justice Geens, successeur de la ministre libérale Annemie Turtelboom, contre laquelle Van den Bleeken avait engagé une procédure pour obtenir une place dans un centre spécialisé aux Pays-Bas, et en ordre subsidiaire, l’euthanasie.
Ministre Geens qui fut introduit ce dimanche par le président de la Ligue des Droits de l’Homme (néerlandophone), l’avocat anversois, Jos Vander Velpen, qui est … le conseil de Frank Van den Bleeken.
Qui a suivi le ministre dans l’éloge des victimes des prisons belges ? Personne d’autre que M. Walter Thiery, vice-président du Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP) mais qui, en sa qualité de juges des référés du tribunal de première instance de Bruxelles, avait ordonné par jugement du 15 novembre 2013 à la ministre Turtelboom d’informer le tribunal sur les alternatives pour l’euthanasie de Van den Bleeken. Notamment la piste des Pays-Bas, où il y a des places disponibles dans le cadre de programmes ‘long stay’ (euphémisme, car de fait à vie) pour patients psychiatriques et délinquants sexuels. La Belgique loue pourtant déjà depuis des années à Tilburg (Pays-Bas) 650 cellules pour ses détenus belges, afin de remédier à sa surpopulation carcérale.
Autre personnage clé de ce dimanche à Anvers : le docteur Wim Distelmans, professeur à l’ULB et pionnier du droit à l’euthanasie.Et pour finir le tour du public de cette matinée : le grand reporter Dirk Leestmans, grâce à qui le désespoir de Frank Van den Bleeken fut connu du grand public (émission accablante de la VRT, Panorama du 17 octobre 2013).
Revenons d’abord au ministre de la Justice. Dans un passage remarquable qui le démarquait de la droite dure de ce gouvernement, il notait « qu’il y a trop de prisonniers en Belgique », déviant ainsi de l’approche du ‘tout carcéral’ et prônant les alternatives. Avec la longue liste des condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), difficile de faire autrement, mais politiquement courageux quand même.
Le ministre – qui en privé a eu des mots de compassion pour la famille Van den Bleeken – ne fit cependant pas d’allusion à lui mais termina son allocution dans l’humour noir : « La Belgique est un beau pays pour mourir. Je vois les jeunes retraités lui tourner le dos pour des pays ensoleillés, mais rentrer quand des problèmes de santé se posent. Ils finissent tous par rentrer en Belgique pour mourir ».
On rassure comme on peut.
Retournons ensuite à l’ordonnance en référé du juge Walter Thierry. Alliant intelligence, curiosité et courage, elle prônait une réouverture des débats (2) avec des questions poignantes et pertinentes au sujet de la piste de Pays-Bas qui pouvait sauver la vie à Van den Bleeken.
La ministre de la Justice de l’époque, Annemie Turtelboom avait préféré faire appel de cette décision au lieu d’y répondre. Alors qu’elle avait toujours demandé patience au professeur Distelmans, qui refusait l’euthanasie précisément à cause de l’existence ce cette alternative, c’est le secrétaire d’état des Pays-Bas, Fred Teeven, qui donnait finalement le 6 octobre 2014 à la Deuxième Chambre (le sénat) la réponse : « Les autorités belges n’ont fait aucune demande de transfert de Frank Van den Bleeken aux Pays-Bas. »(3).
Comme j’ai fait la réflexion dans mes articles dans Knack.be (4), il était à craindre que le transfert de Van den Bleeken fasse de l’ombre aux bonnes nouvelles (traditionnellement avant les élections, donc dernièrement le 25 mai 2014) de la ministre au sujet de la construction des nouvelles prisons belges et surtout le premier Centre de psychiatrie légale (CPL), qui a ouvert ses portes le … 6 mai 2014.
L’exploitation du projet CPL de Gand, construit en projet PPP (5) est confié à des partenaires privés, Sodexo et Parnassia. Ce n’est que le .. 17 novembre 2014 que les premiers patients y sont entrés : au nombre de six. Oui : six.
Frank Van den Bleeken n’y a jamais été transféré. A Gand, il y a 270 places en perspective, alors qu’en Belgique plus de mille patients psychiatriques languissent sans aucun traitement médical dans les prisons. Mais pendant des mois Van den Bleeken est resté seul dans une cellule, contrôlé tous les quarts d’heure, 24 heures sur 24, afin d’éviter le suicide qu’il se refusait pourtant. Maintenant, ce sera donc l’euthanasie ‘intra-muros’ à Bruges.
Le professeur Distelmans n’a pas voulu secourir l’état belge par cette euthanasie infâme qui transforme les conditions carcérales inhumaines pour des patients psychiatriques (6) en peine de mort. Il faut saluer son honnêteté intellectuelle.
Tous ceux qui crient au scandale de la loi belge sur l’euthanasie, feraient bien de réorienter leur discours.
C’est bien cette même droite hyper conservatrice qui s’est opposée à une législation sur une fin de vie digne et qui en même temps prêche ce ‘tout carcéral’ qui dégénère le système tout entier.
C’est bien la même droite avec ses idéologies meurtrières (7) qui préconise, aux Etats-Unis, la peine de mort – à défaut de produits injectés, sujets d’un boycott européen – par le peloton d’exécution, comme l’a proposé dans l’état d’Arizona, le juge Alex Kozinsky. Dans une interview au Los Angeles Times du 23 juillet 2014, ce magistrat exprimait sa préférence « pour la guillotine, comme le moyen le plus sûr, mais probablement le public ne l’accepterait pas. Alors, le peloton d’exécution, c’est un peu salissant (« messy » dans l’interview), mais très efficace ».
Comme on n’arrête pas le progrès.
Alors, la mort de Frank Van den Bleeken, suivie des 15 demandes d’euthanasie derrière lui, sera elle aussi, « efficace » pour la surpopulation carcérale belge.
La Belgique est un pays où il fait bon mourir. Merci de le rappeler, M. le ministre. Et bon dimanche à vous et à votre prédécesseur, le 11 janvier prochain.
Notes de l’auteur.
(1) Le journal De Morgen (relié par Le Monde et autres) admet dans son article à ce sujet de ce samedi 3 janvier, aller à l’encontre des voeux de la famille de discrétion et de sérénité. J’ai voulu les respecter et les respecte.
(2) Pronostic in fine de mon article dans Knack.be du 7 novembre 2013, et confirmé dans mon article du 15 novembre 2013. A consulter sur mon blog juridique Justwatch.be sous le lien ‘Press’ et la date.
(3) Les documents parlementaires des Pays-Bas confirment qu’une petite ajustation du traité entre les deux pays suffisait. Les parties politiques VVD et PvdA (aux Pay-Bas) étaient d’accord. Cela permettrait de garder 2 centres psychiatriques (TBS) ouverts, dont la fermeture était prévue par le gouvernement néerlandais. La fondation Pompe Zeeland avait marqué son accord. La ministre Turtelboom est restée très ambigue dans ses réponses au parlement belge (aux questions parlementaires du député Van Hecke (Verts-Ecolo) et les sénateurs Anciaux (socialiste) et Ide (N-VA).
(4) Mon article dans Knack.be du 22 novembre 2013.
(5) Partenariat Public Privé, dont on connait les conditions souvent ruineuses, et critiquées par l’Europe.
(6) C’est la raison pour laquelle j’évite le terme ‘détenu’ qui fait amalgame avec ceux jugés responsables pour leurs actes (7) Pensons à Zemmour, voir l’article d’Edwy Plenel dans Mediapart de ce jour.
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