Pascal Delwit
Être ou ne pas être électeur
En ce temps de rentrée politique, un débat s’est invité de manière inattendue ces derniers jours : qui peut voter aux élections régionales ?
Le député bruxellois Philippe Close (PS) a suggéré l’octroi du droit de vote aux ressortissants non belges à ce scrutin. Quant aux partis de la majorité fédérale (MR-N-VA, CD&V et OpenVLD), ils suggèrent l’octroi du droit de vote, pour ce même scrutin, aux Belges résidant à l’étranger.
Ces propositions rappellent une donnée fondamentale : la qualité d’électeur n’est pas une évidence. De tout temps, elle a été un enjeu politique majeur dans les démocraties, comme dans les régimes autoritaires pratiquant certaines formes d’élections.
La Belgique n’échappe pas à cette observation. Le corps électoral a considérablement évolué dans le temps. Pendant la majeure partie du XIXe siècle, la qualité d’électeur ne fut l’apanage que d’un segment extrêmement restreint de la population : entre 30.000 et 80.000 électeurs potentiels, soit moins de 2 % de la population. Qui plus est, dans le cadre de ce régime électoral censitaire, libéraux et catholiques, dans une dure confrontation, légiférèrent à l’envi pour éliminer des catégories supposées hostiles à leurs intérêts et admettre des composantes jugées favorables à leurs idées. À la fin du siècle, la lutte pour l’extension du suffrage gagna en intensité. Pourtant, elle rencontra de farouches opposants. « À propos de suffrage universel, j’ai demandé si on voulait constituer en arbitre des destinées du pays, en maîtres souverains des administrations communales les manouvriers et les valets de ferme… C’est la majorité dites-vous. Sans doute ! Mais nous, nous n’admettons pas cette majorité. Vous voulez en deux actes arriver au suffrage universel. Quant à nous, ni en un, ni en deux, ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. Est-ce clair ? » affirmait péremptoirement la grande figure libérale du XIXe siècle, Walthère Frère-Orban.
Il n’en reste pas moins que les choses changèrent. Et la Belgique connut quatre temps d’élargissement du suffrage : en 1893, suffrage universel masculin tempéré par le vote plural ; en 1919, suffrage universel masculin ; en 1948, suffrage universel ; en 1994-2004, possibilité pour les ressortissants non Belges de voter aux élections communales et pour les ressortissants de l’Union européenne de voter aux élections européennes.
Indépendamment de leur nationalité, des citoyens inscrits dans l’exercice des politiques publiques, qui participent à l’économie doivent pouvoir concourir à leur détermination.
L’histoire se poursuit donc. Relativement aux deux propositions qui sont avancées, observons d’abord qu’elles ne sont pas mutuellement exclusives. Si on veut bien écarter les gains et pertes escomptés par les partis qui les formulent, ces propositions questionnent le sens de la qualité d’électeur.
L’extension du droit de vote aux ressortissants étrangers résidant en Belgique rapporte le vote à une vision de la démocratie qui suppose que les usagers des politiques publiques doivent aussi être les acteurs de leur définition. Indépendamment de leur nationalité, des citoyens inscrits dans l’exercice des politiques publiques, qui participent à l’économie par leur consommation et leur travail, et à leur mise en oeuvre par leurs contributions, notamment les impôts directs et indirects, doivent pouvoir concourir à leur détermination.
L’extension du droit de vote aux Belges résidant à l’étranger rapporte d’abord le vote à une considération forte : la nationalité. Dans le cadre régional, le rapport aux politiques publiques est pour le moins ténu. Eu égard aux compétences des régions et des Communautés, les Belges vivant à l’étranger sont peu ou pas impactés par ces politiques publiques. De la même façon, ils sont faiblement contributeurs que ce soit à l’aune de la consommation, du travail ou des impôts directs ou indirects. Le fait principal de la nationalité et de la nation joue alors indépendamment de l’espace et de l’action concernés.
Tels sont schématiquement présentés les termes du débat. Cette question est-elle d’une brûlante actualité ? Chacun appréciera. Notons que les deux idées avancées sont très exceptionnellement à l’oeuvre dans les pays européens. En tout état de cause, le thème est désormais à l’agenda. Et tant qu’à faire, essayons de mener une discussion de manière rationnelle.
À mes yeux, un élément plaide pour une extension aux ressortissants non belges résidant dans une des trois régions. Cette extension serait en phase avec ce qui m’apparaît comme les principes et idéaux fondamentaux de la démocratie représentative. Elle le serait d’autant plus que plusieurs auteurs soulignent que dans les grandes métropoles européennes, se creuse un décalage de plus en plus manifeste entre la population et le corps électoral. En Catalogne alors que le différentiel était de 915.160 en 1999, il s’établissait à 2.193.193 l’année dernière.
L’octroi du droit de vote à des non-résidents me paraît moins convaincant, même si le Premier ministre a évoqué le « rayonnement du pays ». Ne serait-il pas étrange que des citoyens qui ne résident pas dans cet espace, n’y ont parfois jamais mis les pieds, n’ont que peu ou pas d’échos sinon d’avis sur les orientations régionales et communautaires concourent à leur définition ? Mais, il faut aussi souligner que le fait de travailler à l’étranger une partie de sa carrière est plus fréquent qu’avant et que donc plus de Belges y sont confrontés. En tout état de cause, c’est un débat.
Le cas échéant, serait-ce préférer les étrangers aux Belges comme l’a énoncé le Secrétaire d’État Théo Francken, « Les étrangers d’abord, les Belges ensuite » ? Ce propos renvoie, à mon estime, à une vision qui confère une essence particulière au fait d’être national, en d’autres termes à une perspective essentialiste de la nation. Au fond, cela ne doit pas nous étonner. N’est-ce pas lui qui, publiquement, compara les vertus, les apports et les valeurs ajoutées distinctes de différentes nationalités ? Pourtant, à bien y réfléchir, cela ne manque pas de piquant. Une vision essentialiste de la nationalité belge dans le chef d’un cadre d’un parti dont les dirigeants n’arrêtent pas de nous expliquer que la Belgique est un accident de l’histoire, que seule compte la nation flamande dont l’indépendance doit advenir et qui sont mal à l’aise quand l’équipe nationale de football engrange de bons résultats. Étrange, n’est-il pas ?
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