Et sinon, quoi de neuf à la buvette?
Les comptoirs des parlements se sont toujours voulus une enclave à la modération et un lieu de convivialité. Même entre adversaires.
La buvette est réservée aux anciens parlementaires, ministres, secrétaires d’Etat, commissaires du gouvernement, secrétaires de groupes ainsi qu’aux fonctionnaires nécessaires au service. Or, ces derniers temps, il arrive de plus en plus souvent que des collaborateurs de groupes et/ou des journalistes s’y trouvent. » La lettre est adressée à Herman Van Rompuy, alors président de la Chambre, et porte la signature de Thierry Giet. Dans ce courrier, l’ancien chef du groupe PS lui demandait de » rappeler la réglementation afin que la buvette reste un endroit où nous puissions continuer à échanger nos idées en toute discrétion « . Il est daté de l’hiver 2008. Onze ans plus tard, peu de choses ont changé. En ce mois de novembre 2019, les députés ne peuvent toujours pas venir flanqués d’un invité ou de leurs assistants. Seuls les 150 élus de la nation ont l’assurance d’y entrer. Les huissiers postés à l’entrée veillent au grain. Pareil dans les parlements régionaux et communautaire, où cet article rigoureux est affiché à la porte de leur cafétéria.
Il s’agit avant tout d’un espace de sérénité, isolé du monde extérieur et de son influence.
La buvette ? Rares sont les parlementaires qui en parlent volontiers. Par crainte de faire figure de tire-au-flanc ou de s’exposer à une exploitation démagogique. » J’y passe très peu de temps, confesse Catherine Fonck (CDH). Je reste vissée à mon siège. Si je ne suis pas dans l’axe des caméras, on se demande ce que je fais… » Au téléphone, un autre député affirme, lui aussi, qu’il n’est pas un habitué, au contraire d’autres. Il faudrait les appeler, eux. Justement, un de ses collègues » qui ne s’y attarde jamais » nous l’avait décrit comme coutumier du lieu. En réalité, tous fréquentent ce périmètre » sécurisé « . C’est même pour ça qu’ils y vont. » Il est indispensable, entre les journées marathon et les suspensions de séance, commente Rachid Madrane (PS), ancien député fédéral, ex-ministre communautaire et à présent président du parlement bruxellois. Qu’il demeure réservé aux politiques, c’est très bien ! Il s’agit avant tout d’un espace de sérénité, isolé du monde extérieur et de son influence. »
On y grignote, on y boit, on y discute. Mais tout n’est pas parfaitement cloisonné. Les politiques peuvent s’en servir pour affaiblir… un équipier. A l’automne 2016, durant la crise sur le budget 2017 – la tension entre les Flamands est telle que le CD&V menace de lâcher l’exécutif -, le Premier ministre reporte sa déclaration de politique générale devant le Parlement. Seulement, le jeudi 12 octobre, Charles Michel doit se prêter à la traditionnelle séance des questions au gouvernement. Il endure une féroce confrontation avec ses opposants et lance finalement un appel à l’unité de sa majorité : » Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous désunit. » Ce qui soulève les applaudissements des députés MR, Open VLD, CD&V et N-VA. Sauf ceux de Bart De Wever, installé à la buvette, lisant De Morgen. Une absence délibérée, qui choque les partis de l’opposition. Un journaliste posté devant la baie vitrée prend une photo de la scène et la publie sur Twitter. Le PS, Ecolo et le CDH s’en emparent. Georges Gilkinet, parlementaire Ecolo, s’indigne : » Quel mépris… Pendant que Charles Michel appelait les membres du gouvernement à la paix et au sens des responsabilités… » Le discours de Charles Michel terminé, le député mayeur anversois regagne l’hémicycle.
Autre tour de vieux renard : invoquer la buvette dans l’hémicycle pour décrédibiliser un adversaire. » J’ai de l’admiration pour vous, monsieur Thiéry, car c’est toujours vous qui devez monter sur des coups indéfendables, pour soutenir les plans des trois partenaires flamands de la majorité qui […] ne vous ont jamais vraiment soutenu, déclare le socialiste André Frédéric à son collègue libéral, le 15 mars 2018, lors d’un échange sur les quotas de médecins. Je suis admiratif de cette conviction. Je vous offrirais même pour cela un verre à la buvette. » Les propos font rire l’Assemblée. La manoeuvre n’est pas nouvelle : » Je me demande, monsieur, si au sein de votre groupe, les gens ont peur de s’exprimer ! En tout cas, manifestement à la buvette, ils le font « , affirme ainsi le social-chrétien Richard Fournaux au ministre libéral Antoine Duquesne, le 7 décembre 2000, durant un débat sur la réforme des polices. Sans jamais citer une source précise…
C’est que la buvette des parlementaires symbolise à elle seule l’ambivalence de la politique. Comme si la parole corsetée dans l’hémicycle dissimulait forcément des confidences plus sincères autour d’un comptoir.
Un café avec Theo
» Ce qui pourrait étonner l’oeil extérieur, tout comme les nouveaux députés, c’est que tout le monde se mélange « , observe Herman De Croo (Open VLD), tour à tour député, sénateur, ministre, président de la Chambre. Ainsi Rachid Madrane confie s’être longuement entretenu avec Theo Francken (N-VA) sur l’immigration et l’intégration, autour d’un café. Un peu plus tôt, le socialiste venait de lui envoyer des amabilités dans l’hémicycle. » C’était nettement moins violent à la buvette. Nous avons parlé pour la première fois sans affrontements idéologiques. »
La buvette est aussi le lieu des félicitations fugaces. Rachid Madrane se rappelle de Patrick Dewael, député Open VLD (partenaire de la majorité), qui, un jeudi de janvier 2018, avait prononcé un discours remarqué (même applaudi par l’opposition) sur le renvoi de Soudanais qui auraient été torturés dans leur pays. Il épingle Theo Francken : » Le style du secrétaire d’Etat n’est pas le nôtre. » Il lui reproche notamment de poser au côté de l’ambassadeur d’un dictateur soudanais. » Jusqu’où peut-on aller dans la séduction d’électeurs d’extrême droite sans s’écarter du chemin de la démocratie ? » Francken part avant la fin des débats. A la buvette, les socialistes aperçoivent Dewael. » Je suis allé le voir pour lui dire que je l’avais trouvé excellent, raconte le président du parlement bruxellois. Il a répondu : « Je viens d’offrir 1 000 voix au PS ! » Où peut-il dire ça, si ce n’est là ? »
En fait, il n’y a pas mieux pour rencontrer tout le monde. Les députés ne se connaissent pas tous, ou peu, même à l’intérieur de leur groupe et ceux interrogés évoquent souvent le job assez solitaire qu’ils exercent. La cafétéria permet alors de sortir d’un isolement parfois pesant. Elle voit naître des amitiés. Devant ce bar, on se laisse porter vers des pensées peu politiques, la famille qui éclate, les blessures…
Mais si l’espace demeure propice à la fraternisation, il sert surtout d’adoucisseur de la démocratie. En décembre 2018, durant la séquence du pacte de Marrakech, alors que les députés se donnent du » menteurs « , » populistes » et » retourneurs de veste « , l’endroit permet de contenir les inimités. » Il a alors servi de sas de décompression quand la tension était trop forte en séance. C’était le défilé « , reconnaît un chef de groupe. » C’est l’un des lieux de rencontre des élus de tout le pays, un point de passage relativement stratégique, car il est transcourant « , note Marcel Cheron. Selon l’ancien député Ecolo, la cafétéria a été l’endroit idéal pour briser la glace en partageant sa passion du cyclisme avec des élus de bords opposés (des écrans télé transmettent les séances parlementaires en direct). » Quand on connaît mieux les personnes, le ton est nettement différent dans l’hémicycle « , affirme Marcel Cheron. Est-il possible alors d’imaginer de possibles négociations entre parlementaires de la majorité et de l’opposition autour d’un pot ? » Il n’y a pas de trahisons, simplement l’établissement de rapprochements, de compromis sur certains textes. » » Mais personne ne franchit la ligne rouge, ajoute le chef de groupe déjà cité. Chacun retrouve son camp. La camaraderie de comptoir ne fait pas baisser sa garde. »
Là surtout, ils peuvent retrouver l’un ou l’autre ministre. » Jusqu’en 1995, les ministres étaient membres du Parlement. Ils se devaient donc d’être présents, notamment pour voter les textes de loi, explique Herman De Croo. Les députés pouvaient les attraper par la manche pour leur glisser quelques mots à l’oreille Aujourd’hui, ce cumul a pris fin et on les voit moins. »
Les buvettes possèdent aussi leurs codes et leurs rituels. Elles connaissent évidemment plus d’affluence les jours de séance plénière. A l’exception du parlement bruxellois où la règle ne vaut pas, les tables sont disposées selon le » rang » : chaque parti a son espace et la taille de chaque table dépend du nombre d’élus. On se souvient ainsi de Geert Bourgeois, attablé tout seul, pendant les pauses. C’était 2003, quand il était l’unique élu N-VA. » La solitude était douloureuse, avoue-t-il. Après tout, faire de la politique est une activité collective. » Quel contraste avec la victoire de son parti en juin 2010 : 27 députés nationalistes occupant une très longue table, placée au centre de la pièce, face au bar. En juin dernier, l’arrivée au fédéral d’élus issus des formations du PTB/PVDA a conduit à quelques remaniements. Les députés PTB/PVDA ont pris possession d’une aire plus grande, passant de deux à douze élus. » Jusque-là, il était facile de les éviter « , concède une élue PS. Comme les dix-huit députés du Vlaams Belang que des parlementaires s’attachent à ignorer. Du côté francophone, le cordon sanitaire s’étend aux contacts, même à la buvette, et » est quasi suivi à 100 % « , selon Catherine Fonck. Un » ostracisme visible » dont le Belang serait aussi l’objet chez les Flamands, à en croire Herman De Croo, et tout autant d’application au parlement flamand.
Changement générationnel
Visuellement, les buvettes ressemblent à n’importe quel café un rien chic. A la Chambre, des tables hautes et des chaises peu confortables, paraît-il. Dans la koffiehuis du parlement flamand, des fauteuils sont installés autour de tables basses. La bière et le vin y sont encore gratuits – l’inverse du niveau fédéral où chaque groupe paie une somme forfaitaire mensuelle de 160 euros annuels par député. Au parlement de Wallonie, la buvette s’appelle le salon. Des présidents y laissent parfois des coutumes en héritage. Ainsi, chaque jeudi, Herman De Croo faisait livrer des matons de Grammont, apportés par son chauffeur. C’est lui aussi qui avait introduit l’alcool gratuit en 1999 : » En attendant les votes, de nombreux députés allaient boire un verre dans les établissements proches. A la buvette du parlement, les députés boivent moins car le contrôle social est plus grand. Forcément, vous n’avez pas envie de vous afficher ivre devant vos collègues. »
Un changement dans les habitudes peut vous attirer des ennemis. Ainsi Emily Hoyos (Ecolo), ex-présidente du parlement wallon, a été la cible de vives critiques à la suite de modifications de… la carte : finis les croque-monsieur et les sandwichs mous, priorité aux soupes et aux légumes bio. » Les élus se sont émus. C’était presque la révolution « , se souvient Marcel Cheron.
L’approvisionnement de la buvette est une affaire plus politique qu’elle n’y paraît. Au parlement fédéral, on y sert deux marques d’eau, une venue du sud, la Chaudfontaine, une conditionnée à Roosdaal, en Flandre, la Léberg. Benoît Friart, député MR, friand de bières locales, a obtenu que soit servie la Saint-Feuillien. Cette bière d’abbaye est produite au Roeulx, dont l’élu libéral est le bourgmestre, dans la brasserie Saint-Feuillien, appelée aussi brasserie Friart, dirigée par… Benoît Friart.
La buvette est, elle aussi, un lieu témoin du changement d’époque. L’arrivée de jeunes députés dans tous les parlements se ressent. Au fédéral, ils ont imposé les fruits, qui ont remplacé entre autres les gaufres sucrées qui plaisaient tant à Bart De Wever et les barres de chocolat. Les bières sont appréciées, mais le vin qu’on y sert ne serait pas très bon. Ces jeunes mangent vite et light et ne s’attardent plus à la buvette. C’est dans leur bureau de parlementaire ou parfois au restaurant qu’ils déjeunent. Presque personne ne vient en semaine. Le jeudi, jour de plénière, un verre est pris pendant ou après la session. Une demi-heure plus tard, tout le monde est parti, nous assure-t-on. » Les gens qui arrivent sont à l’image de la société. Ils veulent s’occuper de leur famille et avoir une vie saine « , relève Rachid Madrane. Certains zappent même la buvette et emmènent leur gourde…
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