Laurent Raphaël
Et la culture?… Bordel!
La culture est un bien de première nécessité, mais une nouvelle fois, le Conseil national de sécurité n’a rien proposé de tangible, mercredi. Humiliant, alors que le secteur attendait un traitement de choc. La confiance est rompue.
C’est officiel, les musées pourront réouvrir à partir du 18 mai. Comme les bâtiments historiques, et moyennant des précautions qui risquent fort de devenir la norme: billetterie en ligne, distanciation sociale, etc. Une bonne nouvelle. Mais qui ne suffira pas à apaiser la colère d’un secteur, la culture, qui estime légitimement avoir été abandonné par le politique. Un ras le bol exprimé notamment par Fabrice Murgia, directeur du Théâtre national, qui ironisait récemment dans un texte manifeste sur ce paradoxe: « Alors que l’économie se relance à coups de milliards, aucune considération pour les artistes. Pourtant, lorsqu’on remercie les héros du moment, on le fait en musique ou en poésie. » Et l’on pourrait ajouter: lorsqu’on a voulu échapper au confinement, on a regardé des films, des séries, des rediffusions de concerts, des clips, on a lu des livres, des BD.
La culture est un bien de première nécessité. Une valeur refuge. C’est vrai en temps normal, ce l’est encore plus quand tout s’arrête. Ce rôle à part justifiait à lui seul une attention particulière des autorités. Or, dans les faits, malgré les cris, la mobilisation générale, les appels à l’aide désespérés, à part cette réjouissante mais timide ouverture (qui aurait pu et dû avoir lieu en même temps que les commerces), à nouveau rien de concret, de tangible à se mettre sous la dent pour les théâtres, les salles de concert, les cinémas, pas de perspectives, pas d’horizon, pas d’espoir, à peine une formule ripolinée prononcée sur le même ton que l’annonce de la réouverture des coiffeurs et des esthéticiennes: « La culture joue un rôle essentiel dans notre société. » Question suivante.
C’est peu dire qu’on attendait autre chose, d’autant qu’en début de semaine, ministres flamands et francophones compétents semblaient s’être mis d’accord sur un calendrier. Mais voilà, la plomberie institutionnelle belge réserve toujours son lot de (mauvaises) surprises. Résultat: au lieu d’une annonce ambitieuse ce mercredi, voire -rêvons un peu- d’un discours habité et historique sur les vertus consolatrices de l’art, qui aurait mis fin à l’incertitude anxiogène, et un peu de baume au coeur d’une corporation sinistrée, le dossier pourtant prémâché par les entités fédérées sera soumis, « avant la fin de la semaine », à l’aval du groupe d’experts du déconfinement. Rien à espérer donc comme éclaircissements avant la semaine prochaine, voire avant deux ou trois semaines. Humiliant pour les artistes, les opérateurs et tous les maillons de la chaîne qui ne sont pas des inconscients et ont mis sur la table des propositions de reprise réalistes étalées dans le temps. Humiliant aussi pour tous les amateurs de musique live, de danse, de théâtre, de cinéma qui voient leur passion, leur boussole, sinon leur raison de vivre, traitées avec ce qui ressemble de plus en plus à du mépris.
Qu’espérait exactement le monde de l’art? D’abord un traitement de choc pour réanimer un patient dans le coma depuis le 10 mars et qui attend toujours la visite du médecin en chef Wilmès. Le pronostic vital est pourtant engagé. Singulièrement pour les opérateurs à la santé déjà fragile et pour ces dizaines de milliers d’intermittents qui vivaient chichement de contrats de très courte durée, avec un statut social au rabais, et qui auront glissé définitivement dans la misère ou seront devenus chauffeur Uber ou manutentionnaire chez Amazon quand l’activité reprendra. Plus on tarde à installer des digues, plus l’étang va s’assécher. « Nous voulons des mesures extraordinaires qui garantissent un revenu à toutes celles et ceux qui peuvent justifier d’activités artistiques régulières, et ce durant toute la période qui sera impactée par la crise », implorait il y a quelques jours 300 acteurs du monde culturel, des frères Dardenne à Salvatore Adamo, dans une lettre adressée à la Première ministre. Visiblement, elle ne l’a pas reçue…
D’autre part, à un niveau plus symbolique, la profession exigeait un peu de considération pour ce qu’elle représente. Car au-delà de leur poids économique (5% du PIB, soit plus que l’industrie automobile…), les métiers créatifs sont le lubrifiant indispensable pour faire tourner la machine démocratique, et le meilleur rempart contre la barbarie et le nationalisme étriqué. La culture structure notre identité et notre rapport au monde. Et ce dès l’enfance. C’est en outre un outil d’émancipation qui donne du sens à nos chétives existences. Ce manque d’égard répété dévalorise dangereusement le capital intellectuel tout en mettant en péril une certaine idée de l’élévation et de la grandeur morale.
Si pour les aspects matériels, il reste un maigre espoir de sursaut -même si on se doute bien que le gâteau des aides ne suffira pas à répondre à toutes les détresses-, pour le volet émotionnel, c’est déjà trop tard. Le mal est fait. La confiance est rompue. L’amertume va se répandre. En insultant par son silence assourdissant un pion essentiel de notre libre arbitre, la classe politique prend en outre le risque de faire le lit d’un anti-élitisme en expansion. Une occasion manquée d’autant plus regrettable que la culture a autant besoin des deniers publics que le pouvoir n’a besoin de la culture. Pour rayonner, pour parader, pour se donner une consistance…
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