Est-il utile d’inscrire l’écocide dans le Code pénal? (débat)
Entre force de dissuasion et simple symbole à dimension morale.
Françoise Tulkens (UCLouvain): « L’écocide a toute sa place dans le droit pénal »
Punir l’atteinte grave à l’environnement est dans les cartons du gouvernement fédéral et à l’agenda de la Chambre via une proposition de résolution Ecolo-Groen. Françoise Tulkens (UCLouvain), ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, qui présida le tribunal international citoyen Monsanto, presse la Belgique de passer à l’acte.
Pénaliser le crime d’écocide: plus qu’un signal fort, une évidence?
Une nécessité, même si rien n’est jamais évident. Pour la partisane d’une dépénalisation du droit commun que je suis de manière générale, ma prise de position peut paraître paradoxale. Mais ici, nous sommes précisément dans une situation hors du commun. Le crime pour atteinte grave et fondamentale à l’environnement aurait toute sa place dans le droit pénal. Intégrer l’écocide comme cinquième crime de droit international dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, au côté des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression, est une question qui doit être posée.
La Belgique montrerait le bon exemple en se mettant à la pointe du combat pour cette reconnaissance?
Tout à fait. Elle devrait être pionnière à ce sujet comme elle l’a souvent été en matière de droits humains. On ne doit surtout pas se prendre pour des riens du tout.
A quoi faut-il penser quand on parle de crime d’écocide?
A des « actes illégaux ou arbitraires commis en sachant la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages qui soient étendus ou durables », si l’on prend la définition universelle suggérée en 2021 par un panel international d’experts indépendants piloté par le juriste Philippe Sands. Cela étant, construire juridiquement l’incrimination d’écocide soulève de multiples questions qui portent sur les conditions d’existence de l’infraction et de ses auteurs.
L’écocide assimilé à un crime contre l’humanité, ce n’est pas rien…
Le terme « écocide » vient du grec et du latin et signifie littéralement « tuer la maison », ce n’est pas rien non plus. Le combat actuel n’a rien d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu et n’est pas non plus l’affaire d’écolos enragés. L’usage de l' »agent orange », cet herbicide hautement toxique pulvérisé pendant la guerre du Vietnam (NDLR: 1955-1975), posait déjà la question de ce crime. En matière pénale, un vide juridique subsiste, notamment quant aux atteintes à l’environnement en temps de paix. Il y a urgence, urgence de mettre en place un véritable droit international pénal non pas « de » mais « pour » l’environnement.
Il y a urgence de mettre en place un véritable droit international pénal non pas « de » mais « pour » l’environnement.
Quelle plus-value pourra-t-on espérer de cette qualification juridique pour la sauvegarde de la planète? Un effet réellement dissuasif?
On ne peut dissocier la dimension symbolique et instrumentale d’un crime en droit pénal. Il est évident que la force dissuasive de l’incrimination suppose de poursuivre non pas des individus mais les entreprises et l’Etat. Ce sont moins les « petites mains » qui sont les cibles que les donneurs d’ordre, les responsables de premier plan, actifs ou passifs, de catastrophes de grande ampleur. Le droit ne fait évidemment pas tout et cela ne signifie pas que la reconnaissance de cette qualification juridique changera automatiquement les choses. Mais je pense que l’on pourra, à terme, y arriver, du moins je l’espère. Y croire, c’est encore autre chose. Pour citer le philosophe romain Sénèque, « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».
Introduire ce crime dans le Code pénal belge aurait-il franchement du sens?
Bien sûr, au même titre que la torture figure aussi dans le Code pénal belge. On pourrait même commencer par l’introduction du crime d’écocide en droit interne avant de l’intégrer dans le droit international qui est tellement lent à faire bouger.
Les graves soupçons de pollution générée par la multinationale américaine 3M à Zwijndrecht, qui n’en finissent pas de défrayer la chronique en Flandre, pourraient être un cas d’école?
Voilà, en tout cas, le genre d’agissements qui pourraient, je dis bien « pourraient », entrer dans la qualification juridique de l’écocide.
Vous avez présidé, en 2016-2017, un tribunal international citoyen constitué à La Haye contre Monsanto pour sa responsabilité dans l’usage de glyphosate. Expérience concluante ou restée sans lendemain?
Ce tribunal s’inscrivait dans la tradition des tribunaux d’opinion, parfois aussi appelés « tribunaux de conscience ». Ce sont des tribunaux « extraordinaires » indépendants mis en place par la société civile. Le tribunal Monsanto avait tout son sens et a eu toute son utilité. Il a permis d’alerter l’opinion publique, les médias, les responsables politiques, il a pu donner une visibilité et une voix à celles et ceux qui soutiennent que leurs droits humains fondamentaux ont été violés, il a aussi contribué à faire évoluer le droit national ou international. L’avis rendu par le tribunal n’avait pas de force juridiquement contraignante mais, avec une forte autorité morale, il a pu contribuer à la prise de conscience d’une situation grave en matière de droits humains. Et le Tribunal Monsanto a estimé que le temps était venu de proposer la création du crime d’écocide.
« Même pas peur », a dû réagir la multinationale ainsi blâmée…
Nous n’avons eu aucun contact avec Monsanto, la firme n’a même pas répondu à nos démarches, qualifiant cette initiative de faux tribunal. Mais c’est toujours comme cela que ça se passe dans ce genre de cas.
Question tristement rituelle: la justice sera-t-elle en mesure de dégainer une arme aussi lourde que le crime d’écocide?
Les moyens existent, le tout est de modifier l’ordre des priorités dans la politique de poursuites. Il est désolant de devoir constater que la question de la mobilisation des moyens à consacrer à des infractions aussi graves doive encore se poser. Que les dossiers complexes ne soient pas pris au sérieux a quelque chose de réellement paradoxal.
Les poursuites pour crime d’écocide risquent de connaître le même sort que celles engagées en matière de criminalité financière ou de grande fraude fiscale: au bout de la procédure, l’impunité pour délai déraisonnable mis à juger?
Le risque est réel, bien entendu. Vous savez, la lenteur, ça s’organise. On choisit aussi d’être lent. Et quand des intérêts économiques soutenus par un intense travail de lobbying sont en jeu…
Carlos Desmet (UCLouvain): « Le monde de l’entreprise ne doit pas craindre la perspective de poursuites »
Carlos Desmet (Louvain School of Management – UCLouvain), spécialiste en responsabilité sociale des entreprises et en éthique des affaires, ex-cadre de Shell International, croit davantage à l’efficacité d’autres législations environnementales qu’à la pénalisation du crime d’écocide.
Inclure le crime d’écocide dans l’arsenal juridique international et le droit pénal belge: la Belgique serait-elle bien inspirée d’être pionnière en la matière?
Il ne s’agit pas d’une mauvaise idée et elle mérite d’être examinée. Mais elle relève avant tout d’un signal qui peut contribuer à conscientiser les populations en faisant reconnaître la nécessité de préserver l’environnement au même titre que l’être humain. En revanche, il ne faut pas s’attendre à ce que cette démarche change la vie des entreprises ou soit de nature à réellement affecter leur responsabilité sociétale.
L’écocide érigé au rang de crime contre l’humanité passible de la Cour pénale internationale: l’accusation est grave. A quelles conditions pourrait-elle être réellement fondée?
A la différence d’un génocide et de la volonté délibérée de faire disparaître un peuple ou une race entière, l’intention véritablement malveillante me paraîtra difficile à prouver dans le cas d’un crime d’écocide. Les cas assimilés à des écocides cités par les parlementaires à l’appui de leur proposition de résolution (NDLR: Monsanto et ses produits hautement toxiques comme l’agent orange ou l’herbicide Roundup, la pollution liée à l’extraction pétrolière par une filiale de Shell au Nigeria, une contamination de l’air, des eaux et du sol par Chevron Texaco en Equateur, la catastrophe de Bhopal en Inde en 1984, le naufrage du pétrolier Erika au large de la Bretagne en 1999, la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011) relèvent du registre des accidents industriels où peuvent être mis en cause une prise de risque ou un défaut de prévoyance. De là à mettre en évidence l’intention malveillante de polluer et de nuire à la planète… Ce type de qualification juridique sera extrêmement difficile à mettre en oeuvre.
L’intention véritablement malveillante me paraîtra difficile à prouver dans le cas d’un crime d’écocide.
Les plus gros pollueurs de la planète doivent-ils néanmoins commencer à trembler?
Non, je ne le pense pas. En vingt ans, la Cour pénale internationale a traité trente cas de génocide. Le monde de l’entreprise ne doit pas craindre la perspective de poursuites pour écocide. Nonante pour cent des entreprises évoluent en connexion avec leur environnement, nombre d’entre elles s’inscrivent dans une réflexion quant à leur impact sur la planète, mettent en place des stratégies afin de le diminuer et s’engagent dans un processus de transition énergétique. Des secteurs comme la chimie et l’industrie pétrolière sont occupés à revoir leur regard sur le monde. Il faut naturellement ôter de ce tableau les bandits qui sévissent toujours. Si la reconnaissance du crime d’écocide peut servir à les empêcher de nuire, ce serait très bien.
L’écocide introduit dans le Code pénal belge pourrait-il pousser des multinationales à simplement délocaliser leurs activités fortement polluantes?
Non, je ne crois pas à ce risque. Je n’aurais rien contre la démarche de faire figurer l’écocide dans le droit pénal belge mais elle sera, selon moi, sans effet sur d’éventuelles délocalisations. D’autres législations fixant des normes environnementales peuvent s’avérer plus efficaces et plus aisées à mettre en oeuvre que le crime d’écocide qui relève davantage d’une approche conceptuelle. Il reste d’ailleurs encore beaucoup de travail à accomplir pour se doter d’un arsenal législatif normatif en matière d’environnement.
Essenscia et Energia, les fédérations professionnelles de la chimie et de l’industrie pétrolière, n’ont pas donné suite à notre invitation à faire valoir leur point de vue: l’aveu d’un malaise?
Sans me prononcer sur leurs motivations, j’y vois plutôt la difficulté pour ces secteurs de prendre véritablement position dans ce qui relève, dans le cas du crime d’écocide, du registre des valeurs morales en cours de réflexion au sein de la société.
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