Eric Sadin: « Il est temps de déjouer les passions tristes qui nous minent » (entretien)
L’écrivain et essayiste pose une nouvelle brique à l’édifice critique du monde numérique qu’il bâtit patiemment depuis plus d’une décennie. Avec L’Ere de l’individu tyran, Eric Sadin dépasse la dénonciation de l’usage des technologies numériques en tant que telles pour sonder l’éthos de l’individu qui en découle. Un éthos que, selon lui, la crise sanitaire n’aura qu’exacerbé.
Eric Sadin est un écrivain méticuleux. Un esthète même, pour qui le fond doit se conjuguer à la forme. « Volonté de clarté, de rythme, d’enchaîner divers enjeux », confesse-t-il en marge de notre entretien. On aurait tort de croire que cette volonté de maîtrise est exagérée. Au contraire, elle est adéquate à l’acuité des thèses qu’il soutient dans son dernier livre, L’Ere de l’individu tyran (1), dont le sous-titre, aux accents tragiques, a une égale importance: La fin d’un monde commun. Le penseur critique du monde numérique y pose le diagnostic de l’avènement d’une nouvelle condition de l’individu contemporain, replié sur sa subjectivité, pathologiquement narcissique, ingouvernable, ultraconnecté mais déconnecté des affaires communes, ivre de l’illusion de sentiment de puissance que lui procurent les technologies numériques. Si la manifestation de ces symptômes ne date pas d’aujourd’hui, la crise sanitaire, plutôt que de les apaiser, est venue les exacerber, estime Eric Sadin. Un essai roboratif qui tombe à point nommé.
Nous devrions apprendre de l’histoire et cesser d’attendre le grand soir des institutions.
Vous êtes un penseur critique du monde numérique. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire un livre de « psychologie des foules »? Cela suggère-t-il un lien entre les deux domaines?
En deux décennies, nous avons vécu un complet renversement de notre perception des technologies numériques. D’un enthousiasme initial, les consciences sont aujourd’hui marquées par la désillusion. Mais entre ces deux moments, il y eut un milieu. Une période durant laquelle l’essentiel s’est joué. Soit le fait qu’au tournant des années 2010, des systèmes, à la fois dotés de capacités interprétatives et suggestives, se sont mis à encadrer nos existences. A des fins de marchandisation, en nous signalant au long de notre quotidien des produits ou services supposés adaptés à chacun d’entre nous. Et à des fins d’hyperoptimisation de divers secteurs de la société. Je pense, par exemple, au monde de la logistique qui voit des manufacturiers recevoir des signaux leur édictant les gestes à exécuter. C’était cela le fait majeur dont j’ai analysé, au fur et à mesure de mes livres, la nature et l’étendue des effets induits. Néanmoins, nous ne le voyions pas très bien et je considère que nous continuons de ne pas le voir. Car nos préoccupations ne cessent de porter sur la violation de notre vie privée, dans une indifférence à l’égard des phénomènes de déni de subjectivité en vigueur dans nombre de secteurs de la société. Nous nous alarmons de faire l’objet d’une surveillance numérique par les Etats, alors que c’est bien moins le cas qu’au pic des années 2012-2013, lors des révélations d’Edward Snowden. Ou nous dénonçons la 5G, alors qu’elle ne constitue qu’une étape supplémentaire au sein d’un long processus en cours. L’essentiel, il fallait le voir au moment où nous aurions pu nous montrer agissants. Aujourd’hui, il est trop tard. Après avoir longuement développé ces analyses, l’heure était venue pour moi, non plus d’opérer une seule critique du technolibéralisme, mais de renverser la focale en quelque sorte, de saisir les effets induits sur nos psychés du fait d’un usage toujours plus assidu des technologies numériques.
Comment définissez-vous l’individu tyran? Par quoi se caractérise-t-il?
Nous vivons un moment d’extrême saturation à l’endroit d’un ordre politique et économique en vigueur depuis près d’un demi-siècle, qui avive l’intention résolue de ne plus subir les situations les bras croisés. Dorénavant, un grand nombre se trouvent tiraillés entre deux états contraires. D’une part, entre le constat de ne plus s’appartenir, de faire l’objet de pressions permanentes dans l’exercice du travail, d’être confronté à des situations de plus en plus précaires. D’autre part, le fait d’user de technologies de facilitation de l’existence, d’accès immédiat à l’information, de formulation de ses opinions, et donnant le sentiment de bénéficier d’un surcroît de puissance. Cette tension est explosive car elle contribue à nous imaginer tels des sujets autarciques repliés sur nos instruments supposés nous offrir une plus grande maîtrise et libérant l’expression continuelle de nos rancoeurs. Ce serait cela « l’ère de l’individu tyran »: l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout socle commun pour laisser place à un fourmillement d’êtres qui estiment avoir été tellement floués et trahis qu’ils en arrivent à ne plus s’en remettre qu’à leur seule perception des choses.
En quoi cet individu tyran participe-t-il à ce que vous appelez l’ « ingouvernabilité permanente »?
Depuis le tournant des années 2010, ne cesse d’être asséné le fait que nous assisterions à une montée des populismes. Cette grille de lecture ne me semble pas appropriée pour analyser des phénomènes inédits. Car qui dit populisme supposerait des aspirations communes, des promesses énoncées par des figures fortes qui recueilleraient l’assentiment des foules. Or, ce à quoi nous avons aujourd’hui affaire, c’est à l’avènement d’une nouvelle condition de l’individu contemporain. Fait de ses blessures, et à un moment de l’histoire qui aura, décennie après décennie, charrié tant d’expériences déçues, que la plupart ne croient plus en aucun projet collectif. En cela, les colères actuelles prennent leur source moins dans des mobiles idéologiques que dans des affects subjectifs, qui s’expriment smartphone en main et entendent dorénavant refuser à quiconque de parler en son propre nom. Ce nouvel ethos rebat les cartes du pacte traditionnellement à l’oeuvre entre gouvernants et gouvernés, pour faire émerger ce que je nomme un état d' »ingouvernabilité permanente » qui, à mon sens, caractérise en propre l’époque.
Peut-on établir un lien entre l’individu tyran que vous décrivez et les appels à la désobéissance civile face aux mesures de restrictions sanitaires auxquels on assiste aujourd’hui?
Lorsque des masses d’êtres ont assisté, eux-mêmes, leurs parents ou leurs proches, à la généralisation de la précarité, à l’aggravation des inégalités, au recul des services publics, comment voulez-vous que des formes d’adhésion demeurent? Non seulement la foi n’y est plus, mais c’est la rancoeur qui alors prévaut. Celle de voir de sempiternelles promesses formulées par des générations de responsables politiques être, à coups répétés, trahies et un ordre estimé inique continuellement perdurer. De surcroît, ces logiques paraissent, aux yeux de certains, être masquées par un régime médiatique qui occulterait la cruelle réalité, au profit de la fabrication de récits ayant la fâcheuse tendance de se calquer sur les versions plus ou moins officielles. C’est comme si deux mondes distincts, et ne parlant plus le même langage, évoluaient en parallèle. Cet état explosif, s’il persiste, est appelé à engendrer toutes sortes de chocs inédits, dont ces appels à la désobéissance civile sont des manifestations patentes.
Selon vous, cette crise sanitaire aurait-elle tendance à accentuer l’éthos de cet individu tyran?
Ce que j’appelle l’individu tyran, c’est l’expérience contemporaine de s’être trouvé, depuis longtemps, dépossédé de son pouvoir d’agir au point d’en arriver, bon gré, mal gré, au constat de ne plus s’en remettre qu’à soi-même, ou à des réseaux d’allégeance. La crise de la Covid est venue exacerber cette situation. Du jour au lendemain, l’écran s’est érigé comme l’instance d’interférence majeure entre les êtres, faisant émerger une « télésocialité » généralisée et intensifiant brusquement un état déjà latent d' »isolement collectif ». Ensuite, les responsables politiques, plutôt que de favoriser l’implication de tous dans une cause qui serait devenue commune, ont opté pour des mesures verticales, procédant d’une infantilisation des citoyens et renforçant l’impression de déprise de soi. Enfin, cette séquence si désorientante a stimulé l’envie de reprendre la main, mais qui a pris une forme principalement verbale. Par la constitution de récits prenant à rebours ceux supposés officiels et qui, plutôt qu’un complotisme soudainement étendu, a confirmé le principe d’une atomisation croissante des croyances. Chacun se forgeant ses propres opinions, au moyen de son attirail technologique et rabattues à ses propres souffrances.
Il faut défendre le droit d’expérimenter d’autres modalités d’existence aux visées plus vertueuses et solidaires.
Toutefois, depuis le début de la crise sanitaire, on a pu assister à plusieurs formes et initiatives de solidarité, à l’intérêt pour les structures communes, à la prise de conscience de l’importance de l’Etat-providence pour faire société.
Il est vrai que nous avons assisté à des élans de solidarité, mais spontanés et épars. Nous avons surtout pris conscience de l’état du dépérissement des services publics, car placés sous le sceau exclusif de la rentabilité, principalement du fait de l’immixtion récente de cabinets de consulting (NDLR: En France, le gouvernement a recouru au cabinet de conseil américain McKinsey pour mettre en place son plan de vaccination). Suivant des stratégies qui ont organisé l’imprégnation de logiques libérales dans des secteurs qui, jusque-là, avaient été relativement protégés et qui ont fait l’objet d’assauts par le monde économique. Je pense aux productions de l’industrie du numérique qui, avec la bénédiction des élus, se sont imposées, comme allant de soi, dans l’administration, l’enseignement, la santé, la justice… Cependant, nous aurions tort de supposer qu’un retour de l’Etat-providence et la restauration de vieilles recettes panseront la plupart de nos maux. Nous devrions apprendre de l’histoire et cesser d’attendre le grand soir des institutions. C’est à ce titre que l’heure, à mon sens, est à une redéfinition impérative des formes de gouvernance et de l’expression de la faculté politique de chacun d’entre nous.
Vous dites que l’une des caractéristiques de l’individu tyran est le décalage entre la parole et l’action. Or, on a l’impression que les causes communes rencontrent un véritable regain d’intérêt ces dernières années – le mouvement des gilets jaunes, Black Lives Matter, les révoltes au Liban, au Chili, à Hong Kong, etc. Comment expliquez-vous cette ambivalence?
Il convient de se remémorer le contexte de l’apparition des réseaux sociaux. Ils ont pris leur essor à la fin des années 2000. Au moment où une majorité avait le sentiment de vivre l’inutilité de soi et dans une invisibilité sociale. Une plateforme a alors permis de s’exposer aux yeux d’autrui, tout en recevant des salves de ravissement du fait d’un pouce dressé. Facebook faisant office d’exutoire à nos vies mornes et étriquées. C’était aussi le moment d’une défiance massive qui se manifestait à l’égard de l’ordre politique et économique en place. Qui s’est vue alimentée par les mensonges éhontés de l’administration Bush lors de la préparation de la seconde guerre du Golfe en 2003, par les volte-face à la suite des référendums sur la Constitution européenne en 2005, puis par la crise financière de 2008. Tous ces événements ont engendré des colères légitimes. Twitter a alors ouvert les vannes de l’expression de ses opinions, principalement placées, vu le contexte, sous le sceau de l’insatisfaction et de la rancoeur. Ce d’après des formules brèves qui ont favorisé l’assertion catégorique, la primauté de sa propre parole et conduisant vite à une brutalisation des échanges. Certes, ces plateformes ont favorisé la circulation de l’information et parfois concouru à de salutaires mobilisations. Mais il y a un temps pour tout et, après le temps du verbe, doit venir celui de l’engagement concret. Les années 2010 auront vu une politisation des consciences, mais qui, plutôt que de prendre la forme d’actions sur le terrain de nos réalités quotidiennes, s’est principalement manifestée sous la forme d’un déluge de posts qui se voient aussitôt évacués dans les oubliettes du présent. Cette mécanique aujourd’hui devenue folle ne fait qu’entretenir notre impuissance, tout en engendrant des profits colossaux auprès des plateformes de l’expressivité. Cette dissymétrie entre la parole et les actes représente un des drames de l’époque.
Par-delà la question de l’individu tyran, la critique qui traverse votre livre est en réalité plus radicale puisque vous actez carrément l’échec de l’idéal des Lumières, celui qui aspire à conjuguer l’autonomie et la liberté individuelle à l’intérêt général…
Exactement. Ce que nous comprenons aujourd’hui, c’est que l’individualisme libéral, fondé sur la promesse conjointe de la liberté individuelle et de l’harmonie sociale, correspond à une fable qui aura couru durant plus de deux siècles. Au terme d’une très longue séquence, nous ne pouvons que prendre acte de l’échec patent de ce pacte politique supposément vertueux. Car ce qui l’a historiquement caractérisé, c’est qu’il n’a cessé d’engendrer des inégalités, une féroce concurrence entre les êtres, tout en poursuivant, dans une course devenue folle, la quête d’un « progrès » sans fin qui nous a conduits au bord du précipice. Ce qu’il convient encore de relever, c’est qu’il s’est vu, à coups répétés, remis sur le chantier en vue de l’établir sur des bases plus équitables – ce fut particulièrement le cas au moment de l’après-guerre – pour finir par produire, comme inévitablement, le même type de résultats. C’est à ce titre, que nous devrions nous atteler à définir tout autrement les termes de cette noble aspiration initiale. Et cela appelle, à mon sens, d’abord d’entériner le fait que le principe de délégation comme mode exclusif de gouvernance est épuisé. Ensuite, de mettre en oeuvre une infinité de pratiques à même de nous rendre davantage acteurs de nos vies.
Selon vous, sur la base de quels fondements peut-on dès lors faire société compte tenu des nouveaux enjeux auxquels nous devons faire face?
Nous devrions travailler à l’instauration d’une « démocratie radicale », pour reprendre les termes du philosophe américain John Dewey (1859 – 1952), ou « partout agissante » devrions-nous dire. Plutôt que d’instituer un revenu universel, il serait autrement judicieux que des fonds publics – qui sont les nôtres – puissent soutenir toutes sortes de projets cherchant à mettre en place des modes d’organisation moins soucieux de profit et visant la meilleure expression de chacun, dans les domaines du soin, de l’éducation, de l’artisanat, d’une agriculture respectueuse de l’environnement… L’alternatif ne doit plus relever d’un acte héroïque, mais devrait partout être encouragé. Nous devons défendre le droit d’expérimenter, sur le terrain de nos réalités quotidiennes, d’autres modalités d’existence aux visées plus vertueuses et solidaires. Il est temps de déjouer les passions tristes, qui nous minent, attisées par l’amère sensation de ressentir l’inutilité de soi, pour leur substituer une logique inverse: la joie de nous impliquer dans les affaires communes et de nous sentir pleinement partie prenante du cours de nos destins individuels et collectifs. Faute de quoi, il est probable qu’une fureur de tous contre tous devienne le trait dominant de l’époque.
Bio express
- 1973 Naissance à Paris, le 3 septembre.
- 1999 Fonde la revue éc/artS, centrée sur les pratiques artistiques et les nouvelles technologies.
- 2009Se fait connaître du grand public grâce à la publication de Surveillance globale: Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (Climats/Flammarion).
- 2013 Lauréat du prix Hub Award du meilleur essai sur le numérique pour L’Humanité augmentée (Editions L’Echappée).
- 2018 Publie L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical (Editions L’Echappée).
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