Eric Muraille, immunologiste: « La crise du coronavirus malmène la science » (entretien)
La recherche sur le Covid-19 s’est emballée : publications, essais cliniques et modélisations se multiplient dans des proportions inédites. Un raz-de-marée dont les effets ne sont pas toujours bénéfiques. Le professeur attaché au laboratoire de parasitologie de l’ULB en analyse quelques ratés.
La pandémie de Covid-19 malmène-t-elle la science et la recherche ?
Tous les laboratoires européens ont été arrêtés, les universités ont fermé et les chercheurs ont été priés de rester chez eux. La priorité a été donnée aux recherches portant sur le Covid-19 et à certaines activités de maintenance indispensables, mais les projets de recherche nécessitant un travail de laboratoire ou des collectes de données, sur le terrain, ont été stoppés net. Durant une crise, mobiliser des connaissances conceptuelles déjà acquises ou apporter une réponse technologique peut se faire rapidement. En revanche, la recherche fondamentale et la production de nouvelles connaissances exigent un temps long. Elles s’accommodent mal de l’urgence et, surtout, d’une exposition médiatique permanente. Ce contexte est propice aux » dérapages « .
Globalement, le système n’a pas failli : les lacunes de l’étude ont vite été mises au jour et trois auteurs ont eux-mêmes demandé la rétractation.
Comment Surgisphere, une petite société inconnue il y a quelques semaines encore, a-t-elle pu s’associer à des chercheurs de renom et passer le filtre de la relecture réputée implacable de deux des revues médicales les plus prestigieuses ?
On dispose encore de peu d’informations à ce sujet. Une étude clinique faisant toute la lumière sur l’efficacité du traitement à base de chloroquine proposé par le professeur Didier Raoult contre le coronavirus était très attendue. Ce qui a vraisemblablement entraîné une moindre vigilance lors de l’étape de relecture de l’article. Pourtant, globalement, le système n’a pas failli. Les lacunes méthodologiques de l’étude, publiée par The Lancet, ont vite été mises au jour et trois auteurs ont spontanément demandé la rétractation de l’article.
Y a-t-il eu un emballement de la revue elle-même ?
La plupart des revues scientifiques ont ouvert une section » Covid-19 » et ont accéléré les procédures d’évaluation. Personnellement, une telle frénésie, je n’avais jamais vu ça. Les chercheurs sont poussés à publier sur le Covid-19 pour augmenter leur visibilité ou celle de leur université, mais aussi pour obtenir des financements. Les journaux eux-mêmes gagnent en audience en acceptant de publier en primeur des articles sur le Covid-19. Dans ce contexte, il y a donc une forte pression à communiquer à tout prix et donc à reléguer au second plan la rigueur et la vérification des données. Un très mauvais calcul, pour tout le monde.
H1N1, Ebola, Zika, etc. : à chaque crise sanitaire, des scientifiques alertent sur l’importance de ne pas réduire les standards de qualité malgré l’urgence. Et, pourtant, ça recommence …
En science naturelle, la validation des connaissances repose tout d’abord sur une critique permanente par les pairs des données et des théories : l’adéquation des modèles et des méthodes utilisés est systématiquement questionnée, ainsi que l’interprétation des données. Et, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce processus ne s’arrête pas avec la publication. Il est permanent. Ensuite, pour qu’une étude soit réellement prise en considération par la communauté scientifique, il faut aussi qu’elle soit confirmée par d’autres études, réalisées par d’autres équipes. Si différentes équipes, utilisant des approches différentes, arrivent aux mêmes conclusions, on augmente progressivement la vraisemblance d’un concept théorique ou, par exemple, le degré de fiabilité d’une stratégie thérapeutique. Cette validation des connaissances est le fruit d’un travail collectif de longue haleine. Il ne peut se faire efficacement que si certaines conditions sont réunies : une libre circulation des informations ; du temps pour analyser les données et, surtout, les reproduire ; enfin, l’absence de biais financier, politique, idéologique qui viendraient influer sur ce processus. Or, ces conditions ne sont pas optimales lors d’une urgence sanitaire, surtout si elle se mue en crise politique et place les chercheurs sous une forte exposition médiatique.
Depuis janvier dernier, on assiste à une avalanche de preprints sur le Covid-19 (NDLR : des textes de recherche mis en ligne sans avoir été évalués par les pairs). Comment gérer et assimiler cet afflux ?
Ce flux de données, c’est humainement impossible à absorber, même pour un expert ! Habituellement, de nombreuses synthèses sont produites sur chaque sujet, ce qui aide les chercheurs à orienter leurs lectures. Mais ce travail implique de pouvoir prendre un certain recul, à nouveau difficilement réalisable dans l’urgence.
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Les preprints attirent l’attention du public. Y voyez-vous un danger ? Leur succès dépasse même la publication dans les grands journaux, dont un fameux, celui du Pr Montagnier, retiré depuis.
Sincèrement, je doute que le public passe son temps à éplucher les milliers d’articles, très techniques, mis en ligne sur le Covid-19. S’ils attirent l’attention, c’est parce que certains ont été propulsés sur la scène médiatique. A cet égard, une responsabilisation des médias serait très souhaitable… Le prix Nobel du Pr Montagnier a conféré à son article publié en preprint une visibilité qui ne se justifiait absolument pas et a généré une polémique qui, malgré les apparences, n’avait pas le moindre fondement scientifique ( NDLR : il pointait la proximité suspecte du nouveau virus avec le celui du sida et laissait entendre une possible manipulation artificielle).
Ces sites de preprint doivent-ils être fermés ? Remaniés ?
Ils doivent être considérés pour ce qu’ils sont : des dépôts d’articles et de connaissances qui n’ont pas été validés. Ils ont une utilité pour les scientifiques car ils permettent, notamment, d’augmenter l’exposition d’un article à la critique et d’accéder plus rapidement à des données. En aucun cas, ils ne peuvent être utilisés pour demander des crédits. Sans compter qu’ils ne devraient pas être médiatisés. Il faut une importante expertise pour les interpréter et les exploiter.
Le financement de la recherche est-il, lui aussi, entré dans la spirale de la vitesse ?
La Commission européenne a lancé un appel à projet » Covid « . Les agences nationales de la recherche, comme le FRS-FNRS, et des universités ont proposé des crédits spécifiques consacrés au coronavirus. Et, là aussi, la procédure de sélection de projets a été accélérée. Par contre, pour les autres sujets de recherche, rien n’a changé. L’impact économique du Covid-19 sera sans doute supérieur à celui de la crise financière de 2008, qui a déjà durement impacté le financement des services publics et des projets de recherche. Il y a beaucoup d’inquiétudes à ce sujet dans la communauté scientifique.
Cette crise agit-elle comme un miroir grossissant des failles de la publication scientifique, critiquée pour son pouvoir, sa lucrativité et les barrières qu’elle met à l’accès des connaissances ?
Le public l’ignore souvent, mais les chercheurs ne sont pas payés quand ils publient. Au contraire, quand un article est accepté pour publication, ils doivent payer les éditeurs pour le publier. Le montant se chiffre à plusieurs milliers d’euros par article. De plus, pour un nombre encore élevé de revues, la consultation online de l’article n’est pas libre et nécessite un abonnement ou l’achat de l’article. Les universités belges y consacrent plusieurs millions d’euros annuels. L’édition scientifique est un business hautement lucratif, détenu par un petit nombre de grandes compagnies disposant d’un quasi-monopole et qui sont donc en mesure d’imposer leurs prix. Cette privatisation des connaissances ampute lourdement les budgets de recherche fondamentale. Elle introduit également des inégalités entre chercheurs pour l’accès aux connaissances scientifiques. L’octroi d’un financement des projets de recherche reste conditionné à la production d’articles par les chercheurs. C’est le fameux publish or perish (publie ou périt), incitant les chercheurs à publier le plus vite et le plus souvent possible, ce qui favorise la négligence et la fraude. On a observé, ces dernières décennies, une augmentation dramatique du nombre d’articles rétractés pour erreur ou plagiat.
Didier Raoult n’est qu’un pur produit du système actuel de financement de la recherche. Et le « style Raoult » pourrait bien se généraliser.
Une partie de la communauté scientifique reproche au Dr Didier Raoult les lacunes méthodologiques de ses études, mais aussi son mode de communication, via des vidéos et des communiqués de presse.
Plus que la forme, c’est le contenu de ses communications qui pose question. Didier Raoult a plus d’une fois usé publiquement d’arguments d’autorité pour faire valoir des résultats personnels qui ne répondaient pas aux exigences méthodologiques de base en sciences. Or, l’histoire nous enseigne que c’est en situation de crise que le respect des règles méthodologiques est indispensable, car c’est à ce moment que les mauvaises décisions ont les conséquences les plus dramatiques. Le Dr Raoult est présenté dans les médias comme un outsider, un antisystème. Il n’est pourtant qu’un pur produit du système actuel de financement de la recherche. Et le » style Raoult » pourrait bien se généraliser…
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Un pur produit ?
Au cours des dernières décennies, on a imposé une compétition exacerbée aux chercheurs universitaires. Influencés par l’idéologie économique libérale, nous sommes passés d’un financement global de la recherche scientifique à un financement dit d’excellence, qui concentre les crédits sur les chercheurs considérés comme les plus productifs. C’est un choix stratégique qui peut sembler a priori raisonnable, mais qui est inadapté à la production de la connaissance. Celle-ci, par nature, est imprédictible, ne peut s’évaluer réellement que sur un temps long et nécessite un haut niveau de coopération entre les chercheurs. Actuellement, l’évaluation, le classement des chercheurs, repose sur des indicateurs bibliométriques comme l’index h, qui mesure le nombre de publications et de citations associées à chaque chercheur. Il s’agit d’une évaluation basée essentiellement sur la notoriété et qui ne dit pas grand-chose de la valeur du chercheur ou de ses publications. Dès lors, la recherche de la notoriété s’impose comme une priorité aux chercheurs et est encouragée par les universités, qui y gagnent également en visibilité et en attractivité. In fine, cette stratégie transforme le chercheur en autoentrepreneur : produire des connaissances, trouver ses financements tout en assurant la promotion de son activité. Elle favorise donc une communication rapide, peu nuancée, sans recul, et met les chercheurs en compétition permanente. J’espère, comme de nombreux collègues, que cette crise pourra accélérer la remise en question de ce système.
Bio express
1969 : Naissance à Bruxelles.
1992 : Master en sciences zoologiques à l’ULB.
1997 : Docteur en sciences zoologiques (immunologie cellulaire) à l’ULB.
1997-1999 : Spécialisation en biochimie (Institut de recherche interdisciplinaire en biologie humaine et moléculaire à l’ULB).
2002-2004 : Spécialisation en immunologie infectieuse (Institut de pharmacologie moléculaire et cellulaire, INSERM URM, Nice).
Depuis 2015 : Maître de recherche FNRS – ULB.
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