Pénurie enseignants
Pour faire face à la pénurie de professeurs, les écoles n’hésitent pas à recruter des profils parfois éloignés. Une pénurie aggravée par les jeunes qui désertent et les plus chevronnés qui quittent le bateau.

Enseignants: «Il n’y a pas une pénurie de profs, il y a une pénurie de “bouche-trous”»

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Pour faire face à la pénurie de professeurs, les écoles n’hésitent pas à recruter des profils parfois éloignés. Une pénurie aggravée par les jeunes qui désertent et les plus chevronnés qui quittent le bateau.

D’un chiffre, Alain Koeune balaie l’enjeu. Président de la Fédération des associations de directeurs de l’enseignement secondaire catholique (Feadi) et directeur du collège Notre-Dame de Bellevue à Dinant, il livre les premiers résultats de l’enquête menée chaque année, en janvier, auprès des chefs d’établissements de son réseau, qui accueille 60% des élèves: en janvier 2025, près de 8.000 heures de cours, par semaine, n’ont pas été données car non attribuées, faute de remplaçants, soit l’équivalent de 394 équivalents temps plein (ETP). A titre de comparaison, le nombre d’heures perdues s’élevait à 7.200 en 2020 et à 3.165 en 2018. «La situation se dégrade d’année en année, pointe Alain Koeune. Désormais, même à la rentrée scolaire, soit bien avant l’automne et l’hiver, le cadre des personnels n’est pas complet dans certaines disciplines.» Il n’est plus rare que des élèves restent sans professeur(s) durant plusieurs semaines, mois, voire plus. Selon ses derniers chiffres, le phénomène affecte particulièrement les cours de français, de néerlandais (d’anglais et d’allemand dans une moindre mesure) et de géographie. «La pénurie d’enseignants est devenu la hantise du chef d’établissement», résume-t-il.

8.000

heures de cours par semaine, en janvier 2025, n’ont pas été données car non attribuées, faute de remplaçants, dans l’enseignement secondaire catholique.

Il n’existe, en réalité, aucun chiffre officiel qui permettrait de mesurer précisément l’ampleur de la pénurie, le nombre de cours non dispensés –il faudrait demander à chaque pouvoir organisateur–, les postes non pourvus par année d’études. «Nous sommes dans l’incapacité de communiquer ces informations tout simplement parce que nous ne disposons pas d’un outil permettant de collecter de façon centralisée ce type de données», se désole un agent de l’Administration générale de l’enseignement (AGE).

A défaut, les observateurs disposent d’autres éléments, qui se révèlent souvent préoccupants. Pour comprendre l’évolution de la pénurie, Dominique Lafontaine, professeure ordinaire honoraire à l’ULiège, s’est ainsi penchée sur les données de l’enquête internationale Talis sur l’enseignement et l’apprentissage, un baromètre sur l’état de la profession à travers le monde. D’après celle de 2022, en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), 86% des directeurs déclaraient que la capacité de leur établissement à fournir l’enseignement était entravée par le manque de personnel enseignant. Ce taux s’élevait à 56% en 2015. Cette plainte était à peine moins grande dans les «écoles attractives». Ainsi, 93% des établissements défavorisés se disent affectés par la pénurie contre 80% des institutions privilégiées. «Si la crise sévit dans presque toute l’Europe, et même au-delà, c’est en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’elle est la plus critique», note Dominique Lafontaine.

«Je ne cherche plus de remplaçant lorsqu’un prof est absent quinze jours.»

La pénurie d’enseignants, un phénomène structurel

«Je ne cherche plus de remplaçant lorsqu’un prof est absent quinze jours, déclare le directeur d’un collège bruxellois. Oui, les procédures de recrutement ont été simplifiées, mais il n’y a simplement pas de profs à recruter. Je me débrouille en interne.» Une situation qui «pèse sur les enseignants et sur les élèves».

Tous les territoires sont concernés, mais certains sont plus exposés. C’est le cas de Bruxelles et du sud du Luxembourg. Les disciplines dites «déficitaires» sont connues. L’arrêté du gouvernement de la FWB du 12 octobre 2024 fixe 70 fonctions en pénurie sévère à Bruxelles, sur la base des pénuries de l’année précédente. Des charges aussi essentielles qu’instituteurs maternel et primaire sont toutefois passées de «pénurie sévère» à «pénurie». En janvier, le Forem comptabilisait 1.581 offres d’emploi. Mais toutes ne transitent pas par l’office wallon. Les réseaux d’enseignement possèdent leur propre plateforme. Cette liste qui, selon les personnes interrogées, s’appuie sur «des impressions et des retours de terrain», donne un aperçu des besoins.

L’école primaire, où un enseignant doit être remplacé dès six jours d’absence, n’est pas épargnée par ces difficultés croissantes. Les disciplines parmi les plus touchées sont le néerlandais, le cours de morale, de religion. Elle peine aussi à recruter des instituteurs en immersion linguistique.

Dans le secondaire général inférieur, des déficits concernent les sciences économiques, les langues germaniques et le français. Dans le secondaire général supérieur, les enseignements en crise sont les cours philosophiques (philosophie et citoyenneté, morale, religion), les maths, les langues modernes, le français ou encore l’histoire. Ces manques touchent surtout l’enseignement technique et de qualification, qui concentre trois quarts des pénuries identifiées. Presque toutes les branches enseignées sont sur la liste. Les pénuries sont les plus fortes dans les métiers industriels et manuels: construction, cuisine, électricité, électromécanique, mécanique automobile, menuiserie, soudure.

«Le phénomène est désormais structurel», estime Alain Koeune. Faute de trouver ces oiseaux rares, les directeurs doivent «très vite faire appel à des titres suffisants, puis très vite à des titres de pénurie». En effet, pour embaucher, l’école doit chercher un prof ayant le titre requis. En maths, par exemple, l’un des titres requis est un master en mathématiques disposant d’une formation pédagogique. Si elle ne trouve pas, elle peut engager un titre suffisant –ici, un master en informatique disposant d’un titre pédagogique. Si elle ne trouve toujours pas, on descend encore d’un cran et l’école peut recourir à un titre de pénurie (par exemple, un informaticien sans formation pédagogique). Et si l’école ne trouve pas du tout, elle peut engager… n’importe qui.

«Quelques questions sur ma façon de construire les cours, sur l’autorité, et c’était terminé. »

Pour combler les manques, les établissements ne peuvent plus se passer de ces profs de «deuxième choix». Ainsi, depuis 2014, dans le secondaire (le qualifiant, surtout), les secondes carrières sont plus nombreuses à entrer dans le métier que les jeunes diplômés des études pédagogiques. «Le taux d’enseignants disposant d’un titre de pénurie ou d’un titre non listé représente un bon indicateur de la difficulté à recruter», juge ce fonctionnaire de l’AGE. « Sous le même statut opèrent aujourd’hui des personnels de profils très divers », confirme le chercheur Xavier Dumay, professeur de sciences de l’éducation à l’UCLouvain. Les premiers concernés ne cachent pas avoir eux-mêmes été un peu surpris par la « rapidité » de la procédure d’embauche. «Quelques questions sur ma façon de construire les cours, sur l’autorité, et c’était terminé », témoigne anonymement Stéphane, 48 ans, titulaire d’un graduat (bachelier) en marketing, qui a obtenu cette année un CDD de dix mois pour enseigner les sciences économiques dans un établissement technique et professionnel.

Un «relent du marché scolaire»

Des profils comme Stéphane seraient donc devenus indispensables au bon fonctionnement du système éducatif. Combien sont-ils, alors? Au cœur de la problématique plane le « tabou », notamment du niveau. «C’est un relent du marché scolaire où chaque réseau se bat pour avoir des élèves, où chacun a peur de perdre de l’attractivité et, donc, des moyens», poursuit le fonctionnaire.

Cependant, les données existent, et elles atteignent des niveaux critiques. Pour les instituteurs du maternel et du primaire, 98,5% disposent d’un titre requis ou suffisant. Mais ce chiffre cache des grandes variations. Selon le panorama statistique de la FWB, en 2023, un tiers à un quart des maîtres de seconde langue (31%), de philosophie et citoyenneté (28%), de morale ou de religion (24%) présentait un titre de pénurie ou non listé, près de la moitié des professeurs de pratique professionnelle dans le secondaire inférieur et supérieur (48% et 47%), ainsi qu’un tiers des professeurs de géographique (32%) et un cinquième des professeurs de maths (21%). A titre d’exemple, 28% des enseignants en soins infirmiers officient avec un titre de pénurie ou non listé. Ils sont 50% en informatique.

Certes leur présence demeure minoritaire rapportée aux 120.000 enseignants en FWB. Le hic, d’abord: les chiffres dont dispose l’administration ne concernent que les enseignants entrés en fonction depuis 2016, pas l’ensemble de la corporation. Ensuite, le recours aux titres de pénurie et non listés ne cesse d’augmenter. En 2023-2024, en primaire, il touche 60% des maîtres de seconde langue. En secondaire, il s’agit d’un nouvel engagé sur deux, dont 15% de titres en pénurie et 34% non listés. En néerlandais, ils sont 78% à enseigner avec un titre de pénurie ou non listé, 60% en anglais, 34% en maths ou encore 27% en français. Au sein du technique et du professionnel, 75% et 74% des nouvelles recrues sont engagés avec un titre non listé.

«Sans ces mesures qui autorisent les enseignants à s’absenter, le problème serait moins grand.»

Une pénurie d’enseignants «bouche-trous»

Voilà pour les chiffres. Mais ils ne disent pas tout. Sur le terrain, des observateurs affirment que cette pénurie serait aggravée par des enseignants qui ont su trouver une «échappatoire». Et à écouter Laurent Divers, ancien directeur d’établissement et agent de la Direction générale du pilotage du système éducatif, la tendance pourrait s’accentuer encore, dans ce «contexte d’insécurité». Il y a ceux qui ont quitté le bateau. En 2022, par exemple, 23% des profs étaient en «disponibilité précédant la pension de retraite» (DPPR). Et il y a ceux qui mettent un premier pied hors de la classe (au moins temporairement) en demandant un «congé de mission» ou un «détachement». Ils représentent, avec ceux en maladie ou en congé de maternité, 5,2% du corps enseignant en 2022. Et c’est sans compter les mises en disponibilité pour maladie (des enseignants absents pour cause de maladie ou ayant épuisé leurs jours de maladie). Leur taux a augmenté de 118% entre 2014 et 2022. «Il n’y a pas de pénurie de profs, il y a surtout une pénurie de « bouche-trous », de remplaçants, avance l’agent administratif qui souhaite témoigner anonymement. En tout cas, sans ces mesures qui autorisent les enseignants à s’absenter, le problème serait moins grand.»

A l’autre bout de l’échelle, la sortie précoce de jeunes enseignants accroît encore la pénurie. Selon les derniers chiffres dont dispose l’administration, sur 5.235 enseignants primo-engagés, tous niveaux confondus (hors universités), 3.469, soit 66,3%, étaient toujours en activité dans l’enseignement au cours de l’année scolaire 2022‑2023. Globalement, 33,7% des enseignants ont donc quitté le métier au cours des cinq premières années. Le taux d’abandon est plus élevé parmi les secondes carrières (64,5%), près de trois fois plus que ceux qui détiennent un titre pédagogique (21,6%).

Alors que le vivier est devenu insuffisant pour pallier les absences, dans le même temps, le nombre d’inscrits dans un cursus pédagogique baisse. En dix ans, les nouveaux inscrits dans les filières pédagogiques en Wallonie et à Bruxelles étaient, globalement, 29% moins nombreux. Evidemment, il faut distinguer le nombre d’inscrits et le nombre de diplômés. Et là aussi, on constate une diminution du nombre d’étudiants diplômés d’un bachelier instituteur maternel et d’un bachelier de l’enseignement secondaire inférieur. Seuls les diplômés d’un bachelier instituteur primaire restent relativement stables.

1

professeur malade, ce sont 20 à 30 élèves laissés sur le carreau. Et les non-remplacements accroissent les risques de décrochage.

«Rupture d’égalité»

« Nos profs accumulent les heures supplémentaires pour essayer de compenser. Lorsque les élèves ne voient pas la matière, passent du temps en permanence ou sont libérés, ils perdent ce cadre structurant et rassurant qu’est l’école. Ils ont le sentiment qu’ils évoluent dans une école à la carte », déplore Alain Koeune. Car un professeur malade, et non remplacé, ce sont 20 à 30 élèves laissés sur le carreau. Ces non-remplacements augmentent les risques de décrochage, surtout quand ils touchent des élèves en difficulté.

Le fils de Stéphane, professeur de seconde carrière, scolarisé en sixième secondaire, n’a ainsi plus d’enseignant de physique-chimie depuis la Toussaint. Sa compagne dénonce même une «rupture d’égalité». Elle paie un professeur privé, mais sait déjà que les lacunes seront irrémédiables. «Ceux qui n’ont pas les moyens d’assumer ces cours privés n’ont rien, c’est d’une injustice folle », s’indigne-t-elle.

Les nouveaux engagés n’apportent pas toujours la solution qu’espèrent les parents. «Sur le papier, le remplacement est fait mais ce n’est pas pour autant que nos enfants progressent comme ils le devraient. Ils ne sont pas toujours bien formés », regrette une autre mère. Dans ce contexte de pénurie, les parents, notamment, n’ont pas d’autre choix: faire confiance. «Les directeurs connaissent leur travail. Ils sont un filtre, un barrage face aux mauvais candidats», conclut Laurent Divers. Les mauvais, sans doute. Et les moyens, les peut-mieux-faire, les mous?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire