Près de 15 000 enseignants trop payés en 2021 : le grand bazar des fiches de paie des profs
Le calcul des salaires versés aux enseignants n’est pas toujours correct: complexe, il ouvre la porte à une foule d’erreurs, en leur faveur ou en leur défaveur. Si les montants indus sont chiffrés, on ignore par contre ce qu’on leur doit.
Le problème est résolu.» On aurait aimé la croire, Joëlle Milquet, alors ministre de l’Education (CDH). Nous sommes en juin 2015 et, après analyse, la Cour des comptes conclut que plus de 40% des professeurs de l’enseignement secondaire subventionné ont reçu un salaire incorrect en 2011-2012, le plus souvent en leur défaveur.
Mai 2022: le front commun syndical annonce pour juin des assemblées générales du personnel dans toutes les implantations des services FLT, c’est-à-dire fixation, liquidation et traitement des salaires des enseignants. Le ton monte: sept ans après les certitudes affichées par la ministre, rien n’est résolu. Ni pour les quelque quatre cents agents – 279 équivalents temps plein (1) – chargés d’assurer le paiement ad hoc des enseignants, à bout de souffle, ni pour les professeurs, dont certains restent victimes d’un système un brin surréaliste.
Selon les agents et les organisations syndicales, le taux d’erreur dans le calcul du salaire des enseignants doit se situer quelque part entre 30 et 40%. «Parmi les professeurs temporaires engagés pour de courtes périodes, on est dans cette fourchette-là, confirme Roland Lahaye, secrétaire général de la CSC Enseignement. Pour les enseignants nommés, on est à 20 à 25%.» «Bien plus d’un dossier sur deux n’est pas correct», insiste un agent liquidateur qui a requis l’anonymat. «On a jusqu’à trois réclamations par jour dans notre centrale régionale, ajoute une autre source syndicale. Mais comme il s’agit uniquement de profs syndiqués, le chiffre n’est pas du tout représentatif.» Alors, combien? «Dans l’état actuel des outils de gestion et des effectifs dont nous disposons, il est impossible d’établir un tel relevé d’erreurs», lâche l’administration (2).
Selon les organisations syndicales, le taux d’erreur dans le calcul doit se situer quelque part entre 30 et 40%.
D’autres coups de sonde de la Cour des comptes avaient révélé un taux d’erreur dans 36,75% des cas, pour le personnel de l’enseignement officiel, en 2013. Rebelote en 2015, pour les enseignants des hautes écoles, victimes d’erreurs dans 53,7% des cas. «Les durées observées comme les taux d’erreur élevés démontrent la faiblesse de la supervision interne», écrivait alors la Cour, assassine.
L’âge de pierre
«J’ai beaucoup de respect pour les agents liquidateurs, affirme une ancienne de l’administration. Ils font preuve d’une grande conscience professionnelle car ils savent quelles situations catastrophiques un retard de paiement peut générer chez les professeurs.» «C’est l’ âge de pierre chez eux, embraie Monique Simon, secrétaire régionale de la CGSP Enseignement, à Namur. Ils font ce qu’ils peuvent, mais c’est très compliqué.»
Compliqué, oui. Répartis dans six directions déconcentrées et cinq bureaux régionaux, ils se disent à bout de souffle. Quelque 29 d’entre eux, soit 7,25%, sont en arrêt maladie depuis plus de six mois. Le nombre des absents depuis moins de six mois n’est pas connu. Or, tant qu’ils ne sont pas de retour, leur charge de travail est répartie entre les collègues encore à leur poste. Les tâches se sont aussi complexifiées, en particulier depuis la réforme des titres et fonctions, en 2016. Le nombre de lignes à encoder dans les dossiers a augmenté, en moyenne, de 78% entre 2005 et 2021. Sans parler de l’administratif.
D’ici à la fin de l’année, cinq ETP supplémentaires devraient entrer en fonction. Ce ne sera pas du luxe. Officiellement, chaque agent liquidateur suit 591 dossiers de paie. Pratiquement, le chiffre est plus élevé. «Dans le fondamental, on atteint facilement 950 dossiers par agent, assure un délégué syndical. Dans le secondaire, 850.» «Leur nombre a légèrement reculé depuis 2015, assure l’administration, mais les dossiers se sont complexifiés.» Or, c’est de cette complexité que naissent les risques d’erreurs.
Le chemin de croix commence dans les secrétariats des écoles, qui complètent chaque mois un document – le document 12 – contenant diverses données déterminantes pour le calcul de la rémunération du prof: son titre, sa fonction, son ancienneté, son âge, les heures qu’il preste dans une ou des écoles, etc. Ce document est toujours envoyé en format papier dans les directions déconcentrées. Les couloirs y sont remplis d’armoires, remplies de dossiers remplis de papiers. Un premier test d’envois numériques devait être lancé dans cent écoles après les vacances de Pâques ; il a été postposé au mois de juin. A partir de janvier 2023, assure l’administration, les échanges papier devraient être supprimés. L’ école incarne le premier lieu de couac et d’erreur possible.
Ce document 12 doit être rentré à l’administration avant le 14 de chaque mois afin que les agents encodent les informations reçues. Ils ont neuf jours calendrier pour le faire, la liquidation des traitements intervenant autour du 23 du mois. «Les documents doivent arriver au moins deux jours avant l’échéance pour que les liquidateurs aient encore le temps de les encoder», détaille Naema Guermache, permanente communautaire à l’Appel-CGSLB. Les retardataires feront l’objet d’un traitement le mois suivant. «On peut procéder à une liquidation intermédiaire si nécessaire, précise un agent. Auparavant, nous le faisions en cas d’erreur de calcul mais désormais, nous le faisons tout le temps, pour des retards de paiement.»
Double encodage
L’ encodage s’effectue dans deux systèmes informatiques différents. Le paiement des 130 000 à 135 000 professeurs recensés en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), tous niveaux d’enseignement confondus, repose en effet sur un système informatique qui répond au doux nom de RL10 et qui date de 1974. «Sa maintenance et son évolution permanente sont assurées», assure la FWB. Mais le programme ne calcule pas seul l’ancienneté des professeurs, par exemple. Celui-ci incombe aux agents, avec un évident risque d’erreur. «Quand il y a une correction à apporter à une fiche de paie, il faut supprimer toute la ligne concernée et tout réencoder, comme il y a quarante ans», soupire un agent qui dénonce un système «lent et obsolète».
«Tous les jours, abonde Anne, une autre agente, une liste d’anomalies est générée. Tant qu’elles ne sont pas résolues, le versement des traitements est bloqué.» Au 10 mai dernier, 49 pages d’anomalies (dont de «simples» retards de paiement) avaient été enregistrées pour le seul bureau de Liège, depuis le 24 avril, dans le secondaire subventionné. A Mons, pour le fondamental, 139 pages d’anomalies pour la même période… «La direction est fataliste, assure un agent. Elle reconnaît que ça ne va pas mais elle estime qu’on ne s’en tire pas mal, vu les conditions.»
On encode à la mitraillette. Ce qui compte, c’est que les professeurs soient payés, même si le montant total n’est pas correct.
Une autre interface, baptisée Desi-RL10, est en cours de développement depuis 2005. Quelque 17 800 dossiers de nouveaux professeurs – sur 135 000 – y sont actuellement enregistrés. Pour eux, le double encodage n’est plus de mise. «Le système n’est pas encore fonctionnel pour toutes les catégories de personnel», commente l’administration. A l’heure actuelle, c’est donc toujours le RL10 qui effectue les paiements, sauf pour ces 17 800 dossiers-là. «Actuellement, nous travaillons sur un module adaptatif permettant de gérer la réforme des rythmes scolaires, précise l’administration. Ce travail a mis en suspens la suite du développement.»
L’ encodage achevé, si tout va bien, les salaires sont payés le dernier jour ouvrable du mois. «Le mois dernier, raconte Anna, une panne informatique a empêché le paiement d’une cinquantaine de profs. Cela arrive souvent en fin de liquidation des salaires. Le système est alors bloqué quelques heures, ou une demi-journée.»
Un vade-mecum de 608 pages
Il suffit donc d’un changement d’horaire pour que le dossier d’un professeur doive être modifié et, partant, son salaire. Celui qui est réaffecté dans un autre établissement passe sous le contrôle d’un autre liquidateur, dans une autre région. L’ information suit-elle? Les dossiers des professeurs ne sont en effet pas centralisés. Ils dépendent d’agents qui suivent, chacun, des écoles ou des cantons en particulier et, au sein de ces listes, les professeurs répartis par ordre alphabétique. «Cette gestion n’est pour l’instant pas uniformisée, confirme l’administration. Elle ne le sera pas à très court terme.» Un système centralisé n’est donc pas envisageable, actuellement, pour des raisons techniques. La faute à Desi… «Toute évolution organisationnelle doit aussi être négociée avec les partenaires sociaux», glisse l’administration. Ce qui laisse présager quelques réunions torrides.
Selon qu’un professeur dispose d’un titre requis, d’un titre suffisant ou d’un titre de pénurie, il ne sera pas payé de la même manière. Une erreur d’encodage en matière d’ancienneté, de congé, de maladie, de barème ou de nomination et son salaire diffère. Or, la réglementation se complexifie de plus en plus. Le seul vade-mecum des congés, des disponibilités et des absences pour les professeurs de l’enseignement subventionné comporte 608 pages…
Bref, ce sont généralement des erreurs humaines qui provoquent des couacs dans les fiches de paie. «Je n’ai plus le temps de vérifier si ce que les écoles m’envoient est correct, avoue une agente. On encode à la mitraillette. Ce qui compte, c’est que les professeurs soient payés, même si le montant total n’est pas correct. Je ne décroche plus non plus le téléphone quand il sonne: je n’ai pas le temps.»
Dans les deux sens
A l’ automne dernier, Albert (3) a reçu un recommandé stipulant que l’administration lui réclamait quatre cents euros. Motif: une erreur dans le calcul de son traitement en 2017-2018. Quatre autres recommandés suivront, pour un total de 8 200 euros. Comme la majorité des enseignants, Albert n’épluche pas ses fiches de paie. De bonne foi, il a donc consommé ces salaires successifs. Le voilà contraint de rembourser, théoriquement dans les nonante jours, même si un plan d’apurement étalé est possible. Avec un minimum de cinquante euros par mois durant maximum soixante mois.
En 2021, la FWB a ainsi récupéré quelque 13,5 millions d’euros indûment versés à des enseignants. Cette même année, le service de récupération des indus a envoyé 12 931 demandes de remboursement. S’y ajoute une estimation d’environ 1 800 dossiers pour lesquels les petites sommes versées par erreur sont directement récupérées par l’agent sur le salaire de l’enseignant. Au total, 9,25% des fiches de paie donnent donc lieu à une réclamation pour trop-perçu.
Les erreurs sont souvent constatées par hasard, lorsqu’un nouvel agent reprend un dossier ou qu’un professeur part à la retraite. «Les sommes réclamées peuvent grimper très vite, constate une syndicaliste. Il suffit d’une erreur de barème de cent euros par mois et on en arrive, des années plus tard, à des demandes de remboursement colossales. Parmi ceux qui s’adressent à nous, on a des gens désespérés, qui doivent rembourser 37 000 euros!» Pour d’autres, la facture s’élève à quelques centaines ou quelques milliers d’euros.
L’ administration ne peut réclamer un remboursement que durant cinq ans. Une attention particulière est donc accordée aux dossiers susceptibles d’être frappés de prescription. «Il y a vingt ans, on ne relevait pas les indus, reconnaît un ancien de l’administration. Certains profs ont sans doute été payés plus qu’ils n’auraient dû. Aujourd’hui, les indus sont passés au peigne fin.»
Un professeur condamné à rembourser peut contester en faisant appel à l’article 11bis du décret-programme. Celui-ci prévoit que la FWB renonce au remboursement s’il y a eu erreur administrative ou si l’enseignant pouvait en toute bonne foi considérer que ce salaire lui était dû. Mais il faut pour cela éplucher ses feuilles de paie, indigeste lecture.
Il n’est donc pas toujours facile de déceler s’il y a une erreur
Emmanuel Fayt
Tout le monde ne connaît pas non plus les barèmes et certainement pas leur complexité en cas de situations hybrides. «Il n’est donc pas toujours facile de déceler s’il y a une erreur», estime Emmanuel Fayt, président du Setca-Sel. En 2021, 159 demandes «11bis» ont été introduites à la FWB. Entre 15 et 20% des demandes jugées recevables pourraient être acceptées, précise l’administration. «Cette procédure reste rare, constate la syndicaliste Monique Simon. Sauf quand de grosses sommes sont en jeu. En trois ans, je l’ai demandée quatre fois.»
En sens inverse, la FWB doit parfois de l’argent aux enseignants. Combien? «Il n’est pas possible de déterminer le montant des arriérés, assure l’administration. Il est impossible aussi de chiffrer le nombre de dossiers concernant des enseignants lésés.» Pour le savoir, la Cour des comptes a, elle, procédé par coups de sonde puis extrapolé le résultat. «Il y a beaucoup plus de cas où les profs réclament les sommes qui leur sont dues que de cas où l’administration leur réclame des indus», assure Roland Lahaye. Si l’erreur incombe aux écoles, c’est à leur pouvoir organisateur de rembourser l’enseignant lésé.
Un enseignant lésé peut demander la révision de son dossier jusqu’à dix ans en arrière. «J’ai un prof qui n’est toujours pas payé pour ses 22 périodes alors qu’il est nommé à ce niveau depuis un an. Un autre, toujours payé comme temporaire alors qu’il est nommé, égrène Monique Simon. En septembre dernier, plusieurs profs temporaires n’ont pas été payés parce que l’agent qui traite leur dossier était en burnout. L’ administration concernée m’a dit: « On travaille à flux tendu, on ne peut pas faire mieux. » Dans un tel contexte, les syndicalistes en sont réduits à se battre d’abord pour les profs qui ne sont pas payés du tout avant de s’occuper de ceux qui ne reçoivent pas le bon salaire.»
Les pistes d’amélioration sont nombreuses: numérisation, amélioration de l’outil informatique, simplification administrative… Les syndicats souhaitent, eux, des formations complémentaires pour les agents FLT. Il faut au moins un an pour commencer à y comprendre quelque chose…
(1) Equivalents temps plein (ETP) à la date du 23 mars dernier.
(2) Contactées par Le Vif, les directions déconcentrées n’ont pas donné suite à nos demandes. Elles n’y sont pas autorisées, la communication étant centralisée. Il n’a pas non plus été possible de visiter une direction régionale.
(3) Prénom d’emprunt
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