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«Il est urgent que l’école dispense une éducation au doute»

Le Vif

Avec la propagation de sources d’information concurrentes à l’école permise par Internet, Marc Romainville, professeur à l’Institut de recherche en didactiques et éducation de l’UNamur et responsable du service de pédagogie universitaire, est désormais directement confronté, comme nombre de ses collègues, à des manifestations de défiance envers les savoirs scolaires à tous les paliers des systèmes éducatifs. Le défi de la désinformation remet en question la mission de l’école, et, plus largement, constitue une menace pour la démocratie.

Marc Romainville lance un cri d’alarme dans son livre A l’école du doute (1). Si l’enseignement ne réagit pas urgemment, il risque de voir le phénomène de la crédulité des citoyens à la désinformation lui échapper définitivement. Pour le prévenir, le professeur de l’UNamur fait «l’hypothèse qu’en enseignant aux jeunes à penser juste dès l’école, à partir d’une meilleure connaissance du pourquoi nous pensons parfois faux, ils deviendront des citoyens digitaux prudents, critiques et conscients des pièges tendus par les sirènes de la désinformation».

Comment expliquer notre crédulité à certaines informations fausses? Dans votre livre, vous distinguez chez l’être humain un premier système de pensée «simple et intuitif» d’un deuxième «rationnel mais lourd». Et nous avons tendance à activer d’abord le premier…

C’est fondamental pour comprendre comment on s’informe sur Internet et comment on y interagit. Prix Nobel d’économie en 2002, Daniel Kahneman, qui a travaillé sur les biais cognitifs, c’est-à-dire les façons un peu approximatives de penser, a élaboré une théorie qui distingue deux systèmes de pensée différents. Le premier est fondé sur des idées toutes faites, qu’il appelle des «heuristiques». Quand une situation vous amène à penser que telle idée pourrait être efficace, on l’applique simplement ; on ne se pose pas trop de questions. Bien souvent, elle est effectivement efficace. C’est cela qu’il faut bien faire comprendre aux élèves: ils ne pensent pas «mal», en fait, ils ne se rendent pas compte que ce «système 1» de pensée ne suffit pas. Un exemple classique, l’association du pluriel à la lettre «s». Si on écrit «je les mange», certains élèves ajouteront un «s» à «mange», simplement parce qu’un «les» le précède. Voilà une application du premier système de pensée. Il se dit que, très souvent, quand un terme suit un «les», on lui adjoint la lettre «s». Sauf que dans ce cas-ci, ce n’est pas correct. C’est d’autant plus compliqué à appréhender que, bien souvent, ce système de pensée fonctionne. En règle générale, il nous suffit pour la vie de tous les jours. Mais il induit aussi des erreurs. Daniel Kahneman décrit alors un deuxième système de pensée, plus rationnel, plus analytique. Mettre en œuvre le «système 2 de pensée» prend plus de temps, nécessite de s’arrêter et d’analyser les choses. Une des hypothèses à l’heure actuelle est que la masse d’informations disponibles sur Internet est telle qu’on a plutôt tendance à mobiliser notre «système 1 de pensée», concis et rapide, et, donc, de véhiculer des stéréotypes ou de traiter une question sans trop de nuances.

Va-t-on traiter tous les adeptes des religions qui prétendent que c’est Dieu qui a créé la Terre de complotistes? Non.

Existe-t-il un moyen de ne pas céder à cette facilité?

La théorie de Daniel Kahneman a été complétée par les travaux d’Olivier Houdé sur la psychologie cognitive. Lui affirme qu’il faut que les jeunes enfants développent progressivement ce qu’il a appelé un «système 3 de pensée» qui leur dise: «Attention, là, je dois me méfier». Le doute, c’est à un moment s’arrêter et se dire que ce que j’ai dit n’est peut-être pas exactement ce que je pense. Pour cela, il faut une petite instance d’alerte cognitive. Le sociologue Gérald Bronner parle d’un radar cognitif. Dans mon livre, je propose de travailler sur ce radar cognitif à l’école. Apprendre aux enfants, même très jeunes, à se poser des questions.

Comment éduquer au doute? La métacognition est-elle un outil qui peut y contribuer?

Je le pense, vraiment. La métacognition consiste à prendre du recul par rapport à sa propre cognition. C’est de la cognition sur de la cognition. Plusieurs études ont montré que dire aux jeunes qu’ils «sont des ânes et que s’ils avaient un minimum d’intelligence, ils devraient se méfier d’une théorie qui prétend que la Terre est plate» ne donne pas beaucoup de résultats. Cette voie du «redressement intellectuel magistral» ne fonctionne pas. Gérald Bronner a testé une autre piste: elle consiste à faire prendre conscience aux élèves eux-mêmes pourquoi ils se trompent, à travers des petits exercices, des mises en situation… Quand ils s’aperçoivent qu’ils ont été victimes d’un mécanisme qui n’est pas anormal, qui ne remet pas en cause leur intelligence, le résultat est plus efficace. Prenons l’exemple des stéréotypes. Ils sont pratiques. Il est même probable que dans la sélection naturelle de notre espèce, des individus ont été choisis parce que, sachant produire des stéréotypes, ils craignaient davantage un certain nombre de dangers et, dès lors, s’en sortaient plus facilement dans la vie. En soi, ce n’est pas idiot. Le problème survient quand on ne prend pas de distance par rapport à des stéréotypes. S’en prémunir nécessite une pédagogie qui n’est peut-être pas si complexe que cela à mettre en œuvre.

Ignorer le passé cognitif de l’élève, est-ce la solution?

Il faut prendre l’élève au sérieux: «Tu dis cela, c’est très bien. Mais au fond, quand tu as vu cette information sur Internet, pourquoi t’y es-tu intéressé?». L’«effet consolatoire» est une hypothèse bien connue pour expliquer l’adhésion aux théories du complot. Cela peut paraître curieux. Mais pour certaines personnes, prétendre que le Covid-19 a été inventé par Bill Gates est plus rassurant que de se dire qu’il résulte d’un accident – sans doute une mise en contact d’une espèce animale avec l’homme – qui pourrait se reproduire sans que le monde ne puisse rien faire sinon dans le soin a posteriori. Si les élèves ont conscience de ce biais, une prise de distance est possible. Une activité qui fonctionne très bien est de faire réaliser des vidéos complotistes par les élèves, par exemple sur le thème «les enseignants ne sont pas des humains, ce sont des robots». Ils se prennent au jeu et cela leur permet de démonter par eux-mêmes les mécanismes du complotisme.

L’assassinat de Samuel Paty montre les limites de l’éducation au doute face à des élèves pétris de certitudes, notamment religieuses.
L’assassinat de Samuel Paty montre les limites de l’éducation au doute face à des élèves pétris de certitudes, notamment religieuses. © getty images

Est-ce aussi une manière d’apprendre à vivre avec l’incertitude?

Oui. Mais c’est difficile, particulièrement à notre époque marquée par l’épidémie de Covid, la guerre en Ukraine, les effets du changement climatique… Il faut pouvoir accepter que, manifestement, nous sommes dans une période d’incertitude, y compris scientifique. De ce point de vue, d’ailleurs, peut-être les «experts scientifiques» ont-ils eu tendance à présenter leurs analyses avec trop d’assurance? On l’a vu, notamment, pendant la crise sanitaire avec les appréciations divergentes concernant le port du masque. Etre plus humble, reconnaître qu’en l’état actuel des recherches, il est difficile de se prononcer serait sans doute préférable.

N’y a-t-il pas un risque à apprendre à douter alors que les complotistes doutent de tout? Vous parlez du doute fécond et du doute intempestif…

Il faut quand même avoir quelques raisons de douter. Si on doute tout le temps de tout, c’est infernal. Ensuite, la mise en doute doit être argumentée. Il ne suffit pas de dire que le 11-Septembre a été organisé par la CIA. Si on a des arguments, on est en droit de douter. Si on n’en a pas, il faut renoncer à son doute. Souvent, un complotiste dit douter d’un certain nombre de choses sauf de ce qu’il dit. Assez curieusement, il ne va pas au bout de son doute parce qu’il ne se l’applique pas à lui-même. Et comme il n’a pas vraiment d’argument, il accumule des «petits indices» qui, joints les uns aux autres, peuvent finir par vous amener à vous poser une série de questions. Là aussi, on doit réfléchir avec les élèves afin de savoir pourquoi on est tombé dans le panneau de ces indices. C’est parce que, souvent, on tire une généralité d’un petit élément, c’est le biais d’ancrage. Encore une fois, il faut montrer aux élèves que ce n’est pas un problème de défaillance intellectuelle. Quelqu’un qui est attiré par les théories du complot n’est pas un malade paranoïaque. Il utilise un processus de pensée assez commun à l’espèce qui est d’essayer de trouver des explications non visibles à des phénomènes. Les religions fonctionnent sur ce mode. Va-t-on traiter de complotistes ou de fous tous les adeptes des religions qui prétendent que c’est Dieu qui a créé la Terre? Non! Il est naturel que face à quelque chose qu’on ne comprend pas bien, on cherche des causes non visibles. Si on sait que c’est une hypothèse et qu’on la présente comme telle, il n’y a pas de problème.

Vous évoquez les neuf biais cognitifs principaux. Cède-t-on plus naturellement à l’un d’eux?

Malheureusement, on peut potentiellement céder à tous. Sur Internet, le biais de confirmation est particulièrement dommageable. Assez logiquement, on recherche plutôt les informations qui confirment nos propres pensées. C’est ce qu’on appelle «la consonance cognitive». Les êtres humains préfèrent vivre dans une certaine situation de confort avec les idées qu’ils ont, qu’ils pensent justes, et qui sont confirmées par d’autres. Ce n’est pas absurde. Cela conduira à consulter certains sites plutôt que d’autres. Les algorithmes repéreront cela et ils nous serviront la «même soupe» susceptible de nous intéresser. Le risque est de s’isoler complètement d’autres sources d’information qui pourraient quand même nous faire réfléchir. Le biais de confirmation est le plus dangereux sur les réseaux sociaux.

Est-ce pour cela que vous écrivez qu’Internet est un incubateur de pensées flasques?

Je pense qu’Internet nous endort tellement, nous manipule tellement, que cela nous apprend vraiment à penser avec paresse, avec beaucoup d’approximations. Certains rétorquent que l’on a déjà «pensé mal» auparavant. Néanmoins, Internet recèle des caractéristiques, notamment la masse d’informations, la rapidité, la concision, qui font qu’il est vraiment un incubateur particulièrement efficace pour la pensée approximative.

Comment envisagez-vous une éducation au doute? Vous êtes plutôt partisan d’une irradiation dans l’ensemble des cours que de la création d’un cours spécifique…

Vu l’ampleur du phénomène, l’éducation au doute ne peut pas être le fait d’un seul enseignant. On pourrait considérer que les cours de philosophie et de citoyenneté s’emparent de cette question. Ils l’abordent d’ailleurs déjà à travers le programme lié au questionnement, qui n’est pas très éloigné de l’éducation au doute. En même temps, il me semble que très souvent, c’est l’enseignant d’une discipline qui est le mieux placé pour pratiquer cet exercice. Cela vaut pour la séduction qu’opèrent les théories créationnistes en biologie. Pour montrer aux élèves ou leur faire découvrir qu’elles sont erronées, il est préférable d’être biologiste. D’autant que la théorie darwinienne, en réalité, n’est pas d’un accès cognitif très aisé. Cela vaut pour la question des probabilités, sur laquelle on se trompe aussi fréquemment. Qui mieux que les mathématiciens peuvent y répondre? L’éducation au doute devrait être de la responsabilité de chaque enseignant, à l’instar de l’éducation au respect et à la citoyenneté. Si chacun est convaincu de devoir y contribuer sur quelques sujets, sans que cela lui prenne des centaines heures, cela vaut la peine.

© National

N’est-ce pas dans la formation des enseignants qu’il faudrait prévoir cet apprentissage du doute?

Les futurs enseignants devraient pouvoir bénéficier d’une formation sérieuse à l’esprit critique et au doute. Je pense qu’ils sont pour la plupart demandeurs. Ils se rendent bien compte que s’ils n’y recourent pas, ils finiront par perdre de leur crédibilité. Aujourd’hui, des élèves s’opposent à la théorie de l’évolution de Darwin parce qu’ils ont lu sur le Web que c’était soi-disant faux. Si les professeurs continuent à juste enseigner cette théorie, on n’arrivera à rien. Nous avons atteint un stade où l’école a de tels concurrents en matière de sources d’information, doit faire face à de telles contrevérités, postvérités ou vérités alternatives qu’elle est dans l’obligation de réagir. Regardez la situation aux Etats-Unis. Comment expliquer que presque la moitié des Américains accordent du crédit à certains propos de Donald Trump? C’est ahurissant. Dans leur scolarité de base, ils auraient dû être éduqués pour qu’au moins une partie d’entre eux doutent et prennent un peu de distance avec des affirmations pareilles.

Dans quelle mesure l’enseignant pâtit-il de la défiance qui frappe tous les représentants d’une forme d’autorité, politiques, journalistes, experts scientifiques?

La méfiance des jeunes à l’égard des sources d’information de l’école est de même nature que celle envers des journalistes ou des experts scientifiques. Internet y a participé en promulguant une certaine démocratie horizontale. Au début, il a évidemment soulevé un grand espoir. On s’est dit que tout le monde pourrait s’exprimer, développer des idées, les mettre à disposition du plus grand nombre. Sauf que cela a permis le meilleur et, aussi, le pire. Notamment l’idée que ceux qui «ont le pouvoir» médiatique, scientifique, politique manipulent, manigancent, mentent. Il faut être nuancé. Cela a existé et cela existe encore parfois. Face à cette évolution, le monde de l’école doit se dire que cette éducation-là fait désormais partie intégrante de l’éducation des citoyens.

En quoi la métacognition peut-elle concrètement aider à lutter contre les idées complotistes?

La métacognition permet de se demander pourquoi on est attiré par des raisonnements complotistes. Que se passe-t-il dans notre cerveau pour être attiré par eux? On commence à réfléchir à la manière dont on pense. On peut découvrir que l’on est toujours intrigué par des «éléments cachés» ou que développer des idées complotistes nous donne une certaine assurance. On pense sur sa pensée. Il ne faut pas croire que c’est réservé à des adultes. J’ai fait de la métacognition à l’école primaire avec des mots simples.

L’assassinat, le 16 octobre 2020, en France, du professeur Samuel Paty, qui avait consacré un cours à la liberté d’expression et aux caricatures de Mahomet, ne démontre-t-il pas que l’éducation au doute est un pari compliqué face à des élèves qui, en plus de douter de presque tout, affirment des certitudes à dimension religieuse?

Cela la complique sérieusement. Il faut rester modeste. La métacognition suppose que l’élève accepte de poser un regard critique sur sa façon de penser. S’il est emprisonné dans des croyances, notamment religieuses, il ne s’y pliera pas. Il rétorquera que cela n’a pas d’intérêt… C’est la limite du recours à la métacognition: des gens complètement radicalisés et enfermés dans des bulles. Mais avant d’en arriver là, ils sont quand même amenés à fréquenter l’école pendant douze ans. Si on pouvait prévenir ces comportements extrêmes dans ce cadre, on serait tous gagnants.

La prise de conscience de la nécessité d’une éducation au doute est-elle réelle de la part des responsables de la formation des enseignants?

Il y a une prise de conscience. Mais je me demande parfois si on se rend bien compte de la dimension du défi. Même si on injecte de-ci de-là des nouveautés, on continue à dispenser «nos petits programmes habituels». Un adolescent qui n’a plus aucune confiance en l’école comme source de vérité se ferme à tout. Quelque part, il est perdu. Je ne veux pas verser dans le catastrophisme, mais si on rate cet enjeu-là, ce sera dramatique pour l’école.

Et pour la société…

Oui. Si on commence à dire n’importe quoi comme cela se passe malheureusement en politique aux Etats-Unis, où Donald Trump continue d’affirmer un certain nombre de «vérités alternatives», il n’y a plus de démocratie. Celle-ci repose sur l’idée que des gens responsables échangent entre eux des arguments auxquels ils croient. Dans ce cadre, on peut discuter si tel ou tel argument est plus ou moins valable. En revanche, si on participe à une discussion avec le seul objectif de faire sensation sans souci de distinguer le vrai du faux, le débat démocratique est mort. Et c’est très, très inquiétant.

D’où l’importance d’éduquer au doute?

Il y a une certaine urgence. Il ne faut pas rester les bras croisés trop longtemps. Sinon, le phénomène nous échappera.

(1) A l’école du doute. Apprendre à penser juste en découvrant pourquoi l’on pense faux, par Marc Romainville, PUF, 216 p.

Bio Express

1959

Naissance, à Namur, le 15 janvier.

1992

Doctorat en psychologie et sciences de l’éducation.

2000

Publie L’Echec dans l’université de masse (L’Harmattan).

2009

Edite L’Evaluation de l’enseignement par les étudiants (De Boeck).

2018

Sortie de L’Art d’enseigner. Précis de didactique (éd. Peter Lang).

2015

Elaboration du rapport prospectif «Sens, valeurs, objectifs et missions de l’école au XXIe siècle» du Pacte pour un enseignement d’excellence de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Par la suite, président du groupe de travail sur le tronc commun.

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