Carte blanche
Evaluation des enseignants: une méconnaissance totale des réalités du terrain
Au cours des dernières semaines, certains quotidiens se sont rués à la curée contre la méfiance des enseignants vis-à-vis du mode d’évaluation qu’on prétend leur imposer. Pour Régis Dohogne, ancien secrétaire général CSC enseignement, il est à craindre que l’hostilité au projet d’évaluation des enseignants ne perdure.
Au-delà des poncifs que l’on retrouve dans ces écrits les auteurs démontrent une totale méconnaissance des réalités de terrain de notre système scolaire.
Oui, il est légitime de rendre des comptes vis-à-vis du travail pour lequel on est engagé, cela les enseignants ne le nient pas mais il s’agit de déterminer des garde- fous contre les dérives potentielles.
Signalons d’ailleurs que des possibilités existaient via l’inspection et qu’aujourd’hui, encore tant les directions que les Pouvoirs organisateurs peuvent y faire appel.
Cet appel à l’inspection présente cependant une faiblesse majeure, le Conseil d’Etat a en effet estimé qu’un rapport d’inspection constituait un simple acte préparatoire qui ne pouvait faire l’objet d’un recours.
On assisterait donc à ce paradoxe de voir un licenciement fondé sur un document contre lequel on ne pourrait recourir.
En outre, le projet de décret tel qu’il est connu présente manifestement des inégalités suivant qu’il s’applique à l’un ou l’autre réseau. Le réseau officiel bénéficiant de la protection offerte par la loi du 29 juillet 1991 sur la motivation formelle des actes administratifs qui présente une obligation de rigueur qui n’est hélas pas d’application dans le libre subventionné.
La possibilité de licencier un enseignant défaillant existe bel et bien aujourd’hui. S’il fallait en apporter la preuve rappelons la loi du 20 juillet 1991 à l’initiative de Raymond Langendries qui a permis à un enseignant licencié de bénéficier du droit au chômage qui, auparavant, leur était refusé.
Un des objectifs de cette loi était de ne pas pénaliser un enseignant licencié d’une manière supplémentaire en lui refusant l’accès à la sécurité sociale.
Oui, les enseignants se méfient du régime d’évaluation que l’on veut leur imposer.
Oui, je pense qu’ils ont de très bonnes raisons de le redouter et cela pour, de mon point de vue, trois aspects fondamentaux.
1. Une ignorance de ce sur quoi pourrait porter cette évaluation
2. Une méfiance profonde vis-à-vis des évaluateurs potentiels
3. Une crainte liée au fait que, compte tenu de moyens insuffisants octroyés au système scolaire, ils constituent une fois de plus une variable d’ajustement.
1. L’ignorance de ce sur quoi ils seront évalués
Au cours des 50 dernières années, les réformes ont succédé aux réformes, chaque ministre voulant s’attacher à marquer de sa griffe son passage à l’éducation. Ces réformes pour l’essentiel se sont non seulement révélées improductives mais assez fréquemment contre- productives. Elles présentaient, pour l’essentiel, des dispositifs communs : absence d’expérimentation préalable, déficit de moyens mis en œuvre, refus de prendre en compte la médiocrité des résultats.
L’exemple le plus évident de ces divagations de gourous de la pédagogie se retrouve dans les tâtonnements liés, par exemple, aux méthodes d’apprentissage de la lecture où l’on a introduit des techniques d’apprentissage auxquelles on s’est accroché, quand bien même des études en neurosciences démontraient leur vacuité, si ce n’est leur nuisance. D’errements en échecs des réformes, le scepticisme a succédé au doute.
Les enseignants, d’une manière fort compréhensive, sont en droit de redouter une évaluation qui porterait sur ces dérives pédagogiques qu’ils se contentent le plus souvent de subir. Il serait paradoxal de voir un enseignant licencié au motif qu’il aurait eu raison avant tout le monde en dénonçant la nuisance d’une pédagogie dont il serait convaincu de la nuisance.
2. Une méfiance profonde vis-à-vis de évaluateurs potentiels
Pour accepter une évaluation, il faut, à tout le moins, avoir confiance dans la personne qui sera chargée de cette évaluation et là, manifestement, les enseignants doutent de la capacité des évaluateurs qui leur sont attribués.
Négliger cet aspect des choses empêche de comprendre les raisons de l’hostilité à l’évaluation annoncée.
Deux partenaires directions et pouvoirs organisateurs seraient impliqués dans l’évaluation des enseignants qui, tous deux, ne présentent pas toutes les garanties de fiabilité souhaitées. Les directions d’abord dont les processus de recrutement continuent à poser problème.
Très souvent, les motivations des choix opérés par les Pouvoirs organisateurs restent dans le domaine de l’inconnu. Ce constat est peut-être un peu moins vrai dans l’officiel subventionné où la loi sur la motivation formelle des actes administratifs est d’application alors qu’elle ne l’est pas dans le Libre.
Ce réseau lors des discussions sur le processus de recrutement des directions, s’est opposé avec véhémence à l’idée qu’il devrait motiver ses choix et rendre publiques ses motivations. Cette opacité jette, pour le moins, un doute sérieux sur la pertinence des critères de choix et en cascade le doute sur les capacités d’évaluation des personnes désignées à ces fonctions. Je ne citerai, en outre, que pour mémoire le doute sur la capacité des pouvoirs organisateurs à opérer les choix et les évaluations les plus judicieuses.
Observons d’ailleurs que le projet de décret n’impose en rien une obligation préalable de se former à l’évaluation.
Pour s’en persuader il suffit de lire ces précisions : « Cette évaluation est menée par le pouvoir organisateur ou son délégué sur la base du rapport du directeur.
Le pouvoir organisateur ou son délégué peut se faire assister d’experts en pédagogie ou en ressources humaines.
Le ou les membres du pouvoir organisateur chargés de l’évaluation devront, de préférence, avoir été formés à cette fin. »
Ainsi donc le décret ne prévoit aucune obligation pour les décideurs que sont les pouvoirs organisateurs de se former à l’évaluation
Pour illustrer mon propos, je relaterai une anecdote parmi tant d’autres que j’ai connue en siégeant dans les chambres de recours : une enseignante d’une commune bruxelloise fait l’objet d’une évaluation négative et d’une proposition de licenciement. Cette personne fonctionnait dans deux mi-temps de deux écoles d’une même commune. La direction de l’une de ces écoles propose son licenciement. Lors du passage devant la chambre de recours, l’enseignante fait part d’une évaluation élogieuse de la part de la direction de la deuxième école.
Nous interrogeons la direction qui propose le licenciement. La seule réponse qu’elle nous donne est : « C’est normal car mon école est une école d’élite, celle de mon collègue est plus populaire ». Cette anecdote démontre la fragilité des méthodes d’évaluation dans un domaine qui n’est guère aussi quantifiable que la production de machines. Nous travaillons dans la pâte humaine qui est autre chose que la production matérielle.
Un autre exemple plus récent dans le réseau WBE est ce rapport négatif octroyé à une enseignante qui s’était plainte auprès de l’inspection que les heures qu’elle donnait ne correspondaient pas à celles déclarées administrativement. L’évaluation négative donnée faisait valoir que l’enseignante avait violé des secrets de l’école.
Bien sûr, il ne s’agit pas de faire une généralité de ces situations mais elles reflètent un doute sérieux sur la personnalité de certains évaluateurs et justifient une méfiance compréhensible.
Enfin le processus de recours pour le membre du personnel est fragilisé par le fait que les pouvoirs organisateurs ne sont nullement liés par l’avis des chambres de recours tout au plus dit-on qu’ils doivent indiquer les motifs pour lesquels ils ne suivent pas l’avis de la chambre. Un peu comme si, dans une procédure d’appel, un tribunal de première instance pouvait rejeter la décision de la Cour d’appel.
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3. L’enseignant variable d’ajustement
La faiblesse des moyens mis à la disposition des établissements scolaires crée une discordance entre les attentes de la société vis-à-vis de l’école et ce que les moyens publics lui permettent d’atteindre.
Il en résulte une contrainte morale et une pression importante vis-à-vis des enseignants d’exercer des activités de tous ordres. Entre soirées choucroute, soupers boudins, fancy-fairs, les enseignants sont sollicités pour procurer des ressources financières à leurs établissements scolaires un peu comme si les infirmières devaient organiser des fêtes pour acheter leurs seringues.
Outre cela, ils doivent vivre des pressions visant à leur faire prester des heures supplémentaires non rémunérées parce que le temps de midi n’est pas couvert ou parce qu’un collègue est absent.
Cette carence en moyens et la pression qui en résulte fait redouter que ceux – là qui refuseraient de passer du bénévolat au benêt volé soient évalués non pas sur le travail qui est le leur mais celui que l’on voudrait leur imposer.
L’enseignant est donc, dans maintes situations, une authentique variable d’ajustement permettant de maintenir l’école à flots.
Ces trois éléments me paraissent largement justifier la méfiance des enseignants vis-à-vis des modes d’évaluation que l’on veut leur imposer.
Et pourtant, je l’ai signalé d’emblée, il est légitime de rendre des comptes de son travail.
Promouvoir l’évaluation implique donc d’abord de rétablir la confiance là où elle est défaillante et de la créer là où elle est absente.
La solution me parait résider dans l’implication des enseignants dans le choix de leur hiérarchie. N’est-il pas paradoxal de constater que, dans les hautes écoles et les universités, les enseignants interviennent dans le choix de leur hiérarchie alors que dans l’enseignement obligatoire ils doivent subir les choix opérés par d’autres. Bien que non demandeurs d’un mode électif les enseignants de l’obligatoire seraient-ils moins aptes à émettre un avis sur la manière dont ils seront dirigés ?
A défaut d’un mode électif, en quoi serait-il impensable que les enseignants interviennent dans l’évaluation de leurs directions ? Ils sont aussi en droit d’attendre d’être correctement encadrés.
A tout le moins, les Pouvoirs organisateurs devraient être contraints de rendre publics les critères de choix qui sont les leurs et de motiver l’adéquation entre ces critères et les choix opérés.
Faute d’une réflexion profonde sur les éléments évoqués, il est à craindre que l’hostilité au projet d’évaluation ne perdure.
La confiance n’existe pas, il importe que le monde politique trouve au-delà des grands discours ou de documents de salons le moyen de la restaurer voire de la créer.
Régis Dohogne
Ancien secrétaire général CSC enseignement
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