Comment l’appli Smartschool a transformé la relation prof, parents, élèves
Devenues incontournables, surtout depuis la crise sanitaire, les applis fournies par l’institution scolaire ont bouleversé la vie scolaire.
De l’art de rédiger correctement un courriel adressé au titulaire de sa fille, inscrite en 5e secondaire dans un collège du Brabant wallon. Ce jour-là, Julie (1) a envoyé un message «à chaud» sur la messagerie interne Smartschool pour reprocher à l’enseignant de «trop tarder à corriger ses évaluations», et s’étonner, en outre, de ne «jamais en recevoir les corrigés». Un petit mot conclu d’un laconique «Merci de faire le nécessaire». Par la suite, elle confie s’être sentie mal à l’aise. «J’étais agacée et c’était un peu cavalier de ma part, mais je ne m’attendais pas à ce que le prof ignore mon message…»
Dans le secondaire, nombre d’établissements se sont dotés de plateformes numériques comme celle-ci, ou comme Happi, outil libre et gratuit lancé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour permettre aux parents d’accéder à tout moment à l’emploi du temps, à la liste des devoirs ou aux évaluations. Véritables couteaux suisses de la vie scolaire, les espaces numériques de travail (ENT), appelés parfois «bureaux virtuels», jouent en effet le rôle du journal de classe et proposent un bouquet de services selon la configuration choisie: suivi des notes, des absences, des remarques disciplinaires, des sanctions, partage de documents, planification des cours ou des réunions en ligne, etc.
Ces portails, qui se sont avérés une aide précieuse pendant les confinements successifs, se sont définitivement imposés, d’autant qu’ils s’enrichissent chaque année de nouvelles fonctions. Celles qui, depuis, se sont le plus démocratisées sont les messageries entre enseignants et parents et entre enseignants et élèves – et, le cas échéant, le partage de cours. Pour les directions d’établissement, ces outils facilitent largement la partie administrative (absences des élèves et enseignants, analyses statistiques des résultats…). Surtout, ils font gagner un temps précieux dans des tâches autrefois titanesques, comme la préparation des horaires. «Aujourd’hui, sans ces logiciels, nous n’arriverions plus à tout faire», insiste une directrice de collège dans la province de Namur.
Une nouvelle priorité
Mais si l’usage généralisé des ENT simplifie le suivi des élèves, il a, en retour, engendré des écueils, que l’institution scolaire ne semble pas avoir anticipés. «Désormais, nous avons une relation beaucoup plus directe avec les parents, mais il y aussi le revers de la médaille, note Béatrice, professeure de mathématiques dans un établissement bruxellois depuis 18 ans. Ils croient qu’ils peuvent nous contacter à n’importe quelle heure.» Que les règles soient édictées en début d’année ne suffit pas toujours. «J’ai beau expliquer que je ne suis plus disponible après 17 heures, qu’il ne faut rien attendre de moi le soir, le week-end et pendant les vacances, il y a toujours des ratés.» Son jeune collègue Bruno, professeur de bio et chimie, estime que «le sujet est récurrent en salle des profs». «Quand leur enfant est malade, les parents exigent que nous envoyions les cours par le biais du numérique. Même si le prof peut aider, je refuse d’organiser cela. L’élève doit être proactif, prendre l’initiative.»
Couteaux suisses de la vie scolaire, ces «bureaux virtuels» jouent le rôle du journal de classe.
Pour Evelyne, préfète des études dans le même établissement, la communication numérique a amplifié le rapport consumériste de certaines familles, avec des parents «qui revendiquent une réponse immédiate ou qui reprochent aux enseignants de ne pas assez utiliser ces outils» et des élèves «qui n’hésitent plus à demander, même tard le soir, des précisions pour le contrôle du lendemain, ou qu’un devoir soit reporté ou un cours décalé». Un phénomène en nette accélération depuis la pandémie. «Auparavant, ces ENT étaient de simples outils de gestion des notes et des emplois du temps, remarque Béatrice. Aujourd’hui, il y a une acceptation générale de l’idée que c’est par la fenêtre digitale que l’on doit communiquer.»
Smartschool, Happi, des outils de contrôle?
Au-delà des questions de politesse numérique, la généralisation des ENT, en particulier depuis qu’ils sont disponibles sur smartphone, peuvent être une aubaine pour les uns, qui louent leur côté très pratique, mais «une source de stress» pour les autres. Durant l’année de 5e de sa fille, scolarisée dans un athénée bruxellois, Sylvie était avertie du moindre petit événement vécu par sa progéniture comme un flagrant délit de bavardage ou un oubli de matériel. «Au début, j’étais très mobilisée, puis l’appli, que j’avais téléchargée, est rapidement devenue insupportable, déplore-t-elle. Le problème, c’est que les notifications peuvent apparaître à n’importe quel moment, y compris le soir, le week-end ou durant les vacances scolaires.» Une remarque disciplinaire ou un devoir non fait pouvait la mettre de méchante humeur. Elle a fini par mettre l’appli qui envenimait les relations avec son ado en sourdine.
Au piquet, Smartschool et Happi? Les blâmer serait abusif. Ces applications, si elles suscitent les critiques, ne sont que le relais de maux plus profonds qui touchent l’école: augmentation de la pression scolaire, place centrale accordée à l’évaluation, omniprésence des écrans, tensions entre parents et enseignants. Dans le détail, le choix de l’outil relève de l’établissement. Happi est aujourd’hui implantée dans 845 écoles et totalise près de 420 000 utilisateurs. Smartschool, éditée par une entreprise privée, équipe 60% des établissements flamands et plus d’un quart des écoles francophones. «De toute façon, on ne pourra pas revenir en arrière», soupire Béatrice. L’enseignante déplore aussi leur contrepartie: ces outils ne seraient pas les meilleurs alliés de l’autonomie, en particulier dans le secondaire inférieur. «Noter quelque chose dans son journal de classe était une responsabilité. Depuis deux ans, nous remarquons que les élèves négligent le papier. Quand Smartschool n’affiche pas un devoir, ils ne le font pas, même si le professeur en a parlé en classe.»
Un élève en retard de cinq minutes parce qu’il a dragué dans le couloir, cela fait partie de la vie adolescente!
Outre qu’ils rendraient les élèves moins autonomes, ces logiciels les font exister, en permanence, sous le regard de leurs parents toujours plus connectés. Au point que certains parents, enseignants ou psychopédagogues s’inquiètent que ces «possibles outils de contrôle» entravent la construction adolescente – qui consiste aussi à expérimenter les limites, à construire un jardin secret, à choisir ce qui est dit ou tu aux adultes. «L’heure de fourche», due à l’absence inopinée d’un professeur qu’un élève pouvait passer à rêvasser, sera consignée dans l’appli – les parents les plus attentifs le verront. Plus moyen, non plus, d’affirmer qu’il n’y a pas de devoirs à remettre pour le lendemain. Tout ce qui se passe à l’école est instantanément transmis aux parents.
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Le droit à la déconnexion
«Apprendre à assumer l’annonce d’une mauvaise note ou à montrer son journal de classe après un incident, donc à prendre ses responsabilités, cela avait des vertus éducatives», note Evelyne, préfète des études. Pour les plus âgés, la question se pose aussi. «Un adolescent a le droit de se planter, puis de se refaire et, parfois, c’est mieux que cela reste dans l’enceinte du collège», poursuit Béatrice. Sans parler de la part de secret à l’école, réduite par ces logiciels. Il arrive que certains éducateurs alertent les parents peu de temps après la sonnerie. «Mais un élève en retard de cinq minutes parce qu’il a dragué dans le couloir, cela fait partie de la vie adolescente!» Un autre travers engendré par ces outils est le glissement de la place des élèves. Autrefois, ils étaient au centre de la relation parents-enseignants. Aujourd’hui, ils sont contournés.
Dans l’univers très connecté des adolescents, le discours, paradoxalement, n’est pas très éloigné. Pour nombre d’entre eux, ces logiciels s’apparentent à du «flicage». June, 16 ans, élève dans un établissement bruxellois, est partagée: «C’est hyperpratique pour les devoirs et les contrôles ou pour savoir quel prof est absent… Mais c’est trop gênant parce que les parents ont toutes tes notes, toutes tes absences, toutes tes remarques. Parfois, à midi, ma mère me téléphone pour savoir pourquoi j’ai brossé la piscine le matin.» Un avis partagé par Lara, 16 ans: «On ne peut rien cacher. Il n’y a plus d’intimité.» Elle juge que sa mère se connecte «trop» à Smartschool. «Souvent, elle me rappelle ce que je dois faire, mes devoirs, mes interros…» Elles se plaignent aussi de quelques entorses aux règles que certains professeurs se permettent. «Recevoir des devoirs supplémentaires le soir ou le week-end, c’est abuser!», s’insurge June. Un message posté par un camarade sur le groupe WhatsApp de la classe et signalant une nouvelle information tombée sur l’appli l’oblige à se reconnecter pour ne rien rater. «C’est extrêmement rare. Dans l’immense majorité, les consignes sont données en classe et notées dans le journal de classe de l’élève», rétorque la préfète. Notamment, selon elle, en raison de la fracture numérique. La barrière de la langue, l’illectronisme, le défaut de connexion… Ces difficultés que la pandémie a mises en exergue.
Pour déconnecter, que l’on soit professeur ou élève, une seule issue: lâcher son téléphone. Ce droit à la déconnexion des enseignants a été négocié en septembre dernier en Flandre, entre le ministre de l’Enseignement et les syndicats. Désormais, chaque établissement doit fixer un encadrement de ces outils numériques, selon sa situation. Du côté francophone, l’avant-projet de décret fait son chemin. Lentement. Il se discute au sein d’un groupe de travail, mis sur pied par l’exécutif communautaire, avec les syndicats et les pouvoirs organisateurs. Pour l’heure, ce droit ne concerne ni les élèves ni leurs parents.
(1) A la demande des interviewés, les prénoms ont été modifiés.
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