Enseignement : l’éducation sexuelle fait du surplace
Alors que l’éducation affective et sexuelle est une obligation légale depuis 2012, le cours n’est pas généralisé et son concept demeure flou. Résultat : il varie d’une école à l’autre, selon les sensibilités. Notre enquête.
A l’école primaire, ça se limite, quand c’est le cas, majoritairement aux élèves de sixième année. En secondaire, ça se résume aux classes de deuxième année, parfois de troisième. Et à » dose homéopathique « , selon Sylvie Lausberg, directrice de la cellule étude et stratégie au Centre d’action laïque (CAL). C’est-à-dire deux séances Evras ( » éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle « ) réparties sur toute la scolarité. Les élèves des établissements techniques et professionnels, pour un tiers d’entre eux, passent au travers. En 2014-2015, un élève sur cinq n’avait jamais suivi de module Evras. Dans une société hypersexualisée, où les jeunes ont accès aux images les plus trash, une telle proportion interpelle. » Par défaut, ils se tournent vers Internet, les réseaux sociaux, le porno pour trouver les réponses à leurs questions « , relève Fabienne Bloc, psychologue en planning familial, qui vient de publier Jouissez sans entraves ? (1). » Ils sont alors confrontés à des contenus erronés, inadaptés ou antiégalitaires. »
La sexualité a toujours peiné à trouver sa place dans le cadre scolaire. Avant Mai 68, c’était un tabou total. Ensuite, les cours de biologie se sont penchés sur la reproduction, mais on évitait soigneusement d’en débattre. Vingt ans plus tard, l’épidémie de sida a changé la donne. Les directions jusqu’alors si frileuses s’arrachent les animateurs de planning. Il faut venir parler aux jeunes du sida, et rien que du sida. Mais l’école ne s’autorise à diffuser qu’un seul refrain : le sexe est dangereux. Puis explose l’affaire Dutroux, en 1996 : ici encore, l’éducation sexuelle se cantonne à la prévention des abus sexuels, dans la peur et l’angoisse.
Bon gré, mal gré, avec plus ou moins de volontarisme et de succès. Car parler de sexualité en milieu scolaire reste encore facultatif. La première proposition de décret voulant rendre obligatoire, dans l’enseignement, l’éducation sexuelle remonte pourtant à plus d’un quart de siècle, en septembre 1980. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) n’en fait une obligation légale qu’en… 2012, sous l’appellation Evras, à tous les niveaux scolaires. Chaque établissement doit désormais » prendre des initiatives « . Avec un contenu d’informations, » des connaissances claires et objectives sur le corps sexué « . Ces séances doivent contribuer à développer » une capacité critique » sur » la liberté personnelle, les choix offerts et les responsabilités de chacun, les idées reçues et les stéréotypes « . Le tout fondé sur des » savoir-faire » et des » savoir-être » visant à » développer l’estime de soi » et à » encourager l’écoute, l’acceptation des différences, l’adoption de comportements préventifs « . Certes, mais en pratique, ça ne suit pas assez vite ni partout.
En 2013, un protocole d’accord entre la FWB et les Régions doit permettre de passer à la vitesse supérieure : pour plus d’efficacité, dix centres de référence sont créés et chargés de mettre en lien écoles, intervenants extérieurs, PMS… But : généraliser dans toutes les écoles les modules d’éducation à la sexualité prévus par la loi.
Trois ans plus tard, le texte n’est pas toujours appliqué. Pour avoir un aperçu de sa mise en oeuvre, le Sipes-ULB (2) a interrogé un échantillon représentatif d’établissements scolaires en 2014. Il en ressort que dans presque 25 % des écoles secondaires qui ont répondu, cet enseignement n’a pas été mis en place… » Dans la pratique, cela varie d’un établissement à l’autre. Dans certains établissements, l’éducation sexuelle est réduite à la portion congrue « , constate l’étude.
Objectif manqué pour la loi de 2012 ? En fait, les politiques n’ont pas été au bout de la logique. Le décret ne fixe aucun rythme pour les modules, aucun critère d’âge ni aucun programme obligatoire – pas de » liste » des thèmes à aborder obligatoirement. Autrement dit, les séances Evras peuvent prendre des formes différentes selon les écoles. » Certaines écoles pourraient dès lors ne vouloir privilégier que des contenus de type relationnel et affectif de la sexualité, plus consensuels, et passer sous silence des aspects plus sensibles (contraception, avortement, orientations sexuelles…) « , notent encore les auteurs de l’étude Sipes.
Le décret accorde aussi une autonomie d’action aux chefs d’établissement et permet que tout le monde puisse faire de l’Evras. Aucune expertise exigée, aucune formation obligatoire pour les animateurs. Les directeurs, maîtres à bord, sont libres de choisir leur invité (un planning familial, un intervenant privé, etc.). Il arrive alors que le dispositif connaisse des dérapages, rares mais désastreux. En juin dernier, le CAL dénonçait l’entrisme du Groupe Croissance, une association qu’elle accuse de discours pro-vie. » Il ne s’agit pas de propos condamnant clairement l’IVG, mais d’informations incomplètes ou mensongères « , déclare Sylvie Lausberg. » Ses membres traitent des « dangers de l’IVG », expliquant aux jeunes qu’une IVG augmente les « risques de maladie » et les « risques de suicide » chez les adolescentes. »
Ces membres, lit-on sur leur site, » sont animés par un esprit d’ouverture humain et chrétien. Nous articulons notre raisonnement éthique en cohérence avec les valeurs essentielles de l’Evangile tout en vérifiant nos sources. » Leurs thématiques ? » Admiration et respect pour toute vie humaine « , » Avoir des enfants : un bonheur et une responsabilité « … Depuis trente ans, les bénévoles de l’association, dont deux couples qui viennent témoigner dans les classes de cinquième secondaire, se déplacent à la demande des directions d’établissement, qui admettent ne pas toujours avoir été averties de l’orientation philosophique du Groupe Croissance. Pour un coût débutant à 60 euros pour trois heures, alors que les sessions animées par un opérateur public (plannings, centres psycho-médicaux-sociaux ou services de promotion de la santé à l’école) sont gratuites. L’an dernier, le Groupe Croissance s’est ainsi rendu à l’institut Maris Stella, au lycée Maria Assumpta, au collège des Trois vallées ou dans le réseau des écoles européennes, touchant 3 730 jeunes.
La ministre de l’Education, Marie- Martine Schyns (CDH), a diligenté, pour la rentrée 2016-2017, une » mission d’information » à propos du contenu des animations menées par le Groupe Croissance. Contacté, le cabinet, qui a reçu ses membres, ne fait état » a priori et après une première analyse, d’aucun souci. Nous sommes en attente de témoignages internes à l’établissement. » La ministre a tout de même adressé une circulaire aux chefs d’établissement leur demandant d’opter de préférence pour les centres de planning familial, les CPMS ou les PSE. Ce que feraient, toujours selon le cabinet de Marie-Martine Schyns, deux tiers des écoles, tous réseaux confondus.
Le profil et la qualification des représentants du Groupe Croissance affichés sur son site interpellent en tout cas. Parmi eux, Bénédicte De Wagter-Gillis, fondatrice du blog Respect Youth & Love et animatrice Evras. Elle se positionne nettement en faveur du mouvement la Manif pour tous et entretient des liens avec l’Institut européen de bioéthique, lobby antiavortement auprès des instances européennes. Elle signait une opinion dans La Libre Belgique, en 2013, dénonçant » ces militants du gender » qui banaliseraient » le choix d’un comportement sexuel comme s’il était indifférent, et encouragent les jeunes à tester des expériences transgressives « . Deux ans plus tôt, Bénédicte De Wagter-Gillis signait également une opinion traitant de l’IVG, où elle pointait » la banalisation de l’avortement renforcée par sa quasi-gratuité « . A ses côtés, entre autres, une animatrice pastorale, bachelière en philosophie, diplômée en communication et qui suit des études de sciences de la famille et de la sexualité et une bénévole formée par le Cler Amour et famille, association d’inspiration catholique en France.
» Labellisation politique »
La polémique intervient alors qu’un appel est lancé par cinq organisations de jeunesse politiques, le 12 septembre dernier, sur levif.be. Il met en évidence les lacunes de l’éducation sexuelle au cours de la scolarité, dénoncées depuis longtemps par la plateforme Evras, qui regroupe une quinzaine d’acteurs de la santé et du bien-être. » Tous les élèves n’ont toujours pas un accès égal et neutre aux informations sur la vie affective et sexuelle « , avance Xénia Maszowez, coordinatrice au sein des Femmes prévoyantes socialistes (FPS). Tous réclament que le politique clarifie enfin la définition de l’Evras et établisse un programme structuré et officiel qui correspond à la position prônée par la FWB. Ils demandent également la création d’un label officiel qui serait octroyé aux intervenants extérieurs agréés par les autorités : l’école resterait libre de choisir son opérateur mais devrait piocher dans une liste de structures labellisées.
Jusqu’ici, le gouvernement s’est montré vague, indécis et » frileux « , selon la plate-forme Evras, » tant l’éducation sexuelle à l’école demeure un terrain d’affrontement « . Un projet de label Evras est bien en préparation dans les cabinets des ministres concernés : Maxime Prévot (CDH, Santé, Région wallonne), Marie-Martine Schyns (CDH, Enseignement, Communauté française), Céline Fremault (CDH, Action sociale et Famille, Région bruxelloise) et Cécile Jodogne (DéFi, Santé, Région bruxelloise). Mais, toujours selon la plate-forme Evras, ce projet soulèverait des blocages idéologiques. » Au vu des documents qui nous ont été envoyés par le cabinet de la ministre de l’Education, il est prévu de créer, pour délivrer ce label, un comité d’attribution composé de représentants des ministres compétents « , souligne Sylvie Lausberg. » C’est-à-dire trois ministres CDH ! Ce qui revient à politiser la labellisation. »
La polémique » Croissance » a surtout révélé d’autres blocages caractéristiques. Une prudence des chefs d’établissement qui, craignant de voir naître des conflits, cherchent avant tout à éviter des réactions de parents d’élèves. Cette réserve se rencontre notamment au sein d’établissements accueillant des publics issus de l’immigration. » Les animations peuvent être perçues comme l’étendard des valeurs de la société d’accueil, avec la crainte fantasmée que cela incite leurs jeunes à adopter le comportement de ces « Belges aux moeurs dépravées » « , témoigne Fabienne Bloc. Le peu de motivation au sein d’établissements n’explique pas tout. Le nombre d’animateurs formés est insuffisant et les moyens financiers ne suivent pas toujours. Si, à Bruxelles, le budget annuel – 400 000 euros- a été augmenté en 2016 pour étendre les animations Evras, les écoles wallonnes semblent moins bien loties : la Région finance en partie des emplois supplémentaires. Le problème, c’est que ces budgets reposent sur du » one-shot « . Il ne s’agit donc pas d’un financement pérenne.
Bref, trois ans après le décret Evras, l’éducation sexuelle et affective ne semble toujours pas prioritaire dans les écoles francophones belges.
(1) Collection » Liberté, j’écris ton nom « , 2016, 96 p.
(2) Cahier Santé Sipes, Ecole de santé publique, ULB, mai 2015, 64 p.
Par Soraya Ghali – Illustrations : Sonia Klajnberg.
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