Enquête | Les zones d’ombre de la mort d’Imad, abattu par la police à Seneffe: «Quand on tire une balle dans le cœur et une dans la tête, c’est pour tuer»
Il y a un peu plus d’un an, Imad mourait sous les tirs de la police après une course-poursuite, à deux pas de chez lui. Une balle dans le cœur et une dans la tête. Il était pourtant identifié. La passagère affirme même qu’il était prêt à se rendre. «Le moteur était coupé, ils ont tiré quand même», dit-elle. La légitime défense invoquée par les policiers tient-elle la route? Pour la famille, c’est un homicide volontaire.
Il est presque midi lorsque des tirs résonnent au clos des Lilas. «Coup de feu donné, coup de feu donné, crie un policier dans sa radio, appelez une ambulance rue des Lilas. Je répète, une ambulance.» Ouaffah, qui habite dans cette cité sociale de Seneffe, arrive sur place. Elle remarque plusieurs combis de police arrêtés au milieu de la route, sirènes encore hurlantes d’une course-poursuite qui a éveillé la curiosité des voisins. Au sol, derrière le périmètre de sécurité formé par les policiers, un homme gît, inconscient. Ouaffah reconnaît le corps sans vie de son frère, Imad. A 43 ans, il vient de mourir, touché par une balle dans le cœur et une autre dans la tête. V. et D., inspecteurs de la zone de police de Mariemont, ont tiré six fois sur le véhicule qu’Imad conduisait. Une vingtaine de minutes plus tard, une ambulance embarque le corps. Une autre s’occupe de la passagère, Mélanie (prénom d’emprunt), touchée au bras par deux balles.
Samedi 23 mars 2024, un an jour pour jour après le décès d’Imad, père de deux enfants, un rassemblement a été organisé sur les lieux du drame. La famille et les proches de la victime y ont réclamé justice. «Stop aux flics cow-boy», pouvait-on lire sur les banderoles déployées par les manifestants. Les policiers, eux, invoquent la légitime défense: il y a eu une course-poursuite suite à un vol de camionnette, ils ont fini par tirer, car l’homme allait leur foncer dessus. Alors que l’instruction du dossier est en cours au parquet de Charleroi et que des devoirs d’expertise doivent encore être rentrés, Le Vif a mené l’enquête sur l’affaire. Des zones d’ombre en ressortent. Des éléments contredisent la version policière.
Une Citroën Nemo volée
Plus tôt dans la journée, Mélanie est au volant d’une Opel Astra en direction de Ville-Basse, à Charleroi. Elle rejoint Imad et lui cède la place conducteur. Ils tombent en panne, près d’une station-service à Gouy-Lez-Piéton. Sans argent pour faire le plein, Imad décide de voler une Citroën Nemo bleue garée à quelques mètres, clé sur le contact. «Le propriétaire me doit de l’argent, t’inquiète», dit-il à Mélanie pour la rassurer. Il est 11h30. Ils montent sur la E42 avec le véhicule volé en direction de La Louvière lorsqu’un combi de police, alerté par l’infraction, commence à les suivre. Imad accélère. Il est déjà connu de la justice pour des faits liés aux stupéfiants.
Dans le combi, l’ambiance est détendue, comme le montrent ces échanges radio entre les policiers et la centrale:
– Les suspects seraient tombés en panne d’essence et seraient venus voler le véhicule.
– Ah ouais! C’est un emprunt, en fait.
– Oui. Chance pour eux, le véhicule était rempli de sandwichs délicieusement frais. C’est bingo.
Vers 11h40, l’appel à la course-poursuite est lancé. Une, deux, puis jusqu’à sept véhicules de police activent leur sirène et se lancent aux trousses d’Imad. Celui-ci refuse d’obtempérer lorsque la police lui demande de s’arrêter. Il prend le chemin de son domicile. «On est à la sortie 20, il sort. On part en poursuite. C’est H. Imad au volant, les gars. Il est avec une femme», transmet une patrouille.
Imad identifié
En Belgique, le recours à la force est réglementé par le code de police. Il n’est légal que s’il remplit quatre conditions: les policiers doivent poursuivre un objectif légitime (le principe de légalité) qui ne peut être atteint autrement (le principe de nécessité); en n’exerçant qu’une force «raisonnable et proportionnée à l’objectif poursuivi» en tenant compte des risques (le principe de proportionnalité) et après avoir averti la personne visée. Les trois premières conditions doivent être remplies en toutes circonstances, la quatrième connaît des exceptions. Dès que les patrouilles agissent hors de ce cadre, en théorie, elles sont dans l’illégalité.
Les policiers identifient donc Imad au moment où il sort de l’autoroute. Quelques minutes plus tard, alors qu’ils arrivent près du clos des Lilas, ils communiquent les éléments suivants à la radio: «Les équipes se mettent dans la cité, les gars. Il essaie de rentrer chez lui. Il fait que tourner.» Cette communication montre que les policiers ont l’identité d’Imad et qu’ils savent où il habite. Contacté, le chef de corps de la zone de Mariemont, Dominique Ramet, confirme qu’il connaissait le défunt depuis longtemps: «Je suis rentré à la police communale de Seneffe en 1995. Il habitait déjà là-bas. Je l’ai toujours connu et je connais aussi très bien la famille.»
«Quand on tire une balle dans le cœur et une dans la tête, c’est pour tuer.»
Selma Benkhelifa
Avocate
Les principes de nécessité et de proportionnalité ont-ils été respectés? «Dans la tête des policiers, on a l’impression que le refus d’obtempérer est l’infraction la plus grave. Oui, Imad ne s’est pas arrêté. Est-ce une raison pour le tuer? C’est assez comparable à la mort de Mawda», selon Selma Benkhelifa, avocate de la famille d’Imad, qui représentait aussi la famille de la petite fille kurde tuée par balle par un policier en 2018. Pour elle, il s’agit d’un homicide volontaire: «Quand on tire une balle dans le cœur et une dans la tête, c’est pour tuer.» Contacté, l’avocat des policiers, Me Bouchat, n’a pas souhaité commenter un dossier encore à l’instruction.
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Imad tourne dans la cité. Il se rend à l’évidence: lui et Mélanie sont cernés. Il veut se rendre, selon la passagère. «C’est bon, j’ai compris. C’est Jamioulx (NDLR: la prison de Jamioulx) assuré», lui aurait-il dit. La Citroën Nemo prend à droite. Voie sans issue. Il fait demi-tour et se retrouve entouré de véhicules de police. La vitesse n’est pas élevée à ce moment-là. «On a fait le tour de la place et il a vu qu’il était bloqué. […] Je vois des combis garés tout autour. Au moins sept ou huit. Je vois les policiers qui sont dehors avec des pistolets à la main. Ils pointent leur arme vers nous. Quatre ou cinq du côté d’Imad et trois ou quatre de mon côté», explique Mélanie. Là, les versions divergent. Le policier V. affirme qu’on lui fonçait dessus. «Je me suis vu mourir, a-t-il déclaré. J’ai craint pour ma vie. J’ai tenté de me protéger, mais la Nemo a continué sa trajectoire, vers moi.» La passagère, elle, affirme qu’«Imad avait arrêté la voiture, mais il n’avait pas mis le frein à main. Ils ont tiré quand même.» Il est 11h54. La course-poursuite mortelle touche à sa fin. «Ils ont ouvert les portières. Imad est tombé, la tête contre le sol. Ils l’ont tiré dehors de la voiture puis ils ont fait la même chose avec moi.»
23 secondes
Entre le moment où les policiers annoncent à leur radio qu’Imad tourne à droite dans le clos des Lilas et celui où le coup de feu est donné, il s’écoule exactement 23 secondes. «Cela s’est passé tellement vite. On aurait dit qu’ils avaient prévu leur coup, qu’ils avaient prévu de tirer avant de descendre du véhicule», témoigne Ouaffah. Selon nos informations, les agents V. et D. travaillent toujours armes chambrées, prêts à dégainer. Ils préfèrent. Dans la zone de Mariemont, c’est au libre choix de chacun. «On n’oblige personne, mais c’est conseillé», confirme le chef de corps.
«Imad avait arrêté la voiture, mais il n’avait pas mis le frein à main. Ils ont tiré quand même.»
Pour le policier V., cette situation n’est pas une première. En 2017, il avait déjà utilisé son arme pour tirer sur deux personnes après une course-poursuite à la suite d’un cambriolage à Gerpinnes. L’une d’entre elles en garde des séquelles permanentes. V. avait bénéficié d’un non-lieu. «Pas de commentaire» à ce sujet du côté de la zone, devoir de réserve par rapport à l’instruction judiciaire oblige.
Les décès suite à des courses-poursuites avec la police se multiplient en Belgique. Adil, Mawda, Sabrina et Ouassim, Domenico, Imad… La liste n’est pas exhaustive. Quelques policiers ont été condamnés, la majorité a bénéficié de non-lieux, d’autres affaires n’ont pas encore rendu leur verdict judiciaire de longues années après les faits. C’est le cas de celle d’Imad. Une chose est sûre: pour Ouaffah et ses proches, la vie a basculé ce jour-là. «Je me passe cette histoire en boucle. J’ai l’impression que je vais me réveiller d’un cauchemar, avoue-t-elle. Que se passera-t-il si je me retrouve face aux policiers qui ont tué mon frère? J’ai peur.» Ceux-ci, toujours en fonction, ont pour instruction de ne plus se rendre dans la cité. Pour ne pas souffler sur des braises encore brûlantes.
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