Carte blanche
« En Région Bruxelloise, le Gouvernement part du principe que les habitants seraient tous riches ! »
Il y a un incontestable malaise dans la Région de Bruxelles-Capitale (RBC). Ce malaise peut se résumer ainsi : Le Gouvernement régional ne travaille qu’en fonction d’un « Principe » (politique) qui oublie ou plutôt scotomise, catégoriquement, l’existence du « Réel » (social).
Et alors même que ce Principe règne en maître, porté qu’il est par divers dispositifs de « pouvoir-savoir » (politique donc, mais aussi médiatique, institutionnel ou encore associatif), dispositifs dont l’objectif est de fabriquer/entretenir des consciences, précisément, serviles et fidèles au Principe, le Réel, quant à lui, est par contre asservit et subrepticement sommé, par le Principe, de se taire ou de se tenir bien à carreau.
Mais quel est ce Principe politique qui, en RBC, régnerait donc en maître ? Et quel serait ce Réel social que le Principe politique donc bâillonnerait ?
Le Principe peut, dans un premier temps, s’ébaucher sous la forme même de ce slogan que la RBC a, à un moment, adopté : La Région revit. Si la Région est présumée revivre, aujourd’hui, c’est que le Principe la tenait donc pour morte avant. Avant ? C’est-à-dire le temps d’avant l’institutionnalisation de la Région Bruxelloise (1989). Avant 1989, c’était le temps, chanterait J. Brel, où Bruxelles brusselait, comportait des quartiers populaires avec leurs bistrots, dancings, friteries, commerces, logements « modestes » aux loyers dérisoires… C’était le temps des terrains vagues ou sauvages où des enfants en culottes courtes jouaient au football ou aux cow-boys et aux indiens… C’était aussi le temps où les chantiers étaient rares, où la circulation était toujours fluide, où les prédateurs immobiliers inexistaient et surtout où le consumérisme, l’individualisme et l’Argent-roi n’avaient pas encore acquis la ferveur ou frénésie diabolique qu’on leur connaît aujourd’hui.
En Région Bruxelloise, le Gouvernement part de ce seul u003cemu003ePrincipeu003c/emu003e : les habitants seraient u003cemu003etous riches u003c/emu003e![1]
Par son La Région revit, le Principe trahit donc, sans honte aucune, son exécration de cette vie et de ces habitants bruxellois d’alors. Pourquoi cette exécration ? Pour répondre à cette question, nous donnerons la parole au Principe lui-même : « L’auto-financement de la RBC dépend, en grosse partie, de l’Impôt sur les Personnes Physiques (IPP). Or, seuls les travailleurs qui résident en RBC versent cet IPP. N’est donc un habitant précieux aux yeux de la RBC que celui qui travaille et réside en RBC. Or, en RBC, il y a trop de pauvres ou d’ « organes malsains » (dixit C. Picqué, « Réussir Bruxelles« , 1989), surtout dans les quartiers populaires (Anderlecht, Molenbeek, Forest…). Afin que des habitants précieux s’y installent, il convient donc d’impérativement moderniser et rendre attractif ces quartiers – au risque même de rendre étrangers ou indésirables leurs actuels occupants (pauvres). C’est presque fait !… La raison de mon exécration des pauvres est donc simple : Ils ne rapportent rien à la RBC !… Bien plutôt : leur présence coûte à la RBC !… Donc, moins il y en aura, mieux la Région se portera !… Mais chuuuuttt ! »
L’hideux Principe gouvernemental, déplié et complet, d’où partent ainsi, depuis des années, toutes les préoccupations, réalisations et décisions politiques régionales n’est autre que celui-ci : Si la RBC ne peut (économiquement) vivre et perdurer que par la grâce de la classe moyenne, alors elle ne se doit qu’à elle. Alors qu’un gouvernement est élu par le Peuple; qu’il est censé représenter et défendre les intérêts des diverses classes sociales qui composent le Peuple, en RBC on assiste donc à cette imposture : un gouvernement voué qu’au seul confort des « riches ». Du coup, la Région, par la grâce de ce Principe gouvernemental, revit bel et bien : Des quartiers populaires en voie d’être totalement gentrifiés ou colonisés par la classe moyenne aux commerces pour huppés de plus en plus nombreux, en passant par la chasse aux voitures polluantes des « prolos » ou par la « crise du logement » qui précipite les « prolos » vers ces « camps pour réfugiés » – déjà débordants ! – que sont les logements sociaux, tout témoigne en effet d’une région en cours d’embourgeoisement. Quoi que disent les âmes pieuses, si les « bobos » ne cessent donc pas de prospérer en RBC, les « prolos » ou les pauvres, quant à eux, ne cessent pas, dans l’indifférence générale, de désespérer. Et si, dit en passant, les affidés du Principe ne désirent point réguler les loyers fous – fous, du moins au regard des pauvres ! – présents en RBC, c’est que cette absence de régulation, le Principe l’exige. Des loyers régulés ou adaptés aux « prolos » entraîneraient en effet la mort du Principe. Dit autrement : la misère ou le désarroi locatif des infortunés réjouit le Principe. Nous y reviendrons.
Venons-en, maintenant, au Réel social. Ce Réel – politiquement nié donc – peut, lui, s’écrire ainsi : La Région se meurt. La présence, en RBC, de SDF, de clochards, de mendiants, de sans-papiers, de chômeurs, de handicapés, de malades, de migrants, d’allocataires sociaux, de pensionnés, de toxicomanes, de prostitués, de déprimés, de jeunes ou adultes désorientés, de squatteurs ou de fous; la présence de logements sociaux (et de leurs locataires dits « sociaux »), de logements vides, de taudis; la présence du sentiment d’insécurité, de crimes, de racisme, de suicides, de délinquances, de bandes urbaines, d’extrémisme religieux ou nationaliste, de la crise du logement, de la ségrégation spatiale…, mais tout aussi bien : la présence du consumérisme, du pullulement d’êtres « autistes » addictés à des gadgets techniques (GSM…), la pollution…, toutes ces présences témoignent en effet d’une région pauvre, injuste, divisée, conflictuelle, folle, malade, anémique ou déliquescente. Toutes ces présences objectent donc fondamentalement au Principe (politico-régional) pour qui La Région revit.
Or, loin d’être arrêté, touché ou blessé par ces diverses présences, le Principe, arrogant et insensible, choisit plutôt de continuer à persévérer dans son être même de Principe. Pour cause : Il sait que La Région revit est sous condition de La Région se meurt. En d’autres mots, sans Réel point de Principe.
Il n’y a ainsi pas d’un côté le Principe, et de l’autre le Réel : il n’y a de Réel qu’en tant qu’il y a le Principe. Exemple. Si la Région, soucieuse donc de ses entrées financières (IPP), aguiche de plus ou plus la classe moyenne et riche, c’est qu’elle a détruit ou plutôt « revitalisé » (sic) des quartiers populaires entiers qu’afin de sustenter les goûts et couleurs de cette dernière : construction d’immeubles rien que pour elle (elle le « vaut » bien !), verdurisation, rénovation/blanchiment des façades… . La Région a ainsi produit (ne cesse de produire), auprès de milliers d’habitants infortunés, ce Réel: une « crise du logement » (exacerbation folle des montants des loyers), dont elle s’est âprement nourrie (et ne cesse de se nourrir). Autre exemple. Si malêtre il y a en RBC, c’est qu’il y a des êtres qui sont, soit dans l’impossibilité d’être à la hauteur des exigences financières et matérielles du Principe (chômeurs, allocataires sociaux, jeunes en errance…), soit, même à leur insu, en désaccord complet avec la vie unidimensionnelle, infernale ou ratatinée telle que la perçoit et impose le Principe (déprimés, toxicomanes, fous…). Un autre exemple : la LEZ. Voilà un Gouvernement soucieux de l’environnement qui, du jour au lendemain, et sans aucune compensation financière, prie les bruxellois de se débarrasser de leur voiture « polluante » (diesel). Alors qu’il sait que la LEZ lézera (paupérisera) des milliers de personnes/familles (déjà) pauvres (qui sont dans l’incapacité financière de s’acheter une voiture neuve ou une autre voiture), il fait « comme si » ces dernières n’existaient pas ! Pour cause : il part du Principe du Tous riches ! Un dernier exemple : le tri des déchets. Voilà une Région (comme d’autres) scandaleuse où le pauvre paye, au même prix qu’un riche, les divers sacs qu’il se doit d’utiliser pour trier ses déchets ménagers. Or – n’ayons pas peur de la caricature ! – si 3€ pour un pauvre représentent le prix, par exemple, d’un sandwich ou de quelques bières, pour un riche, ces 3€ – qu’il arrondit à 5 ou 10€ ! – forment le pourboire pour le portier du restaurant !
Le Principe scotomise donc le Réel social. En d’autres mots : il n’en veut rien savoir du Réel social. Lorsqu’un un Réel social surgit et réveille ainsi de sa torpeur le Principe, les thuriféraires du Principe s’empressent de le considérer comme un simple « fait divers » ou « trouble » qu’ils se doivent de rapidement coloniser ou balayer d’un revers de main. La nouvelle d’un SDF qui meurt de froid à Bruxelles, par exemple, se doit de ne traumatiser aucun téléspectateur. Le zapping journalistique, on le sait, y pourvoit grandement. En caricaturant à peine : passer, en un temps éclair, de l’annonce de cette mort atroce à celle de la naissance d’un bébé-panda, permet ainsi d’oublier la mort du SDF au seul et unique profit du mignon bébé-panda ! Le mouvement des « Gilets Jaunes », autre exemple, témoigne bel et bien, lui aussi, de l’irruption du Réel social dans le champ du Principe (ici, fédéral )[2]. Et d’un Réel qui dit ceci : Si tout n’est fait que pour le seul confort des « bobos », alors il nous faut les moyens financiers que pour le devenir à notre tour : « bobos ». Et quelle a été la réaction des portes-parole du Principe face à l’émergence de ce Réel ? Outre la stigmatisation (« casseurs », « fascistes » ou « extrémistes »), l’absence totale de pitié et de compassion.
Le Principe politique se caractérise, en effet, par un manque total de compassion et de pitié à l’égard de ceux et celles que le Réel social consume, corps et âme. Le philosophe J. C. Milner écrit : « Dans la compassion et la pitié, je reconnais une passion proprement politique. (…) La compassion permet (…) la découverte du réel d’un corps. D’un corps souffrant certes, mais aussi parlant, puisque de sa souffrance, il ne peut donner d’autre preuve objective que la plainte. Il appartiendra à la politique d’articuler celle-ci en mots et en phrases. En cet instant, un réel insiste, irréductible. » Et il ajoute : « on entrevoit le réel des droits du corps lorsqu’ils sont refusés aux individus. » Qu’est-ce à dire ?
Les chômeurs, pensionnés ou les allocataires sociaux vivent d’une sous-rémunération qui n’est pas sans causer – pour reprendre des termes juridiques – des « troubles de jouissance » dans leur corps. Le fait, par exemple, d’habiter dans un taudis ou un logement exigu mortifie les élans vivants ou érotiques [3]du corps. Autre exemple : l’impossibilité de se chauffer, de se nourrir, de s’habiller ou de se soigner convenablement nuit aux diverses exigences du corps. Ou encore : L’impossibilité, faute de moyens, de voyager, de se dépayser ou de voir/rencontrer d’autre(s) contrée(s) que la sienne est vécue comme une forme de séquestration du corps. Bref, on l’a compris, toute sous-rémunération bafoue les droits du corps.
Concluons. L’indifférence du Principe gouvernemental à l’égard du Réel social ou des êtres humiliés par leurs misérables conditions matérielles d’existence, il convient de le dire, constitue une réelle barbarie. Est assurément barbare tout gouvernement qui, par son absence de reconnaissance ou son aveuglement/surdité sur-médités, contraint ou entraîne des corps parlants à se percevoir comme indignes d’exister.[4]
Ben Merieme Mohamed
Philosophe et assistant social à Bruxelles
[1]. Phrase d’un Gilet jaune livrée à l’auteur de ce présent texte .
[2]. On retrouve, en effet, le même Principe au niveau fédéral.
[3]. Au sens de Éros ou pulsion de vie.
[4]. Des voix s’élèvent ! Des âmes pieuses nous rétorquent, en effet, que des « choses » se font bel et bien pour les pauvres ! Certains de nos détracteurs pensent probablement à ces « choses » – pour rester dans le secteur logement que nous connaissons bien – telles que : l’allocation-loyer (AL) qui loin de casser la crise du logement en RBC la légitime et rémunère, donc renforce; aux cabanes (en bois) dits « modulables » (!) pour les SDF ou encore aux Agences Immobilières Sociales (AIS) qui ne fonctionnent que par la grâce de certains propriétaires (privés) charitables ou soucieux d’encaisser les loyers sans aucuns déboires… . Bref, le Principe est malin : Il sait que les « miettes » qu’il jette aux pauvres ne font que renforcer la crise du logement ou l’entériner. Qui pourra en effet nier que cette crise est devenue, aujourd’hui, l’état normal de la RBC ?
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