Antoine Wauters

En dehors des soins aux victimes, le mot « urgence » a disparu

Antoine Wauters Ecrivain et scénariste

Ce texte a été écrit le mardi 10 mars 2020, avant les mesures de confinement que nous connaissons actuellement.

Mon amour,

Quel est ce drôle de virus qui se propage depuis plusieurs semaines ? Depuis hier, 898 nouvelles contaminations et 48 nouveaux décès. La Chine, la Corée du Sud, l’Italie, la France, partout, les bourses s’effondrent, le baril de pétrole a perdu 30 % de sa valeur. Les avions ne volent quasi plus et, quand ils volent, c’est à demi remplis. En Italie, les universités et les écoles sont fermées. Les gens travaillent depuis chez eux, ou bien ne travaillent plus. Toutes sortes de pièces et de marchandises en provenance de Chine viennent à manquer. Des secteurs entiers de l’économie sont touchés. Les gens se replient, se parlent à un mètre de distance et se badigeonnent en permanence de gel désinfectant. Si bien que tout — les salles de concert, les bars, les foires, les festivals — tout se fait étrangement silencieux, comme si le monde, marchant sur la pointe des pieds, était en train de se vider, de se libérer de nous. Les personnes à risque ne sortent plus. Attendant d’être diagnostiquées, celles qui présentent des symptômes préoccupants se remémorent les charmes du confinement, et se claquemurent chez elles.

14 jours de confinement chez soi, mon Hélène, n’est-ce pas de ça dont tout le monde a besoin ? Depuis combien de temps n’avons-nous plus pris une profonde, longue et lente respiration, pour faire le point, fixer le vide et regarder l’avenir droit dans les yeux ? À quand remonte la dernière fois où nous nous sommes sentis légers, non-coupables de notre lenteur et de notre absence de productivité ? Musarder, baguenauder, nous perdre dans nos pensées et non-pensées, à quand remonte tout ça ? Écouter réellement nos gosses. Jouer. Prendre sa douche le matin puis se brosser les dents sans se grouiller le moins du monde, n’étant attendu ni ici ni là-bas.

Qui ne rêve pas de ça ? Qui ne rêve pas de 14 jours de répit ? Qui ne voit pas qu’à travers ce virus, c’est un peu d’invisible qui frappe à nos portes, et qui nous livre une leçon de sagesse ? Restez à la maison, humains. Voilà ce qu’il nous dit. Durant 14 jours, pesez, de grâce, sur le plateau constamment oublié de la balance : le plateau du silence, le plateau du vide, celui du « peu ». Ne pillez plus les magasins. Ne sortez plus avec vos Jeeps. Ne traversez plus les océans. Maintenez vos usines sous cloche. Et regardez : vos émissions de CO2 sont déjà en train de chuter. Et vos nerfs, de se détendre.

Dites-vous que ce virus est une manière que l’invisible a trouvé pour vous ouvrir les yeux. Sans cela, vous ne faites rien. Vous êtes toujours si mous et peu enclins à vous changer. Dites-vous que le réchauffement climatique, les tempêtes et les grands incendies étaient aussi des signes, mais sans doute ne suffisaient-ils pas pour vous faire réellement changer. Dormez, faites des siestes crapuleuses remplies d’atroces atrocités. Pour le moment, vos téléphones sont inutiles, vos boîtes-mail pareillement. Oubliez-les. En dehors des soins aux victimes, le mot « urgence » a disparu. Centrez-vous sur ce qui vous fait du bien. Ce qui vous remplit de force, de sens et de vigueur. Cherchez-vous de vraies raisons de brûler et de vous battre. Fustigez mentalement votre patron. Fustigez ce que vous faites sans y croire. Ce virus n’est pas un ordre, mais une suggestion, un bienveillant rappel de la nature à nous, ses enfants perdus.

Il suffit de regarder. Le ciel respire mieux. Moins de monde, moins de bruit. Les petites fibres nerveuses des plantes, des fleurs, des animaux, toutes sont en train de retrouver de leur superbe. Le smog se meurt, nos éternelles ténèbres avec lui. Qui n’en a pas rêvé ? Qui ne n’est pas levé récemment en se demandant pourquoi il se tue pour un boulot dans lequel il ne croit plus ? Pourquoi il ne s’arrête pas un moment ? Pourquoi l’absurdité ne dispose pas de système de freinage ?

Le monde tremble, oui, et ce n’est pas un ouragan qui en est la cause, c’est une petite part d’invisible. Les miracles comme les calamités, cela commence comme ça, avec rien, puis cela bourgeonne, comme un épanouissement de l’invisible, sa lente et difficile reproduction à travers la matière. Bref. Je repense à ce que je t’ai écrit il y a deux mois, au sujet du vendeur de sandwichs de la rue Hors-Château, qui a la fâcheuse habitude de se curer le nez avant de faire mon sandwich. « Peut-être que ses doigts et ses narines contiennent les germes du repos ? Une sorte de virus qui m’aliterait pendant des mois, débranchant mon cerveau et annulant l’ensemble de mes valeurs ? » N’en sommes-nous pas là ? Je repense également à ces lignes : « ce qu’il nous faudrait, ce n’est pas un cataclysme ni une guerre, mais un Big Bang en sens inversé. Que notre folie de croissance et toutes nos bouffissures soient défaites, que tout ce que nous connaissons et qui ne marche plus se contracte en une infiniment petite tête d’épingle, un minuscule point de matière, puis se reforme autrement. »

Si tu savais comme je garde espoir. Et comme je doute. Car quand les quarantaines seront levées, que fera-t-on ? Tout reprendre comme avant, comme si de rien n’était, à notre habituelle manière d’autruche ? Polluer plus ? Faire encore plus de casse sociale ? D’âmes perdues dans les marges ? Je n’en sais rien. J’espère qu’on sera à la hauteur et que, pour une fois, on se rendra disponibles à ce que nous suggère, ce que nous murmure l’invisible, qui parfois n’est que l’autre nom du bon sens.

On verra.

Ce que j’espère, c’est que nous nous habituerons tellement vite et profondément à cette nouvelle forme d’existence, qu’il nous deviendra difficile — impossible — de reprendre nos anciens habits, nos anciennes fonctions. Car qui, après des semaines où, collectivement, nous aurons été obligés de lever le pied, de nous mettre à distance de nos envies de briller, d’être connus et reconnus, de dominer, de prendre de la place, beaucoup, beaucoup de place, qui aura encore envie d’un retour en arrière ? Qui voudra se battre pour ces faux dieux, qui y croira encore ? En quelques semaines, je voudrais qu’on cultive tant de nouveaux gestes, tant de nouvelles tendresses, tant de solidarités entre nous, que nos valeurs, vénérées jusqu’à hier, en deviennent obsolètes, caduques. L’argent comme fin : oui, qu’on en soit quitte.

Sourire.

Nous dire que ce qui compte, en dehors de la santé, ne coûte rien, n’a pas de prix.

Créer des connexions gratuites entre nous.

Respirer gratuitement un grand coup.

Le vide est aussi un plein, mon Hélène.

Gardons espoir.

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