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Emmanuel Tourpe: « Nous avons besoin de Lumières 2.0 »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Pour contrer la disparition de l’art de communiquer à l’ère des réseaux sociaux, le philosophe français, actif aussi dans les médias de service public, en appelle, dans un petit livre malin, Un temps pour penser et un temps pour parler, à remettre autrui au centre des débats.

Comme directeur de la programmation d’Arte, votre emploi du temps est chargé. Pourquoi avoir choisi d’en consacrer une partie à un livre (1)?

Deux choses m’y ont poussé. Comme le dit une sagesse ancienne, qu’on retrouve dans l’Ecclésiaste, il y a un temps pour faire la guerre et un temps pour faire la paix. Cela veut dire qu’il y a un temps pour toute chose, mais qu’à la fin, il faut qu’elles se connectent. Or, comme universitaire, je constate que, désormais, les universitaires se contentent de citer des universitaires qui citent des universitaires, et ainsi de suite. Ils ont des choses à dire, mais ils n’éclairent plus la société. A l’inverse, dans mon autre monde, celui de la communication et des médias, je côtoie quantité de gens qui savent comment créer des engagements, définir un public, le cibler, etc. Mais on aurait beaucoup de mal à y trouver des penseurs. Il y a donc une rupture fondamentale entre les gens qui pensent mais qui ne communiquent pas ce qu’ils pensent, et ceux qui communiquent ce qu’ils ne pensent pas.

Il n’y a plus grand-chose à se dire quand il n’y a plus de raison partagée, et plus grand-chose à faire quand la liberté n’est plus commune.

Vous avez voulu réconcilier les mondes?

J’ai voulu proposer une pause. Vous connaissez la collection de manuels « pour les nuls ». Ce sont des livres épais, qui correspondaient à une époque qui n’était pas encore celle de Facebook ou de Twitter. Si l’on veut transmettre de la philosophie ou de la communication, il faut le faire avec les moyens du temps. Nous sommes à l’ère des réseaux sociaux. Notre manière de nous nourrir intellectuellement est celle des posts Facebook. De la même manière qu’un post suscite l’attention de n’importe qui, j’ai voulu proposer, entre la communication et la philosophie, des ponts possibles, permettant à chacun de s’en ouvrir et, peut-être, d’en faire quelque chose.

Vous êtes très critique sur les réseaux sociaux…

Il faut regarder les choses en face. Notre société est au bord de quelque chose de neuf. Je dis bien « neuf », et pas « désastre ». Cette nouveauté affecte tous les éléments du contrat social, à commencer par les idéaux de raison universelle et de liberté individuelle. Sur Twitter ou Facebook, l’universalité de la raison est la chose la moins partagée. On n’y observe que des polarisations pouvant déboucher sur des disputes violentes à propos de principes antagonistes. Quant à la liberté, elle s’est transformée en quelque chose d’opposé à ce dont rêvaient les Pères fondateurs des grandes révolutions politiques de la modernité: une liberté détachée du bien commun. La liberté, désormais, se résume à faire ce que je veux, sans reconnaissance de la liberté d’autrui. Voyez combien ce qui formait auparavant une société cohérente est devenu un archipel de minorités offensées, rêvant de cancel culture. Il s’agit d’un phénomène qui signale la fin du contrat social. Il n’y a plus grand-chose à se dire quand il n’y a plus de raison partagée, et plus grand-chose à faire quand la liberté n’est plus commune.

Mais vous refusez de parler de désastre?

Oui, car la nouveauté reste à notre portée. C’est une nouveauté un peu paradoxale, puisqu’elle implique de retrouver le chemin d’une pensée très ancienne. Cette pensée, c’est celle du « regard polaire ». Relire Aristote ou Goethe, par exemple, peut nous réapprendre que le pli qu’a fini par adopter notre culture, qui ne nous fait choisir un principe que pour l’opposer à tous les autres, est destructeur de notre manière de vivre ensemble. De nos jours, on est de gauche ou de droite. On choisit l’Etat providence ou la responsabilité individuelle. On est féministe ou sexiste. On prend la défense de l’environnement ou celle de l’économie. C’est oublier qu’il existe une manière de penser polaire. Nous polarisons parce que nous avons oublié les polarités. Pourtant, nous avons deux yeux, deux mains, deux poumons, deux jambes. Mais, du point de vue politique, nous agissons comme si nous n’avions qu’une jambe, qu’un poumon, qu’une valve du coeur. Nous sommes en permanence en train d’opposer ce qui est « compossible », possible ensemble.

Emmanuel Tourpe prône un retour à des règles de communication simples,
Emmanuel Tourpe prône un retour à des règles de communication simples, « à réintroduire jusqu’aux échanges pendant le petit-déjeuner en famille ».© getty images

Vous cherchez à renouer avec le commun?

Je cherche à réintroduire l’idée du tiers inclus, au lieu d’enfoncer la porte ouverte du tiers exclu. Les contraires peuvent parfaitement vivre ensemble. Ce qui semble une contradiction au premier regard est souvent en réalité un complément. Réintroduire l’idée de polarité permet de retrouver le juste milieu, la balance, le « et… et… » au lieu du « ou bien, ou bien ». Le problème des réseaux sociaux, c’est qu’ils offrent une prime à la polarisation. Plus vous êtes contre, plus vous êtes vu, liké, plus vous pouvez y devenir une petite star. Le fait d’être contre, de s’opposer, y est favorisé. C’est pourquoi j’en appelle à un autre réseau social: celui d’une communion sociétale fondée sur le « nous » et plus seulement sur le « je ».

Comment peut-on faire pour y parvenir?

La question qui se pose est celle de savoir par quoi remplacer les anciennes raison et liberté, qui montrent désormais leurs limites. Ma réponse est simple: par une raison et une liberté neuves, différentes de celles que Voltaire ou Robespierre avaient pensées. Il s’agit de remplacer la raison des encyclopédistes par l’idéal d’une vérité toujours plus grande, construite dans la considération du point de vue d’autrui – une raison qui cherche à sauver la proposition d’autrui et à s’engager dans une quête commune de vérité. Nous devons penser la raison comme un compagnonnage dans lequel chacun d’entre nous contribue à une vérité qui nous dépassera toujours. Quant à la liberté, il s’agit d’en finir avec la liberté privée, limitée au caprice individuel, et de s’ouvrir à une liberté pour autrui, pour le bien commun. Un bien commun qui ne soit plus celui, universaliste, voire colonial, de la modernité, mais un bien commun soucieux de la communauté, inscrit dans son histoire et ses besoins propres. Nous avons besoin de Lumières 2.0.

Croyez-vous que les médias puissent nous y aider?

Je crois très fort au numérique. J’aurais même plutôt tendance à penser qu’il faut accélérer la digitalisation. Mais mon point de vue est un point de vue d’usage. Face à l’algorithme de Facebook qui vise à nous enfermer dans notre bulle, ou au formatage de Twitter qui empêche la nuance, je pense qu’il faut d’abord prendre conscience, puis se poser la question de savoir comment en user. Exemple: le mail. Le problème du mail est qu’il constitue un message froid. Lorsqu’on lit un mail, toutes les réactions sont possibles. Là où, à l’oral, la voix connote le message, lui procure un contexte permettant l’interprétation, dans le numérique, c’est impossible. Quand on utilise un média, on doit donc posséder une conscience très forte des particularités de celui qu’on utilise. Si vous ne disposez pas d’un renfort d’accompagnement, votre message sera mal compris. Les critiques que les posts suscitent sur les réseaux sociaux viennent de là. Je pense donc d’un côté que la digitalisation est souhaitable parce qu’elle accélère la communication. Mais, de l’autre, qu’il ne faut pas être naïf. Pour l’instant, nous subissons la digitalisation. Il faut apprendre à l’investir.

Il s’agit d’en finir avec la liberté privée, et de s’ouvrir à une liberté pour autrui, pour le bien commun.

Par exemple?

Je prône un retour à des règles simples. Deux, en particulier, qui sont au coeur du livre, et qu’il faudrait réintroduire jusqu’aux échanges pendant le petit-déjeuner en famille. Première règle: toute communication est toujours ratée. Pourquoi? Parce que nous pensons que la communication se résume à faire passer un message à un récepteur. Or, c’est faux. Lorsque nous communiquons, nous nous avançons avec tout un monde d’intentions, de blessures, etc., et notre message est reçu par quelqu’un dans la même situation. Ces mondes étant différents, ils sont la source de malentendus sans fin. Donc, toute communication est à guérir. Comment? Eh bien, en commençant par ne pas désespérer, et comprendre que le principe fondamental d’un échange est de recommencer. Communiquer, c’est pratiquer un ajustement de plus en plus fin entre mon monde d’intentions et celui de la personne à qui je m’adresse. Quant à la deuxième règle, elle touche à une réalité trop souvent oubliée, surtout en politique. Cette règle, c’est celle qui veut que celui qui parle doit se désintéresser de son propre message et s’intéresser à celui à qui il est adressé. Il faut réapprendre à considérer son public, sa capacité de réception, etc. A l’inverse, celui qui reçoit un message doit apprendre à abandonner le réflexe de réception immédiate par lequel nous avons tendance à court-circuiter ce que nous recevons en y superposant nos attentes, notre monde d’expérience. De la sorte, nous nous empêchons d’entendre l’intention de l’auteur. C’est d’autant plus grave aujourd’hui que la malveillance est devenue un affect promu par les plateformes numériques.

(1) Un temps pour penser et un temps pour parler, par Emmanuel Tourpe, Racine, 192 p.
(1) Un temps pour penser et un temps pour parler, par Emmanuel Tourpe, Racine, 192 p.

A la malveillance, vous opposez un autre sentiment…

Oui. Nous vivons dans un univers où nous trouvons hélas enfantin, sentimental, un mot qui, pour moi, forme pourtant le sommet de la maturité d’une civilisation: le mot amour. Prenons l’exemple de l’entreprise. Aujourd’hui, quand on est manager, il est considéré de bonne guerre de tirer la couverture à soi. Une position de supériorité hiérarchique est perçue comme un blanc-seing pour traiter les subordonnés comme des choses ou des ressources. Je propose, de mon côté, une vision différente du management, dans lequel le manager devient celui qui aide à développer les compétences de ses subordonnés, à mettre en avant leurs réussites, et s’efface toujours plus lui-même. Nous avons besoin de voir autrui comme des personnes à qui il s’agit de dire merci.

Cela sonne très chrétien, non?

Je ne le cache pas. Je suis catholique. Pourtant, mon point de vue n’est pas spiritualiste ou confessionnel. Toute l’histoire de la philosophie peut être résumée à deux grandes questions: celle de l’Etre et celle de l’Esprit. Je pense toutefois qu’une troisième est possible, qui est peut-être plus fondamentale. Il s’agit d’une question dont l’origine est chrétienne, mais qui, en réalité, constitue un bien commun à toute l’humanité. Cette question, c’est précisément celle de l’Amour. Son intuition fondamentale est qu’il existe un lien entre chacun d’entre nous, mais aussi entre nous et la nature, formant le point focal de notre existence. Mais il faut être prudent, car il est facile de faire n’importe quoi avec l’amour. A mes yeux, il implique quatre dimensions. D’abord, l’amour est don. Mais s’il n’est que don, il risque de se perdre, de se transformer en burnout. L’amour doit donc aussi être réciprocité. Dans l’amour, le « nous » prime sur le « je » et le « tu ». Ensuite, si l’amour inclut le désir, il faut que ce désir passe à un moment la main à la volonté, au choix. Enfin, l’amour est aussi admiration, action de grâce, merci. Il n’y a de lien qui tienne que si reste préservée la possibilité de s’émerveiller ensemble.

Bio express

  • 1970 Naissance à Tananarive (Madagascar).
  • 1982 Fonde le premier club informatique d’Alsace.
  • 1996 Docteur en philosophie de l’UCLouvain.
  • 2001 Entre à la RTBF, dont il devient directeur de la programmation en 2007.
  • 2018 Directeur de la programmation d’Arte.

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