Carte blanche

Éloges de notre salutaire « cordon sanitaire »!

Chacun sait que « le cordon sanitaire » est une Sainte-Alliance de partis démocratiques (de gauche et/ou de droite) pour contrer ou parer à la prise de pouvoir de cette réelle malédiction : le(s) parti(s) d’extrême droite. Le cordon sanitaire – que nous dénommerons désormais (le) Cordon – constitue donc une solution heureuse pour préserver la Démocratie et les Droits de l’Homme.

Qui dit ainsi Cordon pense à un mur bâti et élevé entre deux conceptions politiques du monde fondamentalement opposées : la louable et humaine conception démocratique d’un côté, et l’ignoble et criminelle conception infâme de l’autre. Les membres politiques du Cordon sont donc présumés purs – sinon pourquoi le Cordon ? – de toute idée ou de toute pensée infâme, c’est-à-dire de toute pensée contraire à la préservation de la Démocratie et des Droits de l’Homme.

Depuis plusieurs législatures, notre Cordon voltairien ne cesse ainsi pas, pour notre plus grand bonheur, d’écraser l’infâme. Par Sa grâce, les citoyens – du moins, ceux qui ne votent pas pour des partis d’extrême droite – évitent ainsi ce pire : une vie caractérisée par la haine, la persécution, le harcèlement et/ou l’expulsion des étrangers ou migrants. Par la grâce du Cordon, il n’y a ainsi pas de camps de rétention ni d’odieuses et continuelles stigmatisations des immigrés (qu’ils soient naturalisés ou non). Le Cordon ne tient assurément pas ces derniers pour des êtres sous-développés au point de les insulter ou blesser auprès de l’Opinion. Le Cordon n’élève pas non plus des lois scélérates visant à interdire les rites ou les élans religieux de certaines communautés : des femmes portent le voile ou le burkini librement sans aucune animosité ou haine posée sur elles, et les juifs ou musulmans peuvent, en toute sérénité, manger casher ou halal. Le Cordon n’est donc pas au service de certains mouvements, réellement louches, « de défense des animaux » qui voient dans « l’abattage rituel » une pratique « barbare » ou contraire aux valeurs de notre société. Le Cordon pourvoit aussi à ce qu’il n’y ait pas de discrimination à l’embauche : chacun n’est, se doit de n’être évalué et engagé qu’en fonction de ses seules et uniques compétences et nullement de son appartenance (ethnique ou religieuse). Le Cordon n’interdit également pas à des chômeurs ou à des allocataires sociaux le regroupement familial.

Il ne laisse pas non plus tomber de pauvres migrants venus demander l’asile. Il en prend réellement soin au point de faciliter toutes leurs démarches administratives et de leur construire des logements – l’hospitalité est à ce prix. Il ne les laisse ainsi pas, honteusement, croupir dans des gares, des parcs ou des entrepôts désaffectés. Le discours d’un émissaire du Cordon a même, récemment, fait événement au sein de la Commission Européenne. Consterné en effet par l’effroyable hécatombe de réfugiés en Méditerranée et stupéfait par l’impossibilité pour des millions d’africains de quitter leur pays et d’y être ainsi emprisonnés à vie – sans aucune possibilité donc de sortir de chez eux -, il proposait, à la surprise générale, d’élargir la libre circulation européenne des personnes au continent africain. Étonnement, sa proposition fut non pas huée, mais très applaudie. Elle va même être, incessamment sous peu, soumise au vote du Parlement. Les débats politiques, au sein du Cordon, quant à eux, sont réels et ne visent que les soucis, préoccupations ou situations de toutes et de tous (emploi, chômage, logement, pension…) sans aucun – les médias, fidèles aux prescriptions du Cordon, y veillent – glissement raciste ou xénophobe. Plus important. Sachant que le refoulement de cet odieux passé s’est payé, pendant longtemps, de ce terrible et féroce retour du refoulé : tenir les non-blancs pour de réels dégénérés, le Cordon exige de l’État Belge de désormais regarder en face son passé colonial et d’avoir, fondamentalement, honte non seulement de la suprématie de la race blanche qui sous-tendait ses effroyables atrocités contre les peuples colonisées (ou sous protectorat), mais aussi honte de l’accumulation des richesses coloniales sur lesquelles Il s’est, ignoblement, bâti. Au nom de l’État Belge, le Cordon – n’ayant pas attendu l’ONU ! – ne cesse ainsi pas de demander pardon auprès de ces peuples. Le Cordon intime aussi l’État Belge de reconnaître enfin son exploitation forcenée (sidérurgie, mines, bâtiment…), dans les années 60-70, de la force de travail des ouvriers immigrés : Italiens, Marocains, Turcs…. Il sait que beaucoup de ces ouvriers sont morts ou ont été estropiés par cette exploitation (cancer, accident ou chute mortelle ou mutilante, maladie…). Voilà pourquoi, chaque année, le 1er mai, Il exige de chaque ville et village belges une minute de silence à la mémoire de ces ouvriers immigrés (morts ou encore vivants) ayant contribué à la prospérité économique de la Patrie. Etc. Etc.

Notre Cordon n’oublie cependant pas les citoyens-partisans de l’infâme. Il veut en effet comprendre ce qui les pousse à plébisciter ou à céder au chant des sirènes des partis nationalistes – en l’occurrence, flamands – qui bavent de haine à l’endroit des « étrangers » (des arabes aux wallons, en passant par les migrants, les juifs et les roms !). Pour Lui, si la crise économique produit assurément des rancoeurs ou des frustrations chez des citoyens dont ces étrangers subiraient les frais, elle n’explique cependant pas-tout. C’est le rapport que ces citoyens entretiennent avec l’identité qui, pour le Cordon, pose surtout question. Alors que les partis d’extrême droite s’évertuent en effet à sordidement « biologiser » l’identité ou à la poser, pour reprendre un des spécialistes philosophiques du Cordon, très sartrien, « comme une essence antérieure à l’existence, il faudrait plutôt la considérer comme le résultat d’une existence intériorisée ou incorporée ». Entre Wallons et Flamands, il y a ainsi une différence non pas « biologique » (ou « raciale »!), mais existentielle (éducation, langue, culture…). Les Wallons ne « volent » ainsi rien aux Flamands, et réciproquement – insiste le Cordon. « Tous deux sont en effet confrontés aux affres et difficultés d’une existence, nécessairement, boiteuse ». Quoi qu’il en soit, le débat sur l’identité n’en est qu’à ses débuts. Par la grâce du Cordon, chaque année, des forums sur « Qu’est-ce que l’identité? » auront en effet lieu un peu partout en Belgique en présence de philosophes, psychanalystes, psychologues, historiens, ethnologues, anthropologues, biologistes, neurologues, religieux, écrivains, artistes…, mais aussi de témoins et victimes de « la peste nationaliste ».

Bien entendu, le camp de l’infâme ne s’arrête pas qu’à la seule haine des étrangers. En vérité, il hait tout le monde – ses membres et sa clientèle électorale compris – : les socialistes, les écolos, les syndicalistes, les anarchistes, les professeurs, les philosophes, les chômeurs, les allocataires sociaux, les francs-maçons, les homosexuels, les lesbiennes, les trans-genres, les femmes, les écrivains, les libres penseurs, les européens convaincus, les artistes, les délinquants sexuels, les fous, les clochards, les mendiants, les fainéants, les criminels… Relevons que si l’humanité est ainsi composée, alors c’est l’humanité elle-même que le camp de l’infâme exècre. Que ceux et celles qui votent ainsi pour un tel camp sachent qu’ils ont certainement un petit quelque chose en eux (une pensée, une pratique, une habitude, un penchant, un fantasme, un désir, une difformité, une origine…) que ce camp, avec son idéal de pureté, abomine(ra).

Mais, à nouveau, par la grâce du Cordon, les citoyens sont préservés de ce pire : une vie caractérisée, pêle-mêle :

  • par la persécution, sanction et/ou exclusion des chômeurs. Les membres du Cordon savent, eux, que le plein-emploi est un pur fantasme lourd de sacrifices humains. Par ailleurs, ils sont bel et bien conscients que le libéralisme introduit une foncière et tragique « division » dans la société entre d’une part les « détenteurs des moyens de production », et d’autre part ceux et celles qui n’ont rien ou que leur « force de travail à vendre ». Le Cordon, bien que majoritairement libéral, ne détruit ou ne démantèle ainsi pas les acquis sociaux qu’Il sait arrachés – par de longues et sanglantes luttes- par la classe ouvrière à la froide et inhumaine Bourgeoisie. Courageux, Il ne se plie, du coup, pas aux diktats d’austérité ignominieux de l’Europe. L’Horreur Économique, notre Cordon La régule donc;
  • par l’inégalité hommes-femmes. Le Cordon met tout en oeuvre afin que les femmes jouissent (dans la vie politique, professionnelle…) des mêmes droits que les hommes. Le Cordon met néanmoins en garde les femmes : « N’empruntez pas seulement les chemins usés tracés par des hommes, tentez aussi, voire surtout, au risque même de bouleverser l’orientation néo-libérale du Cordon, d’inventer de nouveaux chemins propres à votre subjectivité !« ;
  • par la haine des homosexuels ou des lesbiennes. Le Cordon insiste sur le fait que le choix hétérosexuel, bien loin d’être commandé ou déterminé par une quelconque Nature, résulte d’une « tradition millénaire » qui, aujourd’hui, décline à l’avantage de cette tradition nouvelle : La liberté, pour chacun, de choisir son orientation sexuelle;
  • par une culture mutilée ou ruinée où les livres – subversifs ou non – seraient tragiquement bannis, voire brûlés. Notre Cordon, lui, aime éperdument les livres au point même que ses divers discours stylés, intelligents et vivants, sont très souvent truffés de nombreuses citations de Platon, de Proust, de Kafka, de Stendhal, de Orwell, d’Avicenne, de Marx, de Freud ou de Hegel. Il insufflerait ainsi le désir de lire chez un très grand nombre de citoyens. En effet, selon une récente et étonnante étude (Cordon Studies, 2018), plus de 60 % de la population belge, délaissant ainsi la télévision, consacrerait, en moyenne, plus de 3 heures par jour à la lecture;
  • par l’absence de toute critique du discours néo-libéral. Le Cordon sait que l’actuelle exaltation de la jouissance consumériste ou hédoniste s’évertue à ratatiner l’existence des citoyens en leur soustrayant, outre le manque gros d’inventions ou de créations, cette haute faculté qui les définit : celle de penser, donc de juger et de critiquer le monde (ou le Cordon);
  • par le tout-politique. Notre Cordon met tout en oeuvre – nous l’avons vu dans son rapport aux livres – afin que les citoyens ne soient pas écrasés par la vision politique du monde. Il sait, fidèle à Nietzsche, que la politique ne constitue qu’une « perspective », par ailleurs, rabougrissante sur le monde. « Pour vivre heureux, cultivez et prenez donc soin de votre singulière perspective ! », lançait-il ainsi, dernièrement, aux citoyens;
  • Etc.

Bref, on l’a compris : afin de maintenir la Bête Immonde au seuil de notre Démocratie, chaque citoyen se doit de soutenir, encore et encore, le Cordon.

Lui : Mais voyons, votre texte est une satire ! Votre Cordon n’existe absolument pas ! Le Cordon auquel nous avons toujours eu droit est l’envers même de celui que vous décrivez !

Moi : Envers, avez-vous dit ?… Ah bon!

Khalil El Nour

Philosophe fortement apprécié par le Cordon

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