Elles ont quitté le monde difficile des avocats pour se lancer dans l’entrepreneuriat
Tribunaux qui tombent en ruine, justice sous-financée, réformes qui tardent… Tout irait-il de travers dans le monde du droit ? Si les avocats sont toujours plus nombreux depuis quinze ans, les départs de la profession se multiplient aussi. Avec une tendance à la reconversion dans l’entrepreneuriat.
Avant de pouvoir se dire avocats, les diplômés en droit doivent jurer fidélité au roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge, et promettre de ne point s’écarter du respect dû aux tribunaux. Sauf qu’une fois dans la profession, ce respect serait plutôt à sens unique : surmenés, sous-payés, stressés, ils sont loin de l’image idéalisée de l’avocat de petit écran, qui enchaîne affaires palpitantes et commissions à cinq chiffres. Selon une enquête réalisée par l’ULiège et portant sur les barreaux francophones et germanophones de Belgique (1), un avocat stagiaire sur trois estime que son parcours a été décourageant. Plus préoccupant encore : 50 % des avocats de moins de 35 ans envisagent de quitter le barreau.
Un exode qui ne surprend pas vraiment Jean-Pierre Buyle, président des Ordres des barreaux francophones et germanophones de Belgique. Il distingue quatre raisons principales. D’abord la rémunération : outre un écart important entre le salaire et les frais, qui peuvent atteindre jusqu’à 5 000 euros par an, il y a le plafond de verre auquel font face les avocates. Selon la radiographie 2017 du barreau de Bruxelles, elles percevraient en moyenne moitié moins que leurs confrères. De quoi expliquer pourquoi, alors que les femmes sont surreprésentées chez les avocats les plus jeunes, cette proportion s’inverse avec l’âge. Autres motifs poussant à raccrocher la toge : » La concurrence, le volume des affaires et le stress. Les jeunes stagiaires nous disent que s’ils veulent réussir, il n’y a pas de place pour leur vie privée, et pas de reconnaissance de leur travail. Le droit est un monde où il y a peu de bienveillance. » Pour Julien Bonaventure, vice-président de la Conférence libre du jeune barreau de Liège, » on manque fortement de pratique, nos études ne nous forment pas suffisamment à la profession d’avocat. En sortant de l’université, on n’est pas prêts. On ne montre pas qu’être avocat, c’est aussi beaucoup de travail solitaire, de recherches, de préparation et d’étude. » Tâches austères et chronophages.
La semaine de 80 heures
L’enquête de l’Uliège auprès des 8 000 avocats de l’Ordre révèle que 50 % considèrent leur charge de travail excessive. Il faut dire qu’ils sont loin des 36 heures : selon un sondage réalisé en 2018 par le barreau francophone de Bruxelles, 50 % d’entre eux travaillent 40 à 50 heures par semaine et 20 % ont des semaines de 60 à 80 heures de travail. Une charge conséquente, à laquelle s’ajoute depuis quelques années le stress de la cotation des prestations. » En tant qu’avocat, il faut pouvoir gérer la critique, déclare Michel Forges, bâtonnier du barreau de Bruxelles. Mais si vous ne savez pas gérer le stress, mieux vaut changer de métier. » Dont acte, pour de plus en plus de jeunes avocats qui, selon Me Forges, quittent pour la moitié le barreau après trois ans seulement.
Comme la Bruxelloise Jessica Troisfontaine, aujourd’hui à la tête de sa propre entreprise à Paris. Aucun regret. » J’ai déclaré à ma famille dès mes 12 ans que je voulais devenir « avocate en droit des affaires internationales ». Mais une fois passés l’excitation des premiers mois professionnels et l’attrait de la nouveauté, il ne restait plus grand-chose pour masquer le fait que je ne trouvais aucun sens dans le quotidien dont j’avais toujours rêvé. Quand j’ai réalisé que chaque nouveau dossier était source d’angoisse, je me suis avoué que je m’étais trompée sur mes critères de réussite. » Et donc : démission et création de sa marque de prêt-à-porter, Septem.
Esprit d’entreprise
Elodie Wilmès, elle, est passée du droit des entreprises à la création de la sienne, Love & Tralala, service qui personnalise les moindres détails des mariages, des fleurs à la cérémonie. Un grand écart nécessaire : » J’ai démissionné le jour où mon boss m’a proposé une augmentation et de suivre le master en droit fiscal en cours du soir pour me spécialiser davantage. Ce jour-là, j’ai vraiment écouté ma petite voix, qui me soufflait que je n’étais pas là pour les bonnes raisons et que, si je restais, je finirais en burnout à 40 ans. »
Pour Nathalie Deprez, avocate liégeoise aujourd’hui à la tête de Moiz Baby, marque de berceaux en osier, la transition s’est faite avec la maternité : » Je ne me voyais pas passer ma vie dans le conflit, à gérer des problèmes. Quand ma fille est née, ça m’a forcée à prendre du recul et à oser envisager une autre carrière. » Comme Martin Dethier, passé du barreau à un poste de consultance au sein du ministère des Finances de Djibouti : » Le droit est une profession qui ne va pas bien du tout et qui connaît une grande précarité. Il faut ajouter des conditions d’exercice difficiles : pour les justiciables, l’accès à la justice n’est pas toujours aisé, et l’avocat se retrouve pris entre le marteau et l’enclume. » Un étau que Jonathan Ketelaers a lui aussi quitté pour rejoindre Blox, leader belge des protections auditives, où il est aujourd’hui CEO. » Un avocat est aussi un entrepreneur qui doit gérer beaucoup de choses. » Passer du barreau au monde de l’entrepreneuriat aurait d’ailleurs tendance à être un pari gagnant. » Le droit est partout dans l’entrepreneuriat, souligne Jessica Troisfontaine. Contrats fournisseurs, contrats d’embauche de nouveaux salariés, documentation d’augmentation de capital… Les compétences acquises pendant le barreau me servent tous les jours pour faire émerger Septem dans un environnement aussi compétitif. «
Avocats 2.0
Reste que les avocats n’ont jamais été aussi nombreux en Belgique, leur nombre ayant augmenté de 25 % ces quinze dernières années : 8 000 enregistrés à l’Ordre aujourd’hui. Un contingent qui explique aussi certains écueils : » Nous sommes une des rares professions juridiques où règne une concurrence ouverte, déplore Sébastien Ninane, président de la Conférence libre du jeune barreau de Liège. Il conviendrait de réguler l’accès à la profession : si on était moins nombreux, les conditions de travail seraient meilleures, et on gagnerait tous mieux notre vie. »
Signe d’un marché en voie de saturation, à Charleroi, Mons et Tournai, le nombre d’avocats a diminué ces deux dernières années. D’ici cinq à dix ans, Jean-Pierre Buyle prédit que l’avènement de l’intelligence artificielle appliquée aux banques de données va accroître cette diminution du nombre d’avocats à l’échelle de la Belgique. » On aura une justice plus prédictive, les machines pourront déterminer quelles sont les chances de gagner un procès, et le travail d’avocat va changer. Les cabinets seront organisés de manière plus fuséale, avec des informaticiens, des spécialistes du marketing, mais aussi des avocats qui savent coder. » Un tournant dans la profession. Que le président des Ordres des barreaux francophones et germanophones décrit comme » excitant mais peut-être aussi inquiétant « . Même si » un Etat de droit ne peut vivre ni même survivre sans les avocats. On peut se passer d’un ministre de la Justice ou avoir moins de juges ; mais ne pas avoir d’avocats, ce n’est pas possible. Ils incarnent le contre-pouvoir, et ce sont les seuls garants de nos libertés. »
A quel prix ?
Par Kathleen Wuyard et Clément Jadot.
(1) Baromètre 2018 des avocats belges francophones et germanophones, ULiège, à la demande d’avocats.be.
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