Thierry Fiorilli
Elio Di Rupo : l’homme qui esquive tout
On peut donc être Premier ministre de deux démocraties opposées, qui font plutôt chambre à part et ne répugnent pas à se jeter la vaisselle sale à la tête, et passer entre les gouttes, même au plus fort des déluges. On peut. Elio Di Rupo le prouve depuis bientôt dix-neuf mois.
Malgré la crise économique, donc aussi sociale, malgré l’étau dans lequel l’Europe maintient le pays, malgré une majorité gouvernementale qui mêle l’eau et le feu, malgré une opposition (la N-VA) toujours plus acérée et imposante, malgré un rythme de travail qui ne tolère aucun relâchement et malgré un agenda mondain démentiel, le Montois reste frais comme un gardon, tout sourire, s’administrant des bulletins de premier de classe, prêchant la bonne parole et apparaissant, somme toute, au comble du ravissement d’occuper les fonctions suprêmes.
Pour autant, ce n’est pas un crime de lèse-majesté que de poser une question, toute simple : au vu des circonstances qui ont présidé à la formation de cet exécutif, propulsant Di Rupo à sa tête, et face au bilan de son équipe (impressionnant, en termes quantitatifs mais hétéroclite, compte tenu des objectifs divergents des six formations qui la composent), à quoi sert exactement ce Premier ministre ? La réforme institutionnelle en cours a été décidée avant que le gouvernement ne démarre effectivement. Les dossiers épineux sont renvoyés aux calendes grecques, aux partenaires sociaux ou à la seule responsabilité du ministre de tutelle, qui semble dès lors agir à sa guise bien plus qu’au nom d’une vision de société partagée par l’ensemble des partis au pouvoir. Les réformes médiatiques (libération conditionnelle, impôts sur les dotations royales, renforcement de la sécurité dans les transports publics…) n’ont été que des mesures prises à la va-vite, souvent sans concertation avec les autorités concernées et répondant à ce qu’on appelle pudiquement « l’émotion populaire ».
De quoi considérer que presque n’importe qui pourrait conduire l’attelage actuel.
C’est qu’Elio Di Rupo, sous son allure d’éternel dandy épanoui, ne jouit de pratiquement aucune liberté. Il est prisonnier du contexte institutionnel, qui a amputé sa législature de 541 jours, le contraint à boucler une sixième réforme de l’Etat et le pousse à donner à ses partenaires flamands de la majorité tous les outils pour espérer pouvoir affronter sans trop de dommages l’armada de la N-VA. Il est prisonnier du contexte européen, qui l’enferre dans une succession d’économies à réaliser, de dépenses à diminuer, d’acquis sociaux à fragiliser, au point de se brouiller avec le tout-puissant syndicat-frère, la FGTB. Il est prisonnier du calendrier, qui pointe un scrutin fédéral et régional en mai de l’année prochaine, donc qui raidit toutes les positions parce que personne ne veut prendre de risques, si proche de cette échéance électorale capitale. Et il est prisonnier de sa propre image, celle de l’enfant immigré venu de nulle part, aux chances de réussites proches de zéro, orphelin de père et homosexuel, mais qui, tout seul, a gravi toutes les marches, jusqu’au plus haut étage qu’il pouvait sans doute rêver atteindre. Une sorte d’icône, qu’il n’entend pas écorner et qui le fait flirter avec la caricature : plutôt botter en touche que s’exposer à la défaite.
Pour sa campagne menant à la triple élection de l’an prochain, le PS aura beau miser sur saint Elio, sur l’homme qui a sauvé le pays tout en le réformant profondément, il n’en tirera peut-être pas les bénéfices escomptés. Puisque le prisonnier le plus souriant de Belgique sert surtout et de plus en plus de punching-ball collectif.
Di Rupo, lui, sait comment ne pas prendre les coups les plus douloureux. En se plaçant hors-radar, au-dessus de la mêlée, en deuxième ligne. Pour n’apparaître que lorsque le succès est garanti. En bon roi de l’esquive.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici