Droit à la déconnexion: comment préserver la vie privée et conserver la souplesse du télétravail
Les fonctionnaires fédéraux dispensés de dépendance numérique hors des heures de boulot. Une idée à généraliser aux autres travailleurs ?
Isabelle Hansez, professeure de psychologie du travail à l’ULiège: « Déconnecter du travail sans créer de frustration »
Isabelle Hansez, professeure de psychologie du travail à l’ULiège, invite à ne pas se tromper de cible dans une réflexion sur un droit à la déconnexion: l’intensification de la charge de travail liée aux nouvelles technologies.
A dater du 1er février, la hiérarchie est priée de ne plus importuner les fonctionnaires fédéraux, par téléphone ou par e-mail, hors des heures de travail, sauf circonstances exceptionnelles. Assiste-t-on à une forme de retour de la pointeuse?
Evoquer l’époque de la pointeuse peut paraître désuet tant l’introduction et l’usage des nouvelles technologies ont bouleversé la gestion du temps de travail, relevé le niveau d’exigence et créé de nouvelles sources de stress. Elles engendrent une intensification de la charge de travail, une quantité exponentielle d’informations à traiter, un risque accru d’isolement et de désolidarisation avec les collègues. Elles ont introduit le règne de l’interruption constante dans une tâche que l’on est en train d’effectuer, le règne aussi de la disponibilité et de l’immédiateté dans le rythme de travail puisqu’il faut pouvoir répondre sans tarder au courriel qui vous est envoyé. Il faut également travailler à la merci d’éventuels bugs informatiques. Et puis, se pose le gros problème soulevé par l’effacement de la frontière entre vies privée et professionnelle. Même un trajet en voiture ne signifie plus un moment de tranquillité puisque l’auto s’est muée en bureau.
La question de la distance psychologique avec le travail doit s’appréhender en fonction des besoins et de la nature du travail exercé.
La dépendance numérique est-elle devenue un mal du siècle?
Le smartphone entrave la possibilité de se détacher psychologiquement du boulot, ce qui accroît notablement le facteur de risque d’épuisement au travail.
Comment fait-on face?
Par la mise en place de préférences personnelles et de stratégies organisationnelles pour atténuer le poids de la balance, plutôt négatif. Certains privilégient la segmentation entre vie privée et vie professionnelle: ils font usage de deux téléphones, n’ont pas de bureau à la maison et s’abstiennent de contacts avec le travail durant les vacances. Sur un plan organisationnel, des normes de segmentation peuvent être introduites dans une équipe: on convient de ne pas se déranger entre collègues avant et après les heures de travail. Mais ces attitudes restent à l’appréciation de chaque personne.
Un droit à la déconnexion serait-il bon pour la santé?
Plusieurs études ont démontré l’importance qu’il y a, pour le bien-être et la santé, à se déconnecter du travail pour récupérer l’énergie et les ressources que l’on doit mobiliser pour faire face aux exigences professionnelles.
User d’un droit à la déconnexion peut être mal coté lors d’une évaluation si d’autres collègues n’y recourent pas. Dès lors, ne faut-il pas plaider pour un devoir de déconnexion imposé à l’employeur – par un moyen technique -, qui mettrait tout le personnel sur un pied d’égalité?
Le risque qu’un employé toujours disponible soit mieux vu par sa hiérarchie ne peut être exclu. Tout est question de pratique managériale. Plus les normes seront claires et cohérentes en matière de segmentation entre vies professionnelle et privée au sein d’une entreprise, plus le système sera efficace et accepté par le personnel. La notion de justice dans l’organisation du travail est importante.
Déconnecter vie privée et vie professionnelle, vaste programme: où en est la réflexion?
Force est de constater que les initiatives restent peu nombreuses et peu connues, même si l’adoption par certaines entreprises de chartes établissant des pratiques plus respectueuses en la matière témoigne d’une prise de conscience. Mais les usages à développer en matière de détachement psychologique du travail restent un domaine à explorer. Avec le passage dans des conditions précipitées au télétravail contraint et le déplacement de l’espace de bureau au domicile qui en résultent, la crise sanitaire met aujourd’hui la thématique à l’ordre du jour. Cette crise doit offrir l’opportunité de prendre un peu de recul pour approfondir la question. Le télétravail contraint a, aussi, été vécu de manière positive dans l’organisation du travail ; les répondants à une enquête en ligne que nous avons réalisée lors du premier confinement, au printemps 2020, rapportent avoir bénéficié d’une plus grande autonomie dans leurs tâches professionnelles, de davantage de flexibilité des horaires, de la possibilité de travailler en profondeur sur les dossiers, de prendre du recul et d’améliorer leur efficacité.
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Jusqu’où faudrait-il aller pour encadrer le droit à la déconnexion?
Il est toujours compliqué d’adopter une politique uniforme en la matière. La question de la distance psychologique avec le travail doit s’appréhender en fonction des besoins et de la nature du travail exercé. La solution devrait venir de la rédaction de guidelines, de lignes directrices, qui feraient office de balises et qui seraient négociables entre partenaires sociaux, selon les réalités du terrain.
L’employé serait-il réellement enchanté que l’usage de ses outils numériques à des fins professionnelles soit bridé? Certains y voient l’opportunité d’étaler leur charge de travail en préférant ne pas remettre au lendemain des e-mails qu’ils peuvent traiter en soirée…
Les travailleurs sont aujourd’hui plus attentifs à la qualité de vie offerte par leur job, et notamment par les possibilités de développement personnel. Il faut leur laisser une liberté de maîtriser leur temps de travail en veillant à ne pas trop figer un système d’encadrement qui pourrait engendrer un risque de frustration. C’est la raison pour laquelle il est difficile d’isoler la question de la déconnexion et de ne pas l’inscrire dans une réflexion plus large sur l’amélioration des conditions de travail et de la manière de travailler. Car le noeud du problème est bien l’intensification de la charge de travail, cause importante de burnout.
Valentin Hanquet, avocat associé au cabinet Sotra, spécialisé en droit du travail: « Généraliser un droit à la déconnexion ne garantirait pas son efficacité »
Valentin Hanquet, avocat associé au cabinet Sotra, spécialisé en droit du travail, privilégie l’approche négociée en entreprise. A l’heure d’une aspiration à plus de souplesse dans l’organisation du travail, il serait vain de faire le bonheur des travailleurs connectés contre leur gré.
Un droit à la déconnexion professionnelle octroyé aux fonctionnaires fédéraux: c’est nouveau, ça vient de sortir?
La mesure ne surgit pas de nulle part, la question d’un droit à la déconnexion au travail était dans l’air avant la crise de la Covid mais elle s’inscrit à présent dans le contexte de la nouvelle vague de télétravail engendrée par la crise sanitaire, vague qui ne connaîtra pas de marche arrière. Début 2021, le Parlement européen appelait la Commission à légiférer pour consacrer un droit fondamental à la déconnexion. En Belgique, on est occupés à embarquer dans ce train déjà en marche.
La nécessité d’un tel droit s’impose-t-elle à tous?
Elle est, en tout cas, ressentie par beaucoup d’employeurs confrontés à de nouvelles attentes des travailleurs en matière de flexibilité et d’autonomie. Face à des employés de plus en plus « volatiles », ils veulent prendre les devants. Je dirais qu’on est dans du 50-50 dans l’aspiration à concrétiser un droit à la déconnexion, pour peu qu’on puisse le définir et clarifier les obligations en matière de respect du temps de travail. L’utilité d’un tel droit serait aussi d’oeuvrer à la prévention des risques psychosociaux liés à l’hyperconnectivité et de sortir d’une illégalité puisque la loi interdit, en principe, de travailler ou de laisser travailler au-delà du temps réglementaire fixé en entreprise. Il y a des abus à corriger.
Légiférer pour sortir du flou ambiant, c’est le bon plan?
Le principe de la déconnexion au travail figure déjà dans notre arsenal législatif, puisqu’une loi de 2018 oblige les employeurs à se concerter à ce propos avec les représentants des travailleurs dans les entreprises et compte tenu des spécificités des secteurs d’activité. Ce droit à la déconnexion à géométrie variable est une bonne approche, car il me semble préférable de laisser la place à la négociation plutôt que d’opter pour une insertion de ce droit spécifique dans notre code du travail, comme cela s’est fait en France. La généralisation d’un nouveau droit, imposé à l’aveugle, en quelque sorte, et sans mesures additionnelles, ne garantirait en rien son efficacité. La pluralité des systèmes d’organisation du travail, comme le régime des horaires flottants, est telle que la notion même de temps de travail liée à une présence physique est en train de s’estomper. Plus largement, notre législation sociale prévoit déjà des garde-fous en matière de respect du temps de travail, le travailleur n’est donc certainement pas sans instrument ni argument à faire valoir sur le plan juridique pour éviter tout « abus de connexion ».
Notre législation sociale prévoit déjà des garde-fous en matière de respect du temps de travail
Un black-out numérique ou l’impossibilité technique de recevoir tout e-mail professionnel à partir d’une heure prédéfinie, ne serait-il pas le meilleur moyen d’écarter tout risque d’abus?
C’est une piste, mais elle n’est pas la seule, ni forcément toujours la plus appropriée. On peut aussi citer le message d’alerte « Mon e-mail n’appelle pas de réponse s’il est reçu après 18 heures » ou une charte interne de bonne conduite. Une nouvelle culture d’entreprise est à créer, qui passe par une analyse des risques psychosociaux, par l’intervention éventuelle d’un service interne de plaintes, ou la mise en place de systèmes fiables de comptage et d’enregistrement du temps de travail. Il ne faut pas écarter non plus le fait qu’un droit à la déconnexion professionnelle peut être ressenti par l’employé connecté comme une ingérence ou une intrusion dans sa vie privée, contraire à ses aspirations à pouvoir organiser librement son temps. Nombre de travailleurs sont demandeurs d’une plus grande souplesse dans l’articulation entre vies professionnelle et privée. Les réalités du monde professionnel d’aujourd’hui exigent plus de flexibilité.
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