Drogues à Bruxelles : les bourgmestres, inquiets, montent au créneau (enquête)
La question des drogues s’infiltre de plus en plus dans la vie communale, alors que la consommation de stups et la délinquance qui y est liée augmente fortement dans la capitale. La Région, par l’intermédiaire de l’Observatoire bruxellois pour la prévention et la sécurité (OBPS), tire la sonnette d’alarme. Le bien-être et l’attractivité de la capitale sont en jeu.
A Bruxelles, c’est la bourgmestre de Molenbeek, Catherine Moureaux (PS), qui a joué le rôle de lanceuse d’alerte. Le 30 juin, mandatée par ses collègues de la conférence des bourgmestres, elle décrit à la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), les violences contre les personnes, l’intimidation des familles et l’embrigadement des jeunes. La drogue, fléau social, rien de nouveau sous le soleil? Sauf qu’en Région bruxelloise, le phénomène a muté. Le trafic de cocaïne est en forte hausse depuis la fin du premier confinement, en mai 2020. La consommation aussi. « Les autorités locales doivent désormais faire face à des trafics beaucoup plus durs, visiblement très organisés, de niveau au moins national, voire international, et qui, s’ils continuent à fournir des drogues douces, sont aussi capables de commercialiser des tonnes de drogues dures avec une facilité déconcertante », précisait la bourgmestre à la ministre de l’Intérieur.
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« Le trafic est devenu plus violent. On a régulièrement des menaces sur les personnes, des règlements de compte pour le partage du territoire, des tentatives d’homicide… C’est intolérable », peste Catherine Moureaux. Indépendamment des questions de santé publique, l’ambiance de la commune, déjà marquée par la précarité et le travail informel, est en train de se détériorer. « Certains jeunes quittent l’école pour devenir livreur ou guetteur dans un quartier ou un hall d’immeuble. Ils sont utilisés pour faire les basses besognes et jetés du jour au lendemain. En 2019, 250 000 euros d’argent liquide en rapport avec les drogues avaient été saisis par la zone de police de Bruxelles Ouest. En 2020, c’était près de trois millions d’euros! Bien sûr, des « talents » du terroir sont actifs, mais beaucoup de gens viennent d’ailleurs. » Les tensions nées de la crise sanitaire ont aggravé le tableau. « Cette année, notre commune, comme d’autres entités bruxelloises, a été amenée à porter plainte, à plusieurs reprises, en raison d’agressions verbales et ou physiques envers ses agents communaux, gardiens de la paix, agents d’accueil, balayeurs, etc. », déplore la bourgmestre.
Jette, Molenbeek et Anderlecht veulent une légalisation du cannabis
Pour étayer ces constats, Le Vif a soumis un questionnaire aux dix-neuf bourgmestres bruxellois. Molenbeek, Jette, Anderlecht, Etterbeek et Ixelles ont répondu, mais cet échantillon offre un portrait assez nuancé de la Région. Différente de Molenbeek par sa sociologie, bien que relevant de la même zone de police (avec Koekelberg, Ganshoren et Berchem-Sainte-Agathe), la petite commune de Jette a connu une augmentation de 9% des infractions « drogue » entre 2018 et 2020. La consommation d’alcool et de cannabis sur la voie publique arrive aujourd’hui en tête des plaintes. « Boire trois litres de vodka est autorisé, en acheter un hectolitre au magasin est autorisé, mais se promener avec dix grammes de cannabis est une infraction criminelle, s’insurge le bourgmestre de Jette, Hervé Doyen (CDH). D’autres pays doivent nous inspirer… » Ce ne sera pas la seule allusion à la légalisation du cannabis. Molenbeek et Anderlecht demandent également l’ouverture d’un débat sur le sujet.
A Anderlecht, précisément, le bourgmestre Fabrice Cumps (PS) confirme un « effet Covid ». « Divers commerces et Horeca ont été fermés pendant longtemps, explique-t-il. Dès lors, ce qui aurait peut-être pu s’opérer dans certaines arrière-salles, pas toutes, naturellement, s’est déplacé dans l’espace public, sous les yeux des riverains, des passants et des commerçants. » Les difficultés se situent entre la porte d’Anderlecht et la gare du Midi, débordant sur la commune voisine de Saint-Gilles, qui fait également partie de la zone de police Midi (avec Forest), entre la gare du Midi et la porte de Hal. La consommation de crack explose à Anderlecht. Terriblement addictif, ce dérivé de la cocaïne a des effets plus brefs et plus violents, pouvant aller jusqu’à des crises de folie. Beaucoup de mineurs étrangers non accompagnés (Mena) qui squattent des bâtiments inoccupés en consomment – un problème crucial pour les autorités, de même que celui des malades psychiatriques. « Avec Bruxelles et Saint-Gilles, nous avons le projet de nous rendre à Paris pour voir comment encadrer les Mena », annonce Fabrice Cumps.
De fait, sur une échelle de un à dix, les drogues les plus consommées à Anderlecht sont le crack (10), l’héroïne, la cocaïne et l’alcool (7), le cannabis, l’ecstasy et le gaz hilarant ou protoxyde d’azote (5). « Les nuisances proviennent en particulier de groupes de personnes qui errent sur la voie publique, souvent sous emprise, qui se bagarrent entre elles, laissent des salissures diverses et ont des altercations avec les riverains. Certains halls d’immeubles ne sont pas épargnés », précise le bourgmestre. Il souhaite que les communes puissent octroyer des sanctions administratives communales (SAC) pour certains faits en lien avec ce dossier. Si la saleté arrive en tête des problèmes liés aux drogues, d’autres sont également rapportés: les heurts avec les intervenants de première ligne (policiers, pompiers…), l’économie parallèle, la création d’enclaves aux mains de mêmes propriétaires. Ainsi, en juin 2019, la PJF de Bruxelles a inculpé onze personnes suspectées de faire partie d’une bande de trafiquants internationaux dont les responsables présumés sont des membres d’une famille bien implantée à Anderlecht.
A Etterbeek, changement de ton. Là, c’est le gaz hilarant qui retient l’attention: vingt-et-un faits de consommation depuis le début de l’année et une forte augmentation des plantations de cannabis depuis cinq ans. « De 2019 à 2020, le nombre de faits relatifs à la détention, l’usage et la fabrication de drogue était en légère diminution. Et la tendance semble se confirmer en 2021 », indique Vincent De Wolf (MR), actuel président de la conférence des bourgmestres de Bruxelles et président du collège de police de la zone de police Montgomery (Etterbeek, Woluwe-Saint-Lambert et Woluwe-Saint-Pierre). Pourtant, les chiffres concernant la conduite sous influence de drogue ont fortement augmenté: 131 PV contre 86 en 2020 et 58 en 2019. « Quelques quartiers sont affectés par la drogue, pas plus d’un ou deux par commune, reconnaît le bourgmestre. Les services de police renforcent leurs contrôles et des enquêtes judiciaires sont menées. »
« De plus en plus de jeunes sont attirés par l’argent facile de la drogue »
Dans la commune voisine d’Ixelles (zone de police Bruxelles Capitale-Ixelles), le bourgmestre Christos Doulkeridis (Ecolo) ne nie pas un certain climat de violence et du décrochage scolaire: « De plus en plus de jeunes sont attirés par l’argent facile de la drogue, s’inquiète-t-il. Après, pour les récupérer dans la société, c’est souvent très compliqué… Ils ont pris goût aux belles bagnoles, aux montres de luxe, etc. » En août 2020, à Matonge, un jeune homme a été tué en plein jour. Un choc. « Contrairement à ce que je craignais, ça n’a pas dégénéré. Les trafiquants essaient de ne pas trop attirer l’attention. »
En surplomb des communes, la Région de Bruxelles-Capitale a intégré la problématique des drogues et assuétudes dans son Plan global de sécurité et de prévention 2021-2024. Le Vif a obtenu les bonnes feuilles du rapport annuel 2020 de l’Observatoire bruxellois pour la prévention et de la sécurité (OBPS) qui concernent la drogue. La directrice de l’OBPS, Christine Rouffin, rappelle volontiers que « la problématique des drogues doit s’appréhender non seulement en termes de sécurité, mais également de santé publique. Différents aspects nécessitent une prise en charge par les autorités et sont d’ailleurs représentés dans le Plan global de sécurité et de prévention. Nous avons une approche de santé publique et de réduction des risques axée sur les consommateurs – avec un point d’attention sur les usagers précarisés – et une approche réactive et répressive avec un suivi policier et judiciaire pour les phénomènes liés à l’offre de drogues: trafic, fabrication, import/export. » L’Observatoire souligne aussi les effets négatifs de la visibilité de l’usage de drogues ( voir le graphique ci-dessus).
Mauvaise pub
Une très mauvaise pub pour une capitale en quête d’attractivité. Selon l’enquête régionale de sécurité 2020, six résidents sur dix y considèrent le trafic et l’usage de stupéfiants dans l’espace public comme des problèmes assez ou très importants. L’OBPS s’abstient de donner la répartition géographique de ces phénomènes. Même si les statistiques sont le reflet de l’activité policière, plusieurs réalités coexistent dans la Région bruxelloise. Dont le célèbre « croissant pauvre« , sous la juridiction des zones de police Midi, Ouest, Nord et Bruxelles Capitale-Ixelles.
Les bourgmestres les plus sensibilisés avancent des solutions. « Nos polices travaillent très bien et beaucoup, mais des éléments sont à revoir, commente Catherine Moureaux (Molenbeek), notamment l’approche financière et juridique. Les gens ressortent de prison et nous narguent. Tant les services préventifs que policiers sont à l’écoute des habitants, agissent en concertation et ne cessent d’intervenir. Pour accentuer les collaborations et, donc, l’efficacité de la lutte contre les trafics de stupéfiants, les autorités communales, en concertation avec les responsables des services préventifs et répressifs, ont récemment souhaité rencontrer le procureur du roi, afin de pouvoir mettre sur pied, ensemble, une stratégie pour mieux lutter contre ce trafic. Ce travail est actuellement en cours. »
Pour Fabrice Cumps (Anderlecht), les approches administratives et pénales sont complémentaires, même si, selon lui, la commune doit rester l’acteur-pivot. « L’occupation des espaces publics par les représentants de l’autorité permet de perturber les trafics, assure-t-il. La fermeture d’établissements liés avec ces phénomènes est une « arme administrative » que nos autorités utilisent très régulièrement. Cela étant, d’excellents partenariats sont noués avec le parquet dans le cadre de dossiers judiciaires, en lien direct avec cette problématique des drogues. C’est donc la conjugaison des deux outils qui semble la stratégie la plus efficace. » Aux dernières nouvelles, lors d’une opération menée dans une partie de Cureghem, vingt personnes ont été interpellées en flagrant délit, dont quatre renvoyées en correctionnelle. Preuve, aussi, qu’au ras du trottoir, la justice ne reste pas les bras croisés. Cent dix cailloux de crack ont été saisis. Et trois vélos volés rendus à leurs propriétaires.
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