Drogue à Anvers: De Wever roule des mécaniques pour cacher son impuissance
Bart De Wever l’a annoncé avec fierté. Il lance « la plus grande opération de sécurité dans la ville en vingt ans ». C’est surtout une opération de communication qui vise à cacher le manque de résultat de sa fameuse war on drugs, cheval de bataille de son début de mandat.
Les critiques contre un certain laxisme se font entendre ces dernières semaines à Anvers. Les habitants se sentent abandonnés par leur bourgmestre et la police, tandis qu’autour d’eux, des gangs liés à la drogue lancent des grenades et tirent avec des mitraillettes. Et c’est vrai que les règlements de comptes ont été particulièrement nombreux au sein de la mafia anversoise. La police et les douanes ont saisi plusieurs cargaisons de cocaïne ces dernières semaines, ce qui aurait engendré du ressentiment et de la méfiance entre les membres des gangs de drogue et entraîné cette nouvelle recrudescence de violence. Rien de bien neuf cependant puisque le port d’Anvers, ou la cocaïne rentre par tonne, est le cadre d’une guerre sans fin. Ainsi de 2017 à la fin août 2020, on a dénombré 66 explosions ou fusillades liés aux trafiquants de drogue à Anvers. Ces faits entraînent cependant rarement des blessés. Il s’agit souvent de manoeuvres d’intimidation ou d’une façon d’attirer l’attention de la police sur des bandes rivales.
Un De Wever étrangement silencieux
Mais la recrudescence très visible des dernières semaines a remis la pression sur le bourgmestre de la ville, Bart De Wever (N-VA). On lui reproche de ne pas en faire assez. Fait aggravant, De Wever est resté très silencieux. La semaine dernière, il a brillé par son absence lors d’un débat télévisé sur le sujet. Or, des balles ont frôlé des enfants à Deurne et, tôt ou tard, des victimes innocentes vont tomber. De Wever le concède : « je vis moi-même à Deurne. Je peux voir la violence de la drogue par ma fenêtre ».
De quoi le pousser, lui et son chef de police Serge Muyters, à mener ce qu’ils appellent eux-mêmes « la plus grande opération de sécurité dans la ville en vingt ans ». L’intervention est destinée à lutter contre les faits de drogue et les violences qui y sont liées. Celle-ci a pour nom Nachtwacht « Ronde de nuit » et visera principalement quelques quartiers du nord de la ville. Avec au menu des contrôles d’identité systématiques, la fermeture de blocs d’habitations, des patrouilles supplémentaires et une opération de voisinage renforcée. L’objectif est que la police soit présente dans les quartiers à toute heure de la journée. Elle prévoit également l’engagement de patrouilles supplémentaires ainsi que l’utilisation des voitures blindées. Si cela a fait quelque peu tiquer certains observateurs, pour De Wever « comme les gangs de la drogue utilisent des armes de guerre, nous devons les combattre avec des armes égales ».
La « Ronde de Nuit » consistera donc à augmenter les contrôles de comportements suspects à l’aide de patrouilles supplémentaires et à mettre en place des unités drogue et des équipes de quartiers pour « perturber complètement » le trafic de drogue nocturne. Des rues qui présentent un haut risque d’attentat pourront être fermées si besoin. Les riverains et visiteurs pourront entrer dans ces artères après contrôle. La police anversoise entend aussi collaborer pleinement avec la police judiciaire fédérale et le parquet afin de s’attaquer aussi à la dimension internationale du trafic de drogues.
Anvers se transforme donc un peu plus en une « ville policière ». « Et ce genre d’approche correspond parfaitement à l’image que De Wever a depuis longtemps de l’homme politique qui s’intéresse à l’ordre public », répond le politologue Dave Sinardet. « Lui-même a explicitement mis la guerre contre la drogue sur la carte et l’a dessinée pour lui-même. En raison des récentes attaques, il n’a pas eu d’autre choix que de mettre au point un plan musclé. Aux criminologues d’analyser si cela peut fonctionner ». La durée de l’opération n’est pas précisée et son utilité reste à prouver. Même De Wever le reconnait : « Nous ne pouvons pas promettre qu’avec cela nous allons éviter tout incident dans le futur ».
War on drugs
Car force est de constater que sa fameuse War on Drugs annoncé avec fracas au début de son mandat n’a jamais vraiment décollée. Si depuis 2012, plus de 7.000 trafiquants de drogue ont été interpellés et mis à la disposition de la justice et que les délits qui sont souvent liés au milieu des stupéfiants, comme les vols avec violence, les vols de sac à main et les cambriolages ont également reculé, les mesures déployées, comme la mise en place d’une unité d’élite dans le cadre du Stroomplan (plan du fleuve), pour lutter contre les cartels de la drogue n’ont pas encore porté leurs fruits. Et pointer un doigt moralisateur vers les consommateurs de drogue, comme le fait régulièrement De Wever, ne change rien à la réalité du terrain. Les mesures sécuritaires, impliquant notamment une hausse des contrôles policiers et des caméras de surveillance n’aurait qu’un impact très minime et pousserait avant tout les criminels à se déplacer vers d’autres quartiers.
Un monstre à plusieurs têtes
La cocaïne est l’un des problèmes majeurs d’Anvers, tant pour le commerce le long du port que pour la criminalité qui y est liée. En 2018, 150 tonnes de cocaïne ont été saisies dans tous les ports européens réunis. Un tiers de cette quantité a été trouvée dans le port d’Anvers. La mafia de la drogue semble avoir très bien cerné les points faibles du port et a systématiquement choisi Anvers pour ses transports. Le port est devenu la plaque tournante du trafic international de drogue. Il est vrai que le port d’Anvers possède des atouts.
Elle jouit d’une excellente position centrale en Europe, avec de bonnes routes de liaison. Il y a l’immensité du lieu qui rend le port si difficile à contrôler. Il y a aussi les lignes directes avec l’Amérique du Sud et la rapidité avec laquelle les conteneurs sont traités. Quelque 11 millions de conteneurs passent par Anvers chaque année. Il est difficile de trouver un équilibre entre les intérêts économiques et la sécurité – il est difficile de fermer le port ».
On estime que seuls 10 % de la cocaïne expédiée d’Amérique du Sud vers l’Europe est interceptée. La valeur marchande d’un gramme de cocaïne à Anvers est de 50 euros. Ce prix est le même depuis vingt ans. Dans le même temps, la cocaïne est devenue de plus en plus pure. A Anvers elle est pure à 87 à 90%. Plus on s’éloigne d’Anvers en kilomètres, moins elle est pure.
« Les ressources de la mafia de la drogue sont presque inépuisables. Elle se permet même une attaque contre l’État de droit, comme celle contre l’avocat Derk Wiersum à Amsterdam. C’est bien simple, les criminels de la drogue n’ont pas de lois, ils ne connaissent pas de frontières. Pendant ce temps, les gangs de drogue d’Anvers et du reste de l’Europe s’enrichissent de plus en plus. En raison de la « guerre contre le terrorisme », la « guerre contre la drogue » est passée au second plan ces dernières années. Les criminels sont aussi devenus beaucoup plus discrets. Ils n’appellent plus et ne s’ajoutent plus, ils n’utilisent que des téléphones ultra-sécurisés et très difficiles à pirater.
L’époque où les barons de la drogue d’Anvers achetaient des voitures clinquantes est révolue. Maintenant, ils achètent de petites voitures. Les enquêtes se compliquent de plus en plus. Les criminels envoient leur argent à l’étranger, où nous ne pouvons plus les suivre. Ils mettent leurs biens au nom de tiers et se font payer en produits de luxe plutôt qu’en argent – des montres par exemple. Ils s’entourent de spécialistes financiers qui déplacent leur argent de la drogue de A à B sans être vus. Par ailleurs la mafia de la drogue est tellement cloisonnée qu’il est difficile d’atteindre les chefs » peut-on lire dans De Standaard.
Pendant ce temps, la cocaïne continue d’affluer en Europe. La production est plus florissante que jamais dans les trois premiers pays producteurs de cocaïne : Colombie, Pérou et Bolivie. C’est ce qui ressort de tous les rapports internationaux, y compris ceux des Nations unies et de la Drug Enforcement Agency (DEA) américaine. Les cartels peuvent produire jusqu’à 2 millions de kilos de cocaïne par an. Selon le rapport sur la criminalité transnationale de 2017, publié sur le site web du groupe de réflexion Global Financial Integrity (GFI), le produit annuel de la criminalité internationale liée à la drogue se situerait entre 426 et 652 milliards de dollars. Selon Europol, seuls 2 % de l’argent de la drogue en Europe sont saisis chaque année. À Anvers, plus de 6 millions d’euros en espèces et en produits de luxe ont été confisqués en 2019 dans le cadre d’enquêtes judiciaires en cours.
Si on ne peut rien faire sur l’offre, on peut faire quelque chose pour baisser la demande. Il faut investir beaucoup plus dans la prévention afin de réduire le nombre de consommateurs potentiels de drogues, et dans un suivi actif et une aide au sevrage pour ceux qui sont déjà dépendants ». Or à Anvers, en ce qui concerne la prévention et la sensibilisation des consommateurs, les mesures se font toujours attendre. Même constat pour les projets favorisant un encadrement adéquat des jeunes de quartiers, cible privilégiée des barons de la drogue.
Surtout des opportunistes
S’il y a des clans à Anvers, ce sont avant tout des opportunistes qui n’ont qu’une chose en tête : gagner beaucoup d’argent. « Ils travaillent avec d’autres criminels qui peuvent les aider, la nationalité et l’origine ne jouent aucun rôle. Les organisations liées à la mafia italienne ou albanaise, ou à un autre groupe mafieux, ont elles-mêmes quelqu’un en Amérique du Sud pour discuter de la livraison d’un lot de coke avec le cartel. Ce cartel livre via Anvers ou Rotterdam. Le gang veille ensuite à ce qu’il y ait des gens ici qui puissent faire sortir la coke. Il s’agit de ce qu’on appelle les coordinateurs criminels. Il y en a plusieurs à Anvers. Un coordinateur indépendant a beaucoup de pouvoir. Il a la clé du port. Grâce à leur travail pour les organisations criminelles, un certain nombre de familles anversoises ont fait beaucoup de bénéfices en tant que coordinateurs ces dernières années. Ils ont eux-mêmes investi dans l’achat de cocaïne, qu’ils vendent ensuite pour leur propre compte. L’augmentation de la violence à Anvers va de pair avec la montée de ces groupes ».
Un rapport confidentiel du directeur judiciaire de la police fédérale Stanny De Vlieger, divulgué en 2018, a montré que la corruption devient un problème croissant à Anvers précise encore De Standaard. Parmi les dockers, les fonctionnaires et la police. Ils ont été activement recrutés par des gangs. Il y aura toujours des candidats. L’attrait de l’argent est bien trop fort. Le conducteur d’un élévateur de conteneurs peut gagner de 25 000 à 75 000 euros en déplaçant un conteneur. Tant d’argent pour deux minutes de travail, dites non à cela. Et si ça ne marche pas, il reste la menace. Et autant dire que le refus n’est pas une option. Et comme le port d’Anvers emploie 60 000 personnes, sans compter les fonctionnaires et les policiers il est impossible de screener tout le monde , tout le temps.
Donc plutôt que faire beaucoup de bruit en annonçant avec fracas plus de contrôles policiers et des voitures blindées, la vraie solution pourrait se trouver dans le port. Si on y érige des barrières structurelles qui perturbent sérieusement le trafic de cocaïne, cela ferait perdre de facto leur gagne-pain aux clans locaux. En compliquant le trafic, les criminels se découragent et choisissent d’autres itinéraires. Exit, les guerres territoriales. On ne peut pas gagner la guerre contre la drogue, mais on peut rendre la tâche difficile aux criminels. Et, dans cette optique, ajouter quelques policiers supplémentaires et quelques voitures blindées est aussi utile que de jouer de la clarinette en pleine tempête.
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