Don Jean
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, l’immortel Jean d’Ormesson.
« Finalement, toute ma vie n’est qu’une histoire de femmes. » Celle de sa fidèle relectrice qu’il suivit à travers trois maisons d’édition, de sa fille (Eloïse d’O, éditrice à la maison éponyme) à qui il « offrit » quatre livres, de son épouse – qui râle un peu de ne plus faire de dîners en ville (tant il décline les invitations par détestation des salons) d’une passion amoureuse (que l’on soupçonne profonde) grâce à laquelle il découvrit les fresques d’Arezzo, en Toscane, et d’un « premier amour » (qu’il confesse douloureux) tant il provoqua l’ire et la déception de son père. Lui, le diplomate, qui aurait tant préféré que son fils, ce « bon à rien », excelle dans le droit ou l’histoire. Mais Jean d’Ormesson, auteur d’une quarantaine de livres, académicien de la première heure, fonctionnaire de l’Unesco devenu directeur général du Figaro, auréolé de la Grande Croix de la Légion d’honneur, est entré tout récemment dans une « immortalité » plus grande encore pour lui que le Christ sur sa croix : la Pléiade.
Dans les salons privés de sa maison d’édition (Gallimard), l’écrivain se fait attendre. Les couloirs amplifient l’écho de l’agitation ambiante, les assistantes piaffent d’impatience : son arrivée est imminente. Soudain, une petite porte dérobée s’ouvre et découvre un Jean d’Ormesson superbe et enthousiaste. Un charme discret qui vous terrasse. Veste de sport, pantalon sombre, pull zippé en laine, pieds nus dans ses mocassins italiens, Don Jean est heureux de la perspective de vous séduire. A 90 ans (et malgré un cancer, en 2013, dont il fut très « vexé » d’être la victime), celui qui a toujours vécu au gré du vent et des désirs de l’instant paraît tout au plus 70 ans. Aussi à l’aise qu’un chat sur le faîte d’un toit, l’éditorialiste teste son auditoire. Aguerri aux formules les plus belles, les siennes ou celles des autres, il vous félicite d’être belge : « Les journalistes belges, c’est comme les suisses. Au moins, ils lisent vos livres », assure-t-il gentiment. Pas de rancoeur, pas d’aigreur, le « premier soleil de France » vous inonde de sa joie de vivre et n’a, somme toute, que deux mots à la bouche : « pardon et merci. » Même si pour un lecteur assidu ou un téléspectateur fidèle, la formule est éculée (comme tant d’autres qu’il vous ressert à l’envi), elle se veut sincère. Et lui dérobe un sourire presque timide.
Nous avons rendez-vous pour parler d’art. Lui, il aimerait plutôt parler de son dernier livre, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Dont le sujet n’est autre que lui-même. Pour changer. « Tout a été dit, c’est vrai, il faudrait que je change de vie pour avoir d’autres choses à dire », admet-il en éclatant de rire. Si le thème reste le même, ce dernier opus est de loin le meilleur. Présenté comme une sorte de Jugement dernier, c’est le bilan des bilans d’un homme qui confesse avoir eu la chance insolente de traverser la vie en première classe ! Mais Jean d’Ormesson, ce biographe de Dieu et du temps, c’est aussi une écriture de velours, l’esthétique d’un style que seul le crissement de la soie et du taffetas égale.
La tristesse du non-saint
Avant de parler de sa première oeuvre, Le songe de sainte Ursule, d’Ormesson répète : « Je connais très mal l’art. Très, très mal. A ma grande honte et à mon grand regret, je dois avouer que la musique, la danse, la peinture, l’architecture, tous ces pans de notre fameuse culture me sont totalement étrangers. » Il soulève les pieds, découvre ses chevilles blanches et, d’un air juvénile, tapote le bord de ses semelles l’une contre l’autre. Jean d’O a peur de décevoir. « Carpaccio, j’adore, je l’a-dô-re. Evidemment, c’est la peinture italienne que je connais un tout petit peu. Comme ce peintre, j’ai vécu un temps à Venise. » Regard ravageur, il lance : « Vous connaissez Venise ? Pour mon prochain livre, je vous y emmènerai », promet-il, l’oeil champagne. « Au-delà de sa beauté, cette ville me fascine car elle représente une victoire extraordinaire sur le temps. Imaginez quelqu’un qui revienne du XVIe siècle : il serait affolé partout mais il le serait bien moins à Venise. C’est absolument merveilleux de se perdre dans Venise. Il faut d’ailleurs la quitter quand on ne s’y perd plus. »
Toujours « un peu ennuyé de devoir parler d’art », il reprend : « Les Carpaccio, c’est quand même bien, non ? » Et insiste : « Je suis très, très ignorant – quand je dis cela, on croit que c’est de l’affectation mais je le suis vraiment », murmure-t-il à présent. « Mais Le songe de sainte Ursule, c’est fantastique ! Cette femme qui dort… Connaissez-vous Léon Bloy ? Cet écrivain, un vieux raseur ultracatholique, ultraconservateur, un peu escroc qui tapait les gens pour avoir de l’argent ? Non ? Aucune importance ! Mais cet auteur a tout de même eu cette formule extraordinaire lorsqu’il a dit : « La seule tristesse est de ne pas être un saint. » »
Don Jean sort les pieds de ses mocassins, en un réflexe qui semble d’autoprotection. » Depuis mon cancer, ceux que j’admire plus encore que les écrivains sont ceux qui s’occupent des autres. Les médecins, par exemple, ce sont des saints. J’ai vu des choses terribles lorsque j’étais à l’hôpital. Des gens qu’on amputait, des hommes malades et ruinés que leur femme quittait. C’est terrible pour quelqu’un comme moi qui suis né avec une cuillère en or dans la bouche. » Il a l’index brandi. « On m’a dit que je serais devenu communiste à l’hôpital ! Mais non ! J’ai juste compris la solidarité des communistes, la compassion des bouddhistes et la charité des chrétiens. Moi, je n’ai jamais dû lutter, tout m’avait été donné. J’aimais mes parents, mes parents m’aimaient, mon frère m’aimait et je l’aimais, j’aime ma fille et ma petite-fille : c’est presque dégoûtant, ces sentiments », confesse-t-il, l’air honteux et croisant les bras. « J’ai eu une enfance heureuse et c’est sans doute pour cela que je n’ai jamais eu de problèmes psychologiques. Il y a d’ailleurs peut-être quelque chose d’anormal dans mon antipathie pour la psychanalyse, nombre de mes amis psys me disent que ce n’est vraiment pas normal de la détester à ce point-là. »
Baissant les yeux, légèrement rougissant, il enchaîne : « Dieu sait si je crois beaucoup, beaucoup, au sexe mais la psychanalyse, je trouve que c’est très exagéré », balaie-t-il de ses grandes mains. « C’est exactement comme le marxisme : vous ne pouvez pas en sortir, vous ne pouvez pas discuter… Remarquez, le catholicisme, c’est peut-être comme ça aussi. »
« Je lutte contre ma propre indifférence »
Comment a-t-il affronté la maladie ? Le malheur des autres ? Jean d’Ormesson ne répond pas tout de suite. Il réfléchit… Puis : « Ce n’est pas gai. Le médecin disait à ma femme que j’avais cinq chances sur cent de m’en tirer. Heureusement, je n’ai pas cru un instant – mais alors pas un seul instant – que j’allais y passer. Oui, à l’hôpital, j’ai découvert le malheur des autres. Or, l’indifférence, je dois bien l’avouer, est un sentiment qui m’est très familier et contre lequel je dois lutter. Je vous ai dit des choses très belles sur les autres, sur la souffrance mais je dois bien admettre que je suis assez gai pour ne pas être amoché par ce qui se passe autour de moi. C’est terrible ! Pardon pour cela, pardon. Cela dit, j’ai heureusement une très grande indifférence à l’égard de moi-même. Les catastrophes qui m’arrivent, ça m’est un peu égal. On me dit d’un ton catastrophé : « La Bourse baisse ! » Mais on s’en fout complètement que la Bourse baisse ! Oui, l’indifférence, il faut vraiment que je lutte contre elle. Finalement, il n’y a que le sentiment d’amour qui peut lutter contre l’indifférence. »
L’amour ? Il s’enfonce dans le canapé de velours bleu, un peu trop profond pour lui, croise les bras, secoue ses pieds et cherche la réponse, menton vers le ciel : « Il y a un truc concentrique dans l’amour, c’est fait de choses très basses et de choses très hautes. Et il y a le plaisir… » Comme pour tout ce qui touche à l’intime, Jean d’Ormesson emprunte les mots des autres. « On interrogeait Sagan : « Est-ce que vous regrettez des choses ? » « Oui, je regrette de ne pas avoir eu un seul amour et de m’y être tenu », répondait-elle. C’est bien, non ? On lui demandait aussi : « Avez-vous connu le grand amour ? » Elle disait : « Moi pas, mais j’ai une amie qui le connaît. » Pas mal, hein ! » Il rit de plus belle en rabattant une jambe derrière l’autre.
Quand on l’interroge sur ce qui a compté finalement dans sa vie, il récidive : « Stendhal disait : « La grande affaire de ma vie a été l’amour. » Et Aragon : « Oui, je n’ai pas honte de l’avouer : je ne pense à rien, si ce n’est à l’amour. » Moi, j’ai beaucoup aimé les femmes et quelques hommes m’ont aimé sans doute. Mais je déteste parler de ma vie privée. Et je déteste parler des femmes. Elles se recoupent avec autre chose dont j’ai dit quelques mots dans le livre. Vous avez lu que je suis parti avec ma cousine (NDLR : jeune, Jean d’O s’enfuit avec la femme de son cousin, épisode relaté pudiquement dans nombre de ses livres et qu’il ne cesse encore aujourd’hui d’expier). Ce n’était pas de l’inceste mais dans une famille comme la mienne, ça a été – il soupire, détourne les yeux – une tempête. Tout cela pour finir par rentrer chez mes parents, comme un voyou, un vaurien. Car le pire n’a pas été de l’avoir enlevée mais de l’avoir rendue ! » Sa voix change, l’oeil humide, il aimerait passer à autre chose.
L’amour de Dieu
Revenons à ses oeuvres préférées, alors. « Le songe de Constantin de Piero Della Francesca. J’aime beaucoup les tableaux de ce peintre italien. Mais parfois – et j’ai tort de vous le dire – je préfère une très belle descente à ski à la visite d’une académie ou d’un musée. Je préfère probablement passer deux jours sur un bateau en Grèce que de voir des antiquités. Je suis aussi un total imbécile musical. Avec une exception pour un morceau qui me rend fou : l’Andante du concerto no 21 de Mozart. A part ça… J’aime Dieu. Même si je préférerais que Dieu m’aime. Mais il s’en fout, j’en ai peur », lâche-t-il, des regrets dans la voix. « Je suis chrétien – un très mauvais, qui pratique peu. Mais j’espère bien mourir dans la religion catholique. On peut critiquer les catholiques mais il faut reconnaître ce qu’ils ont fait pour l’art, cette splendeur exagérée, c’est quand même un marketing fort ! Mais c’est aussi, comme dit Philippe Sollers, la religion des libertins. Parce qu’il n’y a qu’à demander pardon et c’est fini. » Il flirte avec le fou rire. « C’est quand même épatant. Cette religion est vraiment épatante. »
Et si on lui pose, à lui, la question des regrets ? « Je ne suis pas porté sur ça mais je dois admettre m’être beaucoup éparpillé dans ma vie. Dans tout et partout, ça c’est vrai. » Il bafouille un peu. « On affirme que je serais mondain. Mais je m’en fous. Je ne sais même pas ce que ça signifie d’être mondain. Sinon, oui, j’aime sans doute la publicité. Je me déteste pour ça. Vous m’arrachez des choses très cruelles, vous savez ! Je vais sans doute vous dire des folies mais j’aime qu’on m’aime ! J’ai envie qu’on parle de moi. C’est terrible. La seule chose plus ou moins honorable, c’est que j’ai moins envie qu’on parle de moi aujourd’hui que demain. »
« J’écris pour ne pas avoir trop honte »
La postérité est essentielle, donc ? « L’idée me travaille énormément. La Pléiade, oui, c’est fantastique mais le jugement final qu’on portera, personne ne le connaît. Le jugement, c’est le temps. Car le succès n’est pas bon signe pour un écrivain. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que ce ne soit pas mauvais signe. A l’enterrement de Stendhal, il y avait trois personnes… Les grands écrivains de son époque sont ceux dont on ne parle plus aujourd’hui. Ça me fait très peur. Moi, si j’ai écrit, c’était sans doute pour ne pas avoir trop honte. Trop honte de n’avoir rien fait avec tout ce qui m’avait été donné. Je voulais être aimé et j’ai fait ce qu’il fallait pour. C’est sûr, c’est moche. Je m’en veux. »
Il doit partir mais avant de vous quitter, Don Jean vous serre dans ses bras et, tendrement, il glisse en souriant : « Ah, si j’avais vingt ans de moins… Mais laissez-moi votre numéro, je vous appellerai, si vous le voulez bien. » Don Jean. Jusqu’au crépuscule de sa vie.
Marina Laurent
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