Dominique Leroy : « Coeur-Business »
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Dominique Leroy, CEO de Proximus.
Seule femme à diriger une entreprise du BEL 20, Dominique Leroy (CEO de Proximus, feu Belgacom) n’en est pas féministe acharnée pour autant. Car, comme pour tant d’autres choses, elle est effectivement « au-delà ». Tête de promotion à Solvay, engagée avant même d’avoir terminé ses études, collectionneuse d’art contemporain dès son premier salaire en poche, celle qui n’avait jamais rêvé de diriger une grosse entreprise « aime travailler en équipe et faire ressortir le meilleur de ses employés ». Tactique de management ? Non, de l’éthique.
Smartphone à la main, élégante dans une robe anthracite tachetée de couleurs, allure sportive, maquillage léger et irisé, elle invite à prendre place dans son bureau presque aussi grand qu’un appartement. Inventaire panoramique : d’innombrables bouquets de fleurs – elle recevait la veille le prix du Manager de l’année – un Roy Lichtenstein accroché à un mur, des tapis colorés – style Kilim -, une table de réunion au design arrondi et un attaché de presse qui ne la lâche pas d’une semelle (« Elle n’a besoin de personne », chuchote- t-il pourtant, fièrement). En tout cas, il enregistre tout. Au cas où. Un peu fatiguée, Dominique Leroy rayonne tout de même. Et, de son grand sourire, s’excuse de vous consacrer moins de temps qu’elle l’aurait voulu.
Le succès et l’extase
« Je n’ai jamais réfléchi aux raisons pour lesquelles j’aime ces oeuvres d’art, prévient-elle. Mais elles me touchent, toutes. Sans ça, ça n’aurait pas eu de sens. » Son premier choix est une oeuvre de Fred Eerdekens, artiste belge qu’elle apprécie au point de lui avoir passé commande alors qu’il était pratiquement inconnu. C’était il y a vingt ans. « J’aime beaucoup l’art contemporain », confie-t-elle, regard bienveillant. « Bien plus que l’art ancien ou figuratif qui, même très beau, ne m’émeut pas. Le contemporain, par contre, suscite toute mon imagination, ma réflexion ; il me permet d’être plus libre dans mon interprétation. Mais ce qui me plaît par-dessus tout, c’est d’aller à la rencontre d’artistes, visiter leur atelier, comprendre leur démarche. Parce que, un bon artiste, c’est souvent quelqu’un qui a tout à dire : ce sont des personnes tellement émotionnelles ! Fred Eerdekens, lui, m’a tout de suite fascinée. Je ne pourrais d’ailleurs pas acquérir une oeuvre d’un artiste, aussi forte soit-elle, si la personne derrière l’oeuvre ne me séduit pas. Car au-delà de la prouesse technique (NDLR : projeter sur un mur l’ombre d’une phrase sculptée de son écriture) par ses jeux d’ombre et de lumière, le sens de ses phrases nous interpelle. »
Si l’oeuvre qu’elle possède avec son mari, un exemplaire unique, s’intitule Ten words to put your life in a different light, elle nous présente Extase, succes. Que lui évoquent ces deux mots ? Dominique Leroy, que l’on sent très pudique, réfléchit un bref instant. Puis : « Je suis quelqu’un de positif, je vois l’opportunité d’un succès dans chaque problème. J’aime bien construire les choses, apporter du rêve, de l’ambition, de la vision. D’un point de vue humain, faire s’épanouir les gens et construire en se basant sur leurs forces. Les amener à réaliser des choses dont ils ne se seraient jamais sentis capables au départ. Oui, ça, c’est fantastique. Lorsque je discute avec de jeunes femmes, j’essaie toujours de les aider à comprendre qu’elles peuvent accomplir bien davantage que ce qu’elles imaginent : elles portent en elles toutes les ressources nécessaires. »
Les chances des femmes
Mariée et mère de deux enfants, Dominique Leroy, 51 ans, a tout du modèle féminin moderne. Une carrière professionnelle sans tache, de la fidélité (20 ans chez Unilever), de la loyauté et quelques très beaux coups d’éclat. A la tête du leader des télécoms depuis 2014, elle a atteint avec un an d’avance ses objectifs stratégiques initiaux. En ces temps difficiles, ça stimule les cravates de nombre de conseils d’administration ! Difficile de résister à la tentation de l’interroger sur les femmes et le travail. Celle qui ferait mentir toutes les statistiques hésite un peu et reprend de sa voix douce mais ferme : « Je risque de ne pas faire plaisir à tout le monde en le disant, mais sincèrement je pense qu’aujourd’hui les femmes ont souvent les mêmes chances que les hommes. Le problème majeur est qu’elles s’autolimitent en pensant ne pas pouvoir conjuguer carrière et vie privée. Or, c’est souvent possible, il faut juste pouvoir s’organiser, avoir le partenaire qui le comprend – ça c’est important – et être prête à investir une partie conséquente de ce que l’on gagne dans des gardes d’enfant. Finalement, la différence entre hommes et femmes au niveau de la carrière se réduit plus à la psychologie : même si les problématiques deviennent similaires pour les deux sexes (garde alternée, etc.), il reste souvent normal pour un homme de ne pas être présent à la sortie de l’école alors que la femme se sentira coupable de ne pas y être. C’est là-dessus qu’il faut travailler : oui, on peut être une bonne mère et faire une carrière. Personnellement, je crois beaucoup en la valeur d’exemple pour équilibrer les genres au travail. Montrer que c’est possible. J’espère que mon parcours inspirera car on a besoin de plus de femmes en entreprise, c’est indispensable. »
Retour quand même sur l’oeuvre d’Eerdekens : et l’extase ? Un peu décontenancée, Dominique Leroy reprend un peu d’eau. « Ah, c’est une question difficile… » Elle éclate de rire, ses joues se colorent, elle détourne le regard et le porte vers la vue démentielle qu’offre son bureau, au 27e étage. « Disons que l’extase, c’est beaucoup de petits moments de bonheur qu’on a réussi à voler. La vie n’est jamais monolithe ni monochrome. Elle est faite de petits moments qui, si on arrive à en collectionner beaucoup, nous rendent heureux. »
Le miroir de votre conscience
Deuxième oeuvre ? « Michelangelo Pistoletto. Je l’aime beaucoup. Si Eerdekens travaille l’ombre et la lumière, le médium de Pistoletto c’est le miroir. C’est un très grand artiste ! En jouant du reflet de votre image, il vous fait réfléchir. Cette oeuvre est accrochée à l’entrée de la salle du conseil (NDLR : sorte de Walhalla ou de War Room où se prennent toutes les décisions importantes et stratégiques de Proximus). C’est très intéressant car on est forcé de la regarder juste avant d’entrer en réunion. L’oeuvre vous fait face et vous questionne : « Est-ce que ce que vous allez décider est en accord avec vos valeurs ? » Finalement, c’est une introspection qui, mine de rien, vient réveiller votre conscience. »
Justement, quelles sont les valeurs les plus importantes de Dominique Leroy ? Plus vite que la 5G, sa réponse fuse. « La justice ! C’est certainement ma première valeur tant j’ai énormément de mal avec l’injustice. Qui, en conséquence, est mon « antivaleur » par excellence. J’ai aussi un vrai problème avec l’incompétence. » Elle rit, légèrement mal à l’aise de ses réponses tranchées, elle, la femme mesurée. « Je pense qu’il faut être correcte, quand on dit quelque chose, il faut s’y tenir. Il faut agir en fonction de ce que l’on dit. C’est ça, la justice et le respect. Ce qui me dérange avec l’incompétence, c’est le pouvoir que peuvent détenir des gens qui ont dépassé leur propre seuil de compétence. Ça peut faire tellement de mal ! Il peut arriver aussi que des gens très haut placés soient à ce point déconnectés de la réalité qu’ils ne soient plus en mesure de prendre les bonnes décisions. Certains restent enfermés dans leur bureau, juste par facilité. D’autres sont pris dans un tel engrenage de réunions et de discussions qui les éloignent de la réalité. Personnellement, je prévois toujours des plages dans mon agenda pour descendre ces 27 étages et rencontrer « les autres ». Ça ne me demande pas d’effort, que du contraire, ça me donne de l’énergie. Car être patron de Proximus, ce n’est pas la vie que tout le monde mène. Et ne plus être moi-même est ce qui me fait le plus peur dans ma fonction, puisque plus votre job est à responsabilités, plus votre impact sur les autres est important. Je suis tellement consciente de ce risque que je demande très souvent à mon entourage, privé et professionnel, de m’avertir à la moindre « alerte ». »
Les coeurs, un symbole fort
L’heure tourne, les prochains rendez-vous sont dûment programmés, l’interview est minutée, il faut avancer. On enchaîne sur un artiste, Jeff Geys, qu’elle n’a pas eu la chance de rencontrer mais dont cette oeuvre – une douzaine de coeurs multicolores – l’enchante. « Ceux-là, je les aime beaucoup. J’apprécie cette oeuvre, probablement par son côté coloré, son côté optimiste, elle ne se prend pas au sérieux ! Quand je la regarde, elle me met de bonne humeur. Isolés, ces coeurs ne seraient pas beaux – on dirait un dessin d’enfant – mais le fait de les mettre ensemble les rend beaux. Leur jovialité m’attire terriblement. C’est aussi un symbole fort, ces coeurs ; parfois, ils me font penser à un jeu de cartes, à cet aspect jeu, chance, qu’on a. Personnellement, j’ai eu beaucoup de chance. Déjà d’avoir fait des études – ce que ma mère n’a pas pu faire – et aussi de pouvoir travailler dans des entreprises qui m’ont beaucoup donné. Un jour, j’aimerais pouvoir rendre à la société un peu de tout ce que j’ai appris. Pouvoir apporter, à ceux qui n’ont pas eu ma chance, l’opportunité de se développer. Je le ferai.
A quoi l’art peut-il servir ? « A faire du bien. » Sans hésitation. « Parfois, après des réunions difficiles, je déambule dans le bâtiment, à la recherche de ces oeuvres que nous possédons (NDLR : une collection d’entreprise débutée en 1996 et exposée dans le bâtiment, accessible au public sur rendez-vous). Elles me font tellement de bien. Elles me permettent aussi de trouver de nouvelles idées. » Elle les choisit ? « Je n’interviens jamais pour les nouvelles acquisitions, un comité de spécialistes fait ça très bien. Mais j’ai un droit de veto que je n’hésite pas à utiliser si les oeuvres proposées peuvent engendrer des sentiments négatifs ou pessimistes. Exposer des oeuvres dures et provocantes n’est pas l’objectif d’une collection privée ou d’entreprise. Il faut avant tout enrichir le quotidien des travailleurs et susciter des valeurs positives et créatives. C’est sans doute mes propres conceptions que je mets en avant dans ces cas-là mais voilà, c’est comme ça : je n’aime pas les choses tristes et pessimistes. »
Clap de fin : l’attaché de presse coupe son enregistreur. L’heure, c’est l’heure.
Par Marina Laurent
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