Marc Uyttendaele
Discours du roi Philippe : « un pas de travers »
Le constitutionnaliste Marc Uyttendaele estime que derrière une phrase anodine – « le moment est venu de laisser tomber les exclusives » – le roi est sorti de son rôle.
Une crise qui dure, une crise qui s’enlise est toujours pour le Roi, une épreuve de vérité. Il doit godiller entre deux écueils, le « pas assez » et le « trop ». Il doit être capable de s’abstraire tout en ne versant jamais dans la passivité et dans l’immobilisme. Bref, plus les divergences s’approfondissent entre les partis politiques sur la manière de sortir de la crise, plus il est confronté à une mission délicate, sinon impossible.
Il doit veiller à ne pas fâcher, à ne pas devenir sujet de polémique et de controverses. Quand il a reçu le président du Vlaams Belang au lendemain des élections, rompant ainsi le cordon sanitaire, les francophones l’ont bien compris et ne lui en ont pas fait grief. Le Roi ne pouvait être soupçonné de complaisance à l’égard de l’extrême-droite flamande, mais ne pouvait, à l’entame des négociations, contrarier les autres partis politiques flamands qui attendaient de lui qu’il prenne cette initiative.
Par la suite, il a fait un sans-faute. Il existait un consensus large dans le monde politique pour que s’éternise la mission d’information confiée à Didier Reynders et à Johan Vande Lanotte. Leur rôle a été d’occuper la scène pendant l’interlude, soit ce moment où rien ne se passe entre la fin de quelque chose d’essentiel et le début de quelque chose d’important. Il fallait attendre que se forment les gouvernements des Région et Communautés, voire qu’entrent en fonction de nouveau président de partis. Il été assumé que la formation d’un gouvernement fédéral était une question subsidiaire, qui pouvait être reportée à plus tard et cela alors même que le gouvernement en affaires courantes était minoritaire et dépourvu de toute légitimité démocratique.
Nul ne reprochera au Roi la désignation de Rudy Demotte et Geert Bourgeois comme informateurs, pour qu’enfin soit explorée une piste qui aurait dû l’être quatre mois plus tôt. Un mois plus tard, les dés sont jetés : les nationalistes flamands et les socialistes francophones ne gouverneront pas ensemble.
La désignation consécutive du président du Parti socialiste était cohérente. La piste d’un gouvernement arc-en-ciel méritait d’être explorée avant qu’il ne soit constaté qu’elle n’offrait pas suffisamment de garantie de stabilité. Il était normal aussi de se tourner alors vers le CD&V et le MR – nonobstant l’inexpérience majeure de leurs présidents fraîchement désignés – afin d’examiner si une coalition qualifiée de Vivaldi avec toutes les familles politiques et sans la N-VA pouvait être envisagée. Renouveler leur mission le 13 janvier 2020 à la suite de simples propos de tribune du président de la N-VA – qui ne se lasse pas, ludique, de jouer au chat et à la souris – était déjà une erreur, mais qui était assurément plus imputable aux informateurs eux-mêmes qu’au chef de l’État.
Le train a cependant déraillé le 28 janvier 2020. Chacun s’attendait à ce que soit constaté l’échec total de la mission d’information confiée aux présidents du MR et du CD&V. Ceux-ci sont restés quatre heures en présence du chef de l’État, ce qui est inédit et révélait l’existence d’une crise dans la crise. À l’issue de ce long entretien, ils sont reconduits dans leur mission sans indication aucune ni sur la raison, ni sur les perspectives du rabiot de temps qui leur est ainsi consenti.
Ce 30 janvier 2020, lors des voeux aux corps constitués, le Roi s’autorise une phrase anodine en apparence, lourde de signification en réalité : « Le moment est venu de laisser tomber les exclusives ». Le message est clair et ses destinataires peuvent aisément être identifiés. Le Roi demande, en réalité, aux socialistes francophones, voire aux écologistes d’accepter le principe d’une coalition avec la N-VA. Bref, il demande à des partis de gauche, attachés à l’existence de l’Etat et soucieux que soient prises des mesures de protection de la planète de s’allier avec une formation de droite dure, séparatiste et climatosceptique.
En demandant de « laisser tomber les exclusives », il demande à ces formations politiques de renoncer à l’essentiel des engagements qu’ils ont pris devant leurs électeurs et partant de renoncer à ce qu’est leur identité. En ce faisant, le Roi entre sur un terrain qui lui est interdit, à savoir préconiser une coalition plutôt qu’une autre.
Il s’approprie le discours d’une formation politique – le CD&V – qui, comme une antienne, appelle de ses voeux jusqu’à la déraison, et cela depuis le lendemain des élections, la N-VA et le PS à former ensemble un gouvernement. Le propos est donc « politique » et « engagé », ce qui, précisément, est interdit au Roi.
Le moment où ces mots sont prononcés accroît le malaise. La décision de prolonger la mission d’information des présidents du MR et du CD&V prise le mardi et le discours du Roi du jeudi apparaissent comme une séquence unique. Il est difficile de ne pas y voir une ultime tentative de faire vivre une alliance PS-N-VA, une formule qui a tout du cadavre à la sortie d’un crématorium. En droit constitutionnel, le discours du Roi est couvert par le chef du gouvernement qui en assume la responsabilité politique.
La Première ministre est donc responsable politiquement de ce pas de travers, mais étant à la tête d’un gouvernement démissionnaire et minoritaire, sa responsabilité est de pacotille. Le dérapage mal contrôlé de cette séquence est un signal d’alarme adressé à l’ensemble des responsables politiques du pays. Nul n’a rien à gagner à ce que l’image du Roi soit abîmée. Il faut le soustraire au plus vite à une trop grande solitude ou à des influences partisanes de mauvais aloi. Il est quasiment certain aujourd’hui qu’aucun gouvernement classique, de plein exercice ne pourra voir le jour.
Une deuxième option doit d’urgence être examinée : des partis disposant d’une majorité à la Chambre peuvent-ils constituer ensemble un gouvernement de transition avec un programme réduit et l’engagement de réfléchir aux conditions plus sereines dans lesquelles pourraient être organisées à bref délai de nouvelles élections. A défaut, il ne restera que la troisième option, celle que tous veulent éviter, mais qui est l’épine dorsale de toute démocrate : des élections anticipées immédiates, comme seule réponse au chaos.
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