Détecter les talents et évaluer leurs intérêts professionnels dès 12 ans, est-ce trop tôt? (débat)
Prétendre détecter les intérêts et les motivations dès 12-14 ans à des fins d’orientation scolaire n’est pas à recommander, juge Frédéric Nils, spécialiste en sciences de l’éducation (UCLouvain). De l’argent patronal pour financer des tests d’orientation scolaire dès l’enfance: ce genre d’investissement mérite réflexion, relève Florie Thomas, conseillère emploi-enseignement à l’Union wallonne des entreprises (UWE).
Frédéric Nils, spécialiste en sciences de l’éducation (UCLouvain): « Evaluer des intérêts professionnels à 12 ans, c’est trop tôt. »
Le spécialiste en sciences de l’éducation craint le côté faussement rassurant de tels tests pour les parents et certains jeunes.
L’UGent travaille sur un programme de tests d’orientation scolaire financé par le patronat flamand: curieux procédé?
Je voudrais d’abord souligner que la situation actuelle en matière d’orientation scolaire n’est pas bonne. Deux tiers au moins des élèves qui, en début de secondaire, se tournent vers le technique ou le professionnel ne le font pas par choix mais en fonction de leurs résultats scolaires et des avis du conseil de classe. Les enquêtes Pisa (NDLR: programme international pour le suivi des acquis des élèves) pointent le fait que cette division précoce en enseignement général et en filières qualifiantes pose problème en termes d’inégalité sociale. En Belgique francophone, voilà des décennies que le technique et le professionnel sont perçus comme des filières de relégation. Le système actuel souffre donc de dysfonctionnements et en ce sens, je peux rejoindre le constat posé par le professeur Wouter Duyck (NDLR: spécialiste en psychologie cognitive et maître d’oeuvre du projet de l’UGent).
Je vois un grand danger, celui de ne plus être dans une logique d’orientation au service du jeune mais de présélection au service du marché du travail.
Le remède que ce professeur préconise, sur base volontaire, vous paraît-il convaincant?
Wouter Duyck affirme que le système qu’il préconise est équitable et n’est pas pollué par les inégalités sociales. Cette affirmation me paraît tout à fait contestable. Le dispositif d’aide à l’orientation scolaire qu’il est occupé à mettre au point permettra certes d’éliminer une part de subjectivité liée au processus au sein d’un conseil de classe mais ce n’est pas pour autant que les inégalités seront gommées. Il n’existe aucun test d’aptitude cognitive qui soit totalement indépendant du milieu d’où sont issus les élèves et de leurs origines sociales.
On sent une volonté de réduire l’orientation scolaire à une science la plus exacte possible. Une telle ambition est-elle crédible et judicieuse?
Le professeur Duyck a déjà prétendu être capable d’identifier avec un haut degré de certitude les incapacités à réussir un cursus dans le supérieur. Il adopte en cela une posture assez positiviste qui fait la part belle aux modèles mathématiques.
Que le patronat flamand finance avec enthousiasme une telle approche n’a rien d’innocent…
La démarche n’est en effet pas neutre idéologiquement. Le monde de l’entreprise est évidemment très intéressé par les données qui seront récoltées par le biais de ce type de programme puisqu’elles pourront être mises en regard avec les besoins du marché du travail, singulièrement des métiers en pénurie. En soi, je ne vois pas où est le mal à vouloir anticiper les adéquations futures entre l’offre et la demande sur le marché de l’emploi. On ne peut reprocher au Voka son pragmatisme.
Ni sa volonté de s’y prendre tôt dans la détection des meilleurs choix scolaires à opérer, dès 12-14 ans?
Evaluer les intérêts professionnels dès 12 ans, c’est trop tôt… 12 ans est un bon âge pour stimuler les jeunes à se préparer à faire des choix en les encourageant à mieux se connaître, à explorer les différentes options possibles sur le plan scolaire et professionnel. Mais on est dans un processus différent de l’ optique d’un testing des aptitudes, des intérêts et de la motivation à 12 ans, tel que le prévoit le dispositif prôné par le patronat flamand. Ce n’est pas à cet âge-là qu’un élève est en mesure de pouvoir lister les professions qu’il a envie de faire plus tard ou de livrer autre chose que des réponses stéréotypées, notamment influencées par des séries télé. Attendre que soit posé un choix éclairé à 12 ans, c’est précoce. C’est à partir de 15 ans que la capacité de raisonner s’ enrichit nettement.
Voka Talent Centrum: l’appellation du projet est en soi tout un programme. C’est l’école de l’excellence qui doit prendre le pas sur l’école de la réussite pour tous?
Plusieurs logiques coexistent dans la vocation que l’on peut vouloir donner à l’école. La logique individuelle qui mise sur l’épanouissement de la personne, la logique économique qui mise sur le placement de la personne et la logique sociale qui tend à la reproduction du système social. L’école, lieu de formation de futurs bons professionnels ou lieu d’épanouissement et d’ouverture pour de futurs citoyens? Le discours du Voka repose sur l’approche selon laquelle l’ école doit être davantage utile.
Attend-on de l’école primaire qu’elle se soumette à cette approche élitiste?
Je vois un grand danger, celui de ne plus être dans une logique d’orientation au service du jeune mais de présélection au service du marché du travail. Le choix d’orientation scolaire sera-t-il basé sur des compétences détectées ou bien sur l’absence de telles compétences? La question est délicate. Cette approche vise à tout le moins à identifier des talents, les jeunes prometteurs dans lesquels il faudra investir. Fort bien mais que fera-t-on des autres? La méthode préconisée par le professeur Duyck pose question parce que son vernis scientifique peut paraître séduisant. Le risque, c’est que l’usage de tels tests d’orientation scolaire développe un côté faussement rassurant pour les parents et pour certains jeunes. Un peu comme si on allait mettre à leur disposition une baguette magique.
Les acteurs du monde éducatif ne risquent-ils pas d’être mis hors-jeu?
Ils risquent de se sentir partiellement dépossédés d’une de leurs prérogatives en matière d’orientation scolaire. Et s’il devait y avoir divergence entre les résultats scolaires et les résultats obtenus lors de ces tests, qui tranchera finalement?
Un modèle à introduire dans l’enseignement francophone?
Je ne le recommanderais pas. L’un des grands enjeux du Pacte pour un enseignement d’excellence est de contrer le phénomène de l’envoi dans les filières de relégation, en développant chez l’élève ses compétences à poser des choix d’orientation scolaire dans le cadre de la scolarité, pendant les cours. Non en dressant par des tests, dès le primaire, des profils d’élèves qui pourront ou non accéder à des centres de talents.
Florie Thomas (UWE): « Excellence et inclusion ne sont pas incompatibles. »
De l’argent patronal pour financer des tests d’orientation scolaire dès l’enfance: ce genre d’investissement mérite réflexion, relève Florie Thomas, conseillère emploi-enseignement à l’Union wallonne des entreprises (UWE), pour qui le monde de l’entreprise est le mieux placé pour livrer une expertise en la matière.
Le patronat flamand (s’)investit dans l’orientation scolaire des 12-14 ans. Un modèle inspirant pour le monde wallon de l’entreprise?
L’UWE n’était pas au courant de l’initiative du Voka. Mettre en place un outil d’orientation à l’intention des jeunes, par objectivation des profils de compétence sous forme de tests, peut être un modèle inspirant. La porte est ouverte à la réflexion. Car la Wallonie est confrontée au même constat posé en Flandre: les filières qualifiantes sont trop souvent des filières de relégation et c’est l’orientation par l’échec qui a tendance à prévaloir.
Appartient-il au monde patronal de s’immiscer aussi directement dans l’orientation scolaire dès la fin du primaire?
Le Voka ne fait que mettre à la disposition des jeunes son expertise en métiers. Il me paraît logique que le monde patronal puisse apporter sa connaissance du monde du travail, lequel fait partie intégrante des compétences qui seront mobilisées par toute personne. En Wallonie, nous travaillons d’ailleurs avec des opérateurs de l’orientation scolaire, tels que la Cité des métiers. Le monde de l’entreprise livre déjà son expertise des métiers, au travers de témoignages dans les écoles. Mais nous nous situons davantage dans un processus de sensibilisation, y compris dès le primaire sous une forme ludique, comme par exemple dans le secteur de la construction.
Vouloir mesurer, au-delà des aptitudes à lire et à compter, les attitudes, les intérêts et les motivations à partir de 12 ans, n’est-ce pas trop tôt?
On pourrait le penser mais selon une étude commandée par le Forem, les prémices d’une orientation appelée à se confirmer dans l’orientation scolaire, comme une préférence pour les sciences ou les maths, se situent à 12-13 ans. Il s’agit donc du bon moment pour chercher à objectiver les compétences cognitives mais aussi relationnelles. Car l’accent est aujourd’hui mis sur la nécessité d’acquérir une compétence de base et des compétences transversales: l’intelligence relationnelle est devenue une partie intégrante du travail en entreprise. Dans notre enseignement, les élèves sont orientés vers les filières qualifiantes dès 14-15 ans. Pourquoi, dès lors, ne pas objectiver les compétences dès l’âge de 12 ans? Il faut rappeler que le tronc commun prolongé dans le secondaire francophone prévoit de faire découvrir aux élèves les métiers dans le cadre d’activités liées à l’orientation scolaire. Ce qui représente une plus-value.
Les élèves sont orientés vers les filières qualifiantes dès 14-15 ans. Pourquoi ne pas objectiver les compétences dès l’âge de 12 ans?
L’école de l’excellence: que les meilleurs gagnent et tant pis pour les autres?
Le terme « excellence » revêt parfois une connotation péjorative. Mais vouloir améliorer le niveau de qualité de la formation, c’est être inclusif. Excellence et inclusion ne sont pas incompatibles, c’est l’excellence inclusive qu’il faut viser, l’excellence pour tous et pas pour quelques-uns, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui lorsque l’orientation scolaire se fait par l’échec, le dépit ou par défaut.
Et si un syndicat ou une mutuelle se mettait à financer un programme de tests d’orientation scolaire, comment le patronat devrait-il le prendre?
C’est une excellente question mais d’ordre journalistique… Je dirais que le monde de l’entreprise est le mieux à même de fournir une expertise par rapport au monde du travail. Après tout, c’est lui qui recrute. Cela dit, des actions de sensibilisation dans ce domaine existent aussi parmi les partenaires sociaux.
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