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« Désormais, l’enfant reste parfois le seul enjeu pour que les adultes obtiennent justice pour eux-mêmes »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La médiation entre parents qui se séparent a beau avoir le vent en poupe, les tribunaux sont toujours le théâtre de conflits âpres entre adultes, et les enfants qu’ils se déchirent, un enjeu de pouvoir. Parmi les armes utilisées: l’accusation d’aliénation parentale, un concept sans fondement scientifique, manipulé, vilipendé ou porté aux nues.

Alors, l’enfant leva les yeux et dit: « Et moi? » Qu’au sein d’un couple qui se déchire, il devienne une arme d’adultes, ce n’est pas nouveau. « En situation de séparation, l’enfant constitue un enjeu de pouvoir depuis toujours« , épingle Gaëtane de Crayencour, avocate au sein de l’association Fem and Law. Ce qui a changé, depuis, disons trente ans, c’est tout le reste: la famille, bouleversée dans sa forme et sa permanence, le sens du couple, le rapport entre hommes et femmes, le lien renforcé à la parenta- lité. Et la visibilité croissante de la violence conjugale. Au fil du temps, les lois se sont aussi modifiées, affectant l’enfant confronté à la rupture de ses parents. Pour autant, l’entend-on quand il parle? L’écoute-t-on quand il ne parle pas? « On a le sentiment que tout est fait pour rendre l’enfant sujet de droit et non plus objet des conflits parentaux, résume Marina Blitz, avocate spécialisée en droit familial. Mais devant les tribunaux, il est souvent instrumentalisé pour régler des conflits financiers ou dans le cadre de marchandages. »

Chaque situation doit être examinée au cas par cas en fonction de l’ensemble des éléments des dossiers.

En 2006, la loi sur l’hébergement égalitaire est votée: l’enfant dont les parents se séparent est supposé passer autant de temps avec l’un qu’avec l’autre. Jusque-là, les juges attribuaient le plus souvent la garde aux mères, les pères assurant un week-end sur deux et une partie des vacances. Mais nombre de pères veulent s’en occuper davantage et bien des femmes souhaitent que le poids de la prise en charge soit mieux réparti. A partir de 2006, donc, la loi impose un renversement de la preuve: un parent qui s’oppose à l’hébergement égalitaire doit prouver qu’il existe des contre-indications – non déterminées par la loi – à ce partage: jeune âge de l’enfant, éloignement géographique des parents, divergences d’éducation trop fortes, désintérêt d’un parent pour sa progéniture ou soucis de santé. Les travaux préparatoires de la loi évoquent aussi le choix exprimé par l’enfant lors de son audition par le juge, à partir de 12 ans. « Ce qui fonde la loi, observe alors Jean-Louis Renchon, professeur de droit à l’UCLouvain, ce n’est pas l’intérêt de l’enfant mais que chacun des adultes soit traité de façon identique. »

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En avril 2007, la loi sur le divorce change à son tour. Fini le divorce pour faute: seule la séparation par consentement mutuel ou pour désunion irrémédiable est reconnue. Cette modification n’est pas sans impact sur les enfants. « Le divorce par faute rendait une certaine dignité aux parents qui se sentaient blessés par l’attitude de l’autre, détaille Catherine Denis, psychologue et directrice de l’association liégeoise Parole d’enfants. Désormais, l’enfant reste parfois le seul enjeu pour que les adultes obtiennent justice pour eux-mêmes. »

Surgit « le » syndrome

Jusqu’à la loi de 2006, le syndrome d’aliénation parentale (SAP) n’est que très rarement évoqué devant les tribunaux par des pères insatisfaits, le maigre hébergement qu’ils obtiennent étant très peu contestable. Inventé par le pédopsychiatre américain Richard Gardner (1931 – 2003), ce concept s’applique aux situations où un enfant, adoptant le discours d’un parent, refuse d’avoir des contacts avec l’autre, quelles que soient ses raisons.

Dès lors que l’idée de coparentalité s’impose, les risques de conflit entre parents augmentent. Et l’accusation d’aliénation parentale monte en puissance. Ce syndrome est extrêmement controversé: sans base scientifique ni médicale, « il est utilisé à tort et à travers et à géométrie variable », déplore Jean-Marie Delcommune, directeur général adjoint de l’Administration générale de l’aide à la jeunesse. Lorsque l’un des parents – le plus souvent la mère – dénonce le comportement violent ou inadéquat du père pour justifier qu’il n’ait pas la garde de son enfant, il arrive que celui-ci taxe son ancienne compagne d’aliénante, l’accusant de manipuler l’enfant pour qu’il refuse de venir chez lui. L’enfant est dès lors décrit comme sous influence, incapable de penser par lui-même. Et le discours de la mère est discrédité puisqu’elle est soupçonnée d’inventer jusqu’à des actes de violences commis par le père pour garder son enfant avec elle. Or, des pères sont effectivement violents et des mères sont bien placées pour le savoir lorsqu’elles en ont elles-mêmes été les victimes. Selon certaines recherches, entre 40 et 60% des hommes violents avec leur femme le sont aussi avec leurs enfants. Il y a donc des mères qui ont raison de s’opposer à ce que leur enfant soit hébergé par leur père. Diverses études indiquent par ailleurs que les fausses dénonciations de violences sur mineurs sont très rares, de l’ordre de 2 à 10%, et portent plutôt sur des faits de négligence que de maltraitances. « Plus de la moitié des accusations de SAP, non fondées, constituent un jeu cruel et pervers entre adultes », estime Marina Blitz.

Mais il existe aussi des mères fusionnelles, sûres de savoir mieux que personne ce qui est bon pour leur enfant, incapables d’imaginer la vie sans lui et prêtes, pour cela, à l’influencer. « Le statut de mère est une identité à part entière, très valorisé, relève Serge Garcet, professeur de criminologie à l’ULiège et expert judiciaire. Souvent au second plan, les pères se sentent lésés par rapport à la paternité et cherchent des arguments pour récupérer leurs enfants. Chacun des camps, parce qu’il y a des enjeux identitaires et affectifs importants, mobilise ce qu’il peut pour se défendre. C’est souvent sordide et les enfants trinquent régulièrement. »

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Dans les rangs féministes, on analyse le SAP comme l’outil qui permet de camoufler et nier la violence masculine. « Avec ce syndrome, on se braque sur le parent dit aliénant et non sur le parent violent », se désole Gaëtane de Crayencour. Dans les faits, nombre de mères sont privées de la garde de leur enfant, en tout ou en partie, dès lors que l’accusation d’aliénation parentale leur est lancée. Ce qu’a bien compris le mouvement masculiniste. « S’accaparer un enfant au détriment de l’autre parent est devenu le crime absolu, observe Damien d’Ursel, avocat et médiateur familial. Alors on soutient beaucoup plus qu’avant le parent écarté. »

D’après une étude menée aux Etats-Unis entre 2005 et 2015 et sans équivalent en Belgique, les accusations portées par les mères pour violences contre les enfants sont reconnues dans 41% des cas. Mais si l’aliénation parentale est évoquée dans leur chef, le chiffre chute à 23%. « L’aliénation parentale est un concept dont l’utilisation est rendue possible en grande partie par le manque de reconnaissance de la violence des hommes envers les femmes et les enfants« , affirment les professeurs canadiens Simon Lapierre et Isabelle Côté.

L’asbl belge Resanesco, qui accompagne des parents dont les enfants sont victimes d’inceste, le confirme: dans la dizaine de dossiers qu’elle a suivis, les parents qui ont signalé la maltraitance sexuelle de l’autre parent ont été diagnostiqués comme aliénants et ont perdu la garde de leur enfant. « Avant même que l’on ait reconnu l’enfant comme victime d’inceste, il est considéré comme victime d’aliénation parentale », soupire Verlaine Urbain, coordinateur. « Les masculinistes sont très forts pour convaincre le SPJ (Service de protection de la jeunesse) et le SAJ (Service d’aide à la jeunesse) que les faits dénoncés par leur ex-femme ne relèvent pas de la violence mais du conflit. Or, la violence conjugale résulte d’un rapport de domination. Pas le conflit« , insiste Marie Denis, psychologue et cofondatrice de l’Observatoire des violences faites aux femmes.

Le syndrome d’aliénation parentale est utilisé à tort et à travers et à géométrie variable

Une séparation conflictuelle

Ce concept d’aliénation parentale tant utilisé est « sans substrat psychologique ou psychanalytique, donc sans fondement », martèle Serge Garcet. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) vient de le retirer de son index et de sa liste de classification des maladies. En France, le ministère de la Justice a publié une note en juillet 2018 prévenant les magistrats du caractère controversé et non reconnu du SAP. En Belgique, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) rappelle que « le concept d’aliénation parentale n’est pas scientifiquement validé. Il constitue une catégorisation large aux contours imprécis, souvent instrumentalisée. »

Dans ses statistiques, la FWB n’utilise d’ailleurs que l’appellation « séparation parentale conflictuelle ». « Sur les 42.000 jeunes en difficulté ou en danger en 2017, environ 4.200 sont pris en charge en raison d’une séparation parentale conflictuelle. Sur ce total, précise la porte-parole de la FWB, une septantaine ont été placés en famille d’accueil et 76 en institution. » Loin de leurs deux parents, donc. « Je ne dis pas que l’aliénation parentale n’est jamais évoquée dans un dossier mais si elle l’est, c’est au titre de présomption ou de sentiment. Nous sommes d’abord attentifs aux faits », assure Valérie Devis, directrice générale adjointe au service des SAJ et SPJ de la Fédération.

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La Belgique n’envisage pas de bannir le concept des tribunaux ni des dossiers suivis par l’aide à la jeunesse, apprend-on auprès de la ministre MR de tutelle, Valérie Glatigny. Celle-ci restera toutefois à l’écoute d’une éventuelle évolution des experts scientifiques sur ce sujet. « Cela pourrait être pertinent que la Belgique supprime la référence au SAP parce que dès qu’on l’utilise, il y a déjà condamnation et disqualification », souligne Serge Garcet.

Le chiffre des 4.200 jeunes suivis par l’aide à la jeunesse en raison d’une séparation conflictuelle ne concerne que le volet protectionnel et non pas le civil, traité par le tribunal de la famille. « Le SAP y est parfois utilisé abusivement par des personnes manipulatrices », relate un avocat. On connaît le contexte: les tribunaux sont débordés. « Les juges de la famille ont une demi-heure par dossier et décident de choses qui changent des vies. », regrette Catherine Denis. L’aide à la jeunesse reste financée selon des normes minimales ; les délégués des SAJ et SPJ, dont la charge psychosociale est importante, connaissent un taux de rotation du personnel élevé. Leur pouvoir est pourtant important puisqu’ils font rapport au juge qui tranche en fonction. « Ça ne peut pas exister qu’un délégué dise que l’on est face à un SAP », pose Jean-Marie Delcommune. « Ce n’est pas à lui de décider, embraie Valérie Devis: il doit plutôt recueillir les points de vue. » Ce n’est pas ce dont témoignent plusieurs parents, dénonçant l’étiquette – illégitime, selon eux – d’aliénant qui leur a été attribuée et dont ils ne parviennent plus à se débarrasser.

Et l’enfant, dans tout ça? « L’évocation d’un soi-disant SAP, qui met par définition en doute sa parole, comme le principe de l’hébergement égalitaire érigé en norme, vont à l’encontre de son intérêt, affirme Gaëtane de Crayencour. Chaque situation doit être examinée au cas par cas en fonction de l’ensemble des éléments des dossiers. »

Alors, l’enfant leva les yeux.

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