Carte blanche
Des dépouilles humaines crados à leur recyclage bio !
Décidément, on vit une époque formidable !… Pas un jour, en effet, ne passe sans une ingérence politique qui nous ordonne de perdre certaines de nos vieilles habitudes au profit de nouvelles.
Pour pasticher le sociologue Z. Bauman, nous vivons assurément au sein d’une époque où nos habitudes sont devenues « liquides ». Nous nous interrogerons, ici, sur cette future habitude qu’on nous exhorte déjà d’adopter en lieu et place de l’inhumation et de la crémation : « l’humusation ».
A l’instar de la conduite des voitures diesel, ces habitudes que sont l’inhumation et la crémation, nous dit-on, sont également néfastes à l’environnement : l’une, l’inhumation parce qu’elle ne permet pas d’ « éliminer tous les produits métalliques (plombages, prothèse, pacemaker) et chimiques (médicaments, pesticides, nanoparticules, perturbateurs endocriniens) accumulés dans le corps » et l’autre, la crémation, parce qu’elle est « très coûteuse en énergie fossile et produit des rejets atmosphériques qui participent à la pollution de l’air et au réchauffement climatique« [1]… Décidément, même mort, un humain continue à souiller la planète !… Ainsi, tout comme les propriétaires des voitures polluantes ont été sommés de larguer leur véhicule pour en acheter un d’écologique, les êtres qui utilisent encore ces pratiques polluantes, l’inhumation et la crémation donc, seront vraisemblablement un jour contraints d’adopter cette nouvelle technique ou habitude, elle, nous dit-on, respectueuse de l’environnement : « l’humusation ». L’humusation, en gros, c’est la réduction en « compost bio » des défunts ou plutôt des « cadavres humains« … Décidément, même mort, un humain se doit d’être écologiquement utile !…
L’humusation a fait l’objet, en Belgique, d’une pétition qui a récolté pas moins de 27000 signataires. Et un sondage très récent indique que sur 600 sondés, 556 d’entre eux voient en elle « une pratique éco-responsable et sensée« . Au regard de la frénésie écologique, voire spirituelle (« On retourne à la terre, on se mêle à elle, au vivant, à l’univers, au « Grand Tout » »[2]) qu’elle entraîne, l’humusation est donc en voie de balayer l’inhumation et la crémation, mais aussi de rendre obsolète l’existence même des cercueils et cimetières (sur ces derniers s’élèveront, probablement, un jour des parcs d’attractions ou des quartiers résidentiels).
Réjouissons-nous ! Très bientôt, il ne nous faudra donc plus nous déplacer pour nous recueillir sur la tombe de nos chers disparus et y déposer des gerbes de fleurs… !… Les m³ d’humus à quoi ils seront en effet réduits – après un long et fastidieux traitement technique – nous inciteront à, tout bonnement, descendre, soit dans notre jardin afin de regarder et/ou de verser quelques larmes sur nos plantes que nos disparus auront fertilisées, soit dans notre potager afin de récolter les patates qu’ils auront aussi, avec leurs riches « composés humides et leurs minéraux« , fait croître !… Nos disparus seront ainsi très proches de nous !.. Mieux : en nous!… Ils favoriseront peut-être même notre digestion intestinale !…
Trêves de plaisanteries !… Il fut un temps (encore une habitude crado récemment disparue !) où on pouvait se procurer des « pièces détachées » dans les « casses » pour voitures. Aujourd’hui, on le sait, existent des « casses pour cadavres » où certains malades graves ou handicapés espèrent y récolter une ou quelques « pièces détachées » susceptibles de remplacer leur(s) « pièce(s) » défaillantes. C’est ce qui s’appelle « don » ou « trafic d’organes ».
Mais quel est le rapport, nous demandera-t-on, à très juste titre, entre l’humusation et le don ou trafic d’organes ? Mais tout simplement l’utilité (économique, médicale ou écologique) du « cadavre » humain réduit à un pur et simple fonds : disponible et à exploiter. Cette utilité est, on le sait, devenue un impératif catégorique, voire despotique, que chaque humain, mort ou vif, se doit d’adopter et de réaliser. Si un humain vivant se rend ainsi utile, pour la Top santé des entreprises et de l’État, en travaillant et consommant, un humain mort, lui, se doit donc de continuer à se rendre utile, pour la Top santé des citoyens utiles et de l’environnement, par d’autres voies : par le prélèvement de ses organes sains ou par sa transformation en engrais bio. (N’oublions pas les humains vivants, mais économiquement morts forcés de vendre leur(s) organe(s) (un rein, une cornée…) qu’à seule fin de survivre. Ou encore ces odieux prédateurs qui tuent des humains, y prélèvent ce qu’il faut comme organes-sains-vendables sur le marché et jettent les « restes » comme de simples « détritus »!….)
Une question, dès lors, s’impose : Comment en est-on donc arrivé à une telle « dé-sacralisation » ou plutôt « or-durisation » du corps humain ? Réponse : Par le biais de la Vision Tehnocapitaliste du Monde.
La Vision Technocapitaliste du Monde est en effet une vision qui dé-subjectivise fondamentalement les êtres et choses du monde en ne prenant en compte que leur seul aspect utilitaire. Un exemple. « Un arbre ». La Vision Technocapitaliste du Monde ne le perçoit pas comme un « coin d’ombre » susceptible de vous protéger du soleil, mais uniquement comme recel ou potentiel d’ « objets » ou de « marchandises ». Autre exemple. Vous avez perdu un être aimé. Vous êtes triste. Or, au regard de cette Vision, à l’essence froide, il n’y a ni « être aimé » ni « tristesse ». Elle estime même que les « valeurs » subjectives ou sentimentales que vous accordez au corps du défunt (« amour perdu », « souvenirs »…) constituent des défroques qui vous aveuglent !… Ouvrez donc les yeux ! vous intime-elle, en considérant que cet être ou plutôt ce « cadavre » – dont la disparition vous déchire tant – n’est rien d’autre qu’une « matière première », soit « encombrante » et « polluante », soit « riche » en « organes » ou « substrats » recyclables et exploitables !… Vous sursautez et vous indignez d’une telle intimation ?… Attention : votre réaction ou position subjective sera immédiatement traitée par les « technocapitalistophiles » – incarnés, par exemple, par vos voisins de palier – d’obscurantiste ou plutôt de « technocapitalistophobe » !… Et n’invoquez surtout pas le caractère « sacré » de la dépouille pour vous défendre : même fervent athée, ils vous confineront au statut d’ « intégriste religieux » !… Vous n’avez donc décidément pas d’autre choix que celui-ci : dire amen aux progrès du technocapitalisme !…
Comment expliquer une telle neutralisation ou désarmement d’une position subjective, somme toute, humaine et sensée ?
C’est que la Vision Technocapitaliste du Monde ne s’impose pas à nous comme une force extérieure contre laquelle on pourrait élever des barrières « éthiques » ou « morales ». Portée, pour reprendre Michel Foucault, par des « dispositifs de pouvoir » (parents, société, école, médias, politiques…), cette Vision s’est diffusée, incrustée dans la langue même que nous adoptons et le corps même que nous portons. Nous L’avons, en d’autres mots, intériorisée. Cette Vision du Monde est donc, aujourd’hui, parlée et défendue par n’importe quel quidam. (D’où, probablement, la réprobation ou animosité générale que ce présent texte récoltera !… Mais soyons optimistes !…)
Concluons. Vivant ou mort, l’Humain est donc, aujourd’hui, ratatiné au statut d’un simple « capital » – « capital humain », dit-on – : vivant, il produit des plus-values (par le travail) et dépense de l’argent (par la consommation); mort, il distribue ses organes et se réduira donc bientôt en engrais bio. Sa « substance » ne cesse donc pas d’être continuellement aspirée par ce Vampire – qui intranquilise sans cesse les vivants comme les morts – : la Vision Technocapitaliste du Monde.
Halloween, c’est décidément la vie de tous les jours !… A ce détail près : la vie de tous les jours s’avance sans masque !…
David VANHOOLANDT
Mohamed BEN MERIEME
Philosophes (Bruxelles)
[1]. L’avenir.net du 15/01/18.
[2]. Propos tenus par un des sondés ayant dit « oui » à l’humusation (Ludovic, 37 ans).
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