Déroute de Fortis : « Ne pas poursuivre les sociétés était une erreur »
Treize ans après la déroute du bancassureur Fortis, le journaliste Nicolas Keszei revient sur ce volumineux dossier judiciaire qui a fait trembler toute la place financière belge. Avec un constat : la justice belge n’est pas armée pour ce genre d’affaire.
Un cataclysme. Une bombe. Un tsunami. Le 3 octobre 2008, en pleine crise des subprimes, le bancassureur Fortis, pilier plus que centenaire de l’économie belge et refuge des investisseurs raisonnables, s’écroule. Des milliers d’actionnaires, de tous poids financiers, voient leurs investissements réduits en poussière. De leurs économies, il ne reste quasi rien. Comment cela a-t-il pu se passer ? Commence alors une longue saga (lire ci-dessous) visant à déterminer les responsabilités de ce désastre. Le gouvernement Leterme se mouille pour sauver la banque et y laissera même sa peau. Douze ans plus tard, la chambre du Conseil tranche : il n’y aura pas de procès dans l’affaire Fortis. Les faits sont prescrits. Autopsie d’une débâcle, avec le journaliste Nicolas Keszei.
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Dans votre livre, l’avocat Laurent Arnauts, défenseur des petits actionnaires, dit : « Quand on parle de prescription avant même la tenue du procès, c’est qu’il y a un ratage pour la société, pour les parties civiles et pour les prévenus. » Le dossier Fortis constitue-t-il à vos yeux un gigantesque ratage ?
C’est en tout cas un important dossier financier de plus que la justice n’a pas réussi à traiter. Je ne pense pas qu’il soit raisonnable , en 2020, de dire aux personnes lésées en 2008 qu’il n’y aura finalement pas de procès. On peut certes y renoncer, mais ça doit être réglé plus tôt : attendre douze ans pour recevoir une réponse, négative qui plus est, alors qu’il y avait de multiples éléments indiquant qu’on aurait pu se diriger vers un procès, est beaucoup trop long. C’est le temps de la justice qui est scandaleux ; il l’est pour elle, pour les actionnaires et pour les inculpés. Même s’il faut tenir compte de la complexité d’un tel dossier. L’enquête elle-même a été bouclée en cinq ans, il aurait été difficile de faire plus court.
A Bruxelles, pour qu’une affaire soit traitée devant la cour d’appel, il faut compter entre cinq et huit ans. Est-ce audible pour un justiciable ?
Non. Je ne suis pas juge, mais je pense qu’il aurait fallu qu’il y ait un procès dans un délai raisonnable. Les actionnaires y avaient droit. Les inculpés aussi. L’ex-patron de Fortis, Jean-Paul Votron, a toujours dit qu’il souhaitait la tenue d’un procès pour pouvoir se défendre et cela, il faut l’entendre aussi. Un procès permet de dire la justice. Or là, c’est un vrai gâchis.
C’est le temps de la justice qui est scandaleux ; il l’est pour elle, pour les actionnaires et pour les inculpés. » Nicolas Keszei
Lernout and Hauspie, Sabena, Fortis… Aucun de ces importants dossiers financiers, ouverts il y a plus de dix ans, n’a abouti…
La justice belge est défaillante sur les plus importants dossiers financiers. Celui de la faillite de la Sabena, en 2001, n’est toujours pas clôturé ! L’affaire KBLux a fait plouf et le dossier Lernout and Hauspie est toujours ouvert. Jusqu’à preuve du contraire, la justice belge n’est pas équipée pour traiter ce genre de dossier. Nous avons droit à une justice beaucoup plus rapide. Pour cela, il faudrait y investir et cela relève d’un choix politique. Cela ne risque toutefois pas de s’arranger à court terme au vu du récent discours de rentrée du procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle. Pour lui, faute de magistrats financiers, il faudra à l’avenir trier les dossiers à traiter.
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Ce non-procès est-il, selon vous, dû à de multiples ralentissements de procédure, voulus ou non, ou n’y avait-il, sur le fond, aucune raison de poursuivre les inculpés ?
Il y avait matière à renvoi en correctionnelle. Le renoncement au procès résulte d’un mélange de prescription et d’absence de charges. Il y a eu de vrais ralentissements du côté du parquet, ainsi que des maladresses – un substitut en charge du dossier a été débarqué du dossier et le juge, nommé sept ans avant son départ à la retraite, a finalement pris sa pension avant la clôture de l’affaire. Le dossier s’est ainsi retrouvé complètement décapité à l’échelon du parquet et il a fallu que les suivants reprennent quasiment tout à zéro. On sait aussi que certains avocats chevronnés défendant les inculpés – je n’ai pas dit tous – ont parfois délibérément ralenti les procédures en demandant des devoirs complémentaires. Sans cela, on aurait gagné deux ou trois ans.
La négociation, entamée au milieu des années 2010 aux Pays-Bas entre Ageas (l’assureur né sur les cendres de Fortis) et les actionnaires, a aussi gelé la procédure. Le parquet préférant donner une chance à cette transaction. Etait-ce judicieux?
Le parquet assume encore aujourd’hui ce choix, expliquant qu’il souhaitait donner la préférence à un possible dédommagement plutôt que risquer de laisser les actionnaires sans rien. Ces derniers ont obtenu 1,3 milliard d’euros, même si certains considèrent que c’est ridiculement peu. Là encore, on a perdu du temps. Je ne sais pas s’il y a eu une réelle volonté de traîner – je n’ai pas réussi à le déterminer – mais la procédure est longue et lourde. Je pense qu’il serait possible de l’améliorer tout en respectant les droits de la défense.
Avec le recul, considérez-vous que cette transaction négociée aux Pays-Bas devait prendre le pas sur le volet judiciaire ?
Cette question est difficile car l’indemnisation est surtout symbolique. Mais elle est importante pour faire un premier deuil. Un procès pénal aurait permis de faire le deuil complet… La procédure civile n’empêchait pas la procédure pénale.
Imaginons qu’un procès ait été décidé en 2020. En appel, le dossier n’aurait pas été bouclé avant 2030, soit vingt-deux ans après les faits. Il y aurait donc eu d’office prescription et/ou dépassement du délai raisonnable. L’affaire n’était-elle pas perdue d’avance ?
Si. Et cela, le parquet le savait : il ne pouvait pas aller au procès. Il y avait aussi la possibilité de recourir à une transaction pénale, même si c’est une solution souvent décriée car elle s’apparente à une justice de classe. Mais elle a l’avantage de la vitesse et relève de la logique du « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Dans le dossier Fortis, toutefois, dès lors qu’il n’y a pas eu de demande de renvoi des sociétés Ageas, BNP Paribas Fortis et BNP Paribas en correctionnelle, la justice ne disposait pas de suffisamment de leviers pour négocier une transaction pénale. Seuls les dirigeants ont été inculpés. C’est la grosse erreur du dossier.
On sent bien, quand on cherche à creuser, qu’il y a une volonté de ne pointer ni ne lyncher quiconque.
En quoi leur renvoi en correctionnelle aurait-il changé les choses ?
Les investisseurs lésés auraient eu face à eux des sociétés qui disposaient de moyens financiers. On peut discuter sans fin pour savoir qui a commis la faute : les dirigeants ou les sociétés ? Mais pour les actionnaires, il était plus intéressant de poursuivre les secondes que les premiers. Les dirigeants n’auraient pas été en mesure de payer, à supposer qu’ils aient été condamnés, quel que soit leur patrimoine. Les poursuivre avait sans doute un intérêt moral, mais pas financier. Le parquet a pensé faire un réquisitoire rectificatif. Il était trop tard.
Jean-Marc Meilleur, ex-procureur du roi de Bruxelles, considère qu’en ne poursuivant pas les sociétés, la justice s’est tiré une balle dans le pied. Le parquet général est du même avis. Comment, dès lors, expliquer cette erreur stratégique ?
Je n’ai pas de réponse. C’est peutêtre un problème de relations humaines, de conflits entre personnes. On sent bien, quand on cherche à creuser, qu’il y a une volonté de ne pointer ni ne lyncher quiconque. En tout cas, je n’ai perçu aucune volonté, de la part du parquet, de saccager délibérément le dossier.
Le réquisitoire de renvoi de sept anciens dirigeants de Fortis n’a pas été validé par la hiérarchie du parquet de Bruxelles. Comment est-ce possible pour un dossier d’une telle ampleur ?
On a effectivement l’impression que ce réquisitoire de renvoi a été rédigé par un magistrat seul, sur un coin de table. Il ne l’a pas soumis à sa hiérarchie, et l’a envoyé au parquet général qui l’a validé. Aujourd’hui, le parquet et le parquet général assurent que ce ne serait plus possible : des magistrats de l’un et de l’autre, réunis en équipes communes, décident de la stratégie à suivre dans un fonctionnement beaucoup plus collégial.
Quelles leçons tirer de cette affaire sur le plan de l’organisation de la justice ?
Il faut davantage de personnel, qualifié, et il faut agir plus vite. Des équipes renforcées devraient travailler en se concentrant sur certains points des dossiers pour avancer étape par étape. Elles pourraient décider, après un an par exemple, soit de la poursuite soit de l’arrêt de l’enquête. De cette manière, les dossiers pourraient déboucher plus vite sur une transaction pénale ou un renvoi en correctionnelle.
Le dossier Nethys, autre affaire politico-financière mammouth, est traité différemment par les autorités judiciaires, dans le souci d’éviter la prescription… L’affaire Fortis aurait-elle servi à ça ?
Pour Nethys, les enquêteurs ont effectivement choisi de saucissonner le dossier et ils avancent carton par carton. On verra sur quoi cela débouchera.
Certains évoquent la nécessaire création d’un parquet financier, doté de magistrats, fiscalistes et experts-comptables spécifiquement formés pour ce type de cas…
Il faudrait en effet créer un nouvel outil et l’armer. Ce ne serait pas du luxe car un dossier comme celui-là, c’est techniquement de haut vol. Je tire d’ailleurs mon chapeau aux policiers qui s’y sont frottés et qui se sont, pour la plupart, formés sur le tas ! A ma connaissance, un tel parquet financier n’est, hélas, pas à l’ordre du jour
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